De la physique sans équations...

Publié par Larissa Caudwell, le 13 juin 2014   3.7k

Faire de la physique sans équations ! Un rêve pour certains ; un jeu pour l'électrochimiste Eric Vieil. Il enseigne même sa méthode aux doctorants de l'Université de Grenoble.

Ancien directeur du LEPMI (Laboratoire d'Electrochimie et de Physicochimie des Matériaux et des Interfaces), aujourd’hui directeur de recherche émérite, Eric Vieil est un électrochimiste qui s’amuse. Il redessine avec des cercles et des flèches la physique et la chimie, tradionnellement étudiées par les mathématiques. C’est ce qu’il enseigne aux doctorants de l’université de Grenoble dans le module de « physique sans équations ».

Des polymères conducteurs à la physique sans équations

« J’ai toujours hésité entre la physique et la chimie et j’ai donc choisi le plus tard possible » confie en riant Eric Vieil. D’origine parisienne, il étudie à l’ESPCI (Ecole Supérieure de Physique et de Chimie Industrielles) et finit par choisir la chimie. Cependant, il reste à l’interface de ces deux domaines en se dirigeant vers la chimie analytique. Pour sa thèse, il est sollicité par un professeur grenoblois grâce à ses connaissances en informatique acquises aux Etats-Unis (nous sommes dans les années 1970, l’informatique a encore peu pénétré les laboratoires). Il intègre ensuite le CEA où il travaille sur les polymères conducteurs, des matériaux au comportement complexe, variant selon leur état oxydé ou réduit. La variété de leurs propriétés physico-chimiques rend leur étude difficile et pousse le scientifique à sortir de son domaine de prédilection. Ceci lui fait réaliser que chaque domaine possède ses concepts et langages propres. Il utilise alors des schémas, conçus pour ses étudiants, pour traduire ce qu’il observait dans les autres domaines. Ces schémas, faits de ronds et de flèches, avaient en fait la même structure quelque soit le domaine, de la physique à la biologie. Intrigué par cette découverte, il continue de développer son outil, appelé « graphe formel ». Pour l’anecdote, le polymère conducteur n’a pas encore révélé tous ses secrets.

Les graphes formels, une vision transversale de la physique à la chimie

Les processus étudiés en physique ou en chimie sont décrits par des variables (pression, température…) et des relations entre ces variables, aussi appelés opérateurs. Prenons par exemple la loi d’Ohm, U = R x I. Ici les variables sont U (la tension) et I (l’intensité), tandis que R (la résistance) est un opérateur. Mais l’opérateur peut être plus complexe, comme une fonction mathématique. Eric Vieil propose de transcrire cela dans un diagramme en carré (voir illustration) : chaque sommet est la place d’une variable, qui sont reliées par les opérateurs, relations entre variables, eux-mêmes représentés par des flèches.

« La méthode traditionnelle est l’équation algébrique. Or dans cette forme, il est parfois difficile de savoir qui est qui (variable ou opérateur). Avec les graphes formels, il n’y a souvent qu’une seule façon de décrire le système. Cela permet de converger vers une forme unique de description du modèle, quelque soit le domaine. » Cet outil facilite donc les comparaisons entre les disciplines et donne un sens aux analogies observées depuis longtemps. Autre point : à chaque coin de carré correspond un type de variable (correspondant à un nombre d’entité ou à l’énergie par entité), ce qui attribue aussi aux graphes formels une qualité descriptive.

Un outil destiné à un public varié

A la fois simples et exhaustifs, les graphes formels peuvent avoir plusieurs intérêts.  Aux chercheurs et théoriciens, ils rappellent la signification des variables et facilitent l’interdisciplinarité. Cela permet par exemple de pouvoir étendre des lois d’un domaine à l’autre. De plus, les graphes formels forment un réseau, et peuvent être modélisés par des « réseaux de neurones », une technique déjà employée dans d’autres domaines comme la finance, pour simuler son évolution.

Loi d'Ohm et sa représentation en graphe formel

Mais les graphes formels peuvent aussi participer à l’enseignement de la physique-chimie en contournant l’abstraction de l’algèbre. « Nous accédons directement au sens physique des choses par une approche dépouillée » explique Eric Vieil. « C’est un peu comme apprendre "avec les mains" ». Les graphes formels peuvent constituer un moyen visuel pour comprendre certains concepts, et permettent facilement de passer d’une discipline à l’autre. « Cela permet donc une économie de concepts. Evidemment, cela requiert l’apprentissage du langage des graphes, ce qui est quand même une difficulté. » C’est pour cette raison qu’Eric Vieil n’a pour le moment enseigné qu’à l’université.

La pédagogie avant tout

Notre scientifique se garde bien de présenter son outil comme révolutionnaire et préfère le développer par l’enseignement et grâce l’interaction avec les étudiants. « Rendre cet outil accessible aux lycéens, c’est un rêve ! » s’exclame-t-il avec le sourire. « Mais pour cela, j’ai besoin de travailler avec un enseignant volontaire pour traiter tout le programme. Cela pourrait aider les lycéens dans leur compréhension de la mécanique par exemple, qui représente souvent une grande épreuve. » Vous l’aurez compris, ceci est un appel…

En attendant de pouvoir réaliser son rêve, il continue d’enseigner la « physique sans équations » à l’université. Si vous désirez en savoir plus, un nouveau module aura lieu l’année prochaine, il est ouvert à tous les doctorants grenoblois.

>> Crédits : Scott Beale / Laughing Squid, Larissa Caudwell