Giuseppe Penone et la pointe de la science

Publié par Joel Chevrier, le 13 novembre 2014   9.9k

Après Soulages (lumière, surfaces), Duchamp (poussières, mouvement brownien), Serra (matière condensée, principe de Pauli), Joël Chevrier nous présente Penone, le contact et les interactions à courte échelle.

C’est devant la révélation des formes de l’arbre jeune toujours présentes au centre de ces poutres et dégagées par sa taille, que j’ai découvert Giuseppe Penone. Ce devait être au Musée de Grenoble. Pour ma part, pas de réflexion ici. Seulement une émotion. Emergeant de cette poutre inerte, cette vision immédiate de la présence d’un arbre singulier par ses formes développées au cours d’une vie passée. Bien sûr. Evident. Justement.

Cette première rencontre m’a conduit plus avant vers les œuvres de Giuseppe Penone. Fascination devant cette œuvre qui nous force à faire face : nous ne regardons pas la nature et le monde, nous en sommes. Fascination aussi devant la diversité des approches. Et puis au détour de la lecture d’entretiens avec Françoise Janin, ce propos: « une des fonctions de l’art est la relecture permanente de la réalité ». La force de l’évidence qui ouvre d’innombrables perspectives et fait envisager tant de croisements. Pour le scientifique que je suis, la relecture permanente de la réalité faite par Giuseppe Penone est une promesse de surprises. Fascination devant ces relectures traduites en œuvres. Dans le même entretien, Giuseppe Penone dit son intérêt mais aussi son ignorance dans le domaine scientifique, et en particulier celui des nanotechnologies dans lequel je travaille. La tentation est grande pour moi de m’en réjouir. Cette relecture de la réalité le conduit à des intuitions, des interrogations qui me parlent souvent très directement comme on le verra ci dessous, mais j’apprécie,  un peu égoïstement peut être, qu’elles me perturbent, me bousculent, et ce d’autant plus que je n’identifie pas immédiatement des repères que je connais trop bien et qui probablement pollueraient ma perception.

Être fleuve 1 
- [Essere fiume 1], 1981
. Pierre naturelle et pierre taillée
40 x 40 x 50 cm environ chacun
. Collection particulière, Turin
Ph. Salvatore Mazza, 1981

« Être fleuve ». Refaire une pierre sortie d’un fleuve à l’identique. Ou presque car, en réalité, comment atteindre cette identique ? Impossible. De toutes façons, même pas tout à fait identique, bien difficile à faire. Mais quelle idée ? Quelle magnifique idée ! Sur cette pierre sortie de l’eau, des courbes, résultats d’une usure imperceptible de la surface, sur des temps au delà de l’homme, et qui rencontrent le cœur de la pierre, son volume, ses irrégularités, ses spécificités donc. Comme on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, il n’existe pas deux pierres identiques. Quelle histoire raconte cette reproduction ? Où porte-elle notre regard et notre attention ? Sur cette longue durée, l’usure de l’eau imperceptible, mais toujours active, veut des courbes longues aux surfaces bien polies. Les inhomogénéités et les fractures au cœur de la pierre viennent contrarier cette usure patiente et modifier l’évolution permanente de la forme. Notre œil rapidement, notre toucher si nous le voulons, lisent cette infiniment lente évolution et ces accidents. Copier la pierre, c’est explorer ce travail de l’eau sur la roche. Se projeter dans cette immense durée. Giuseppe Penone insiste : « pour faire cette pierre, je dois me mettre à la place de la rivière ». Refaire c’est peut être pour l’artiste entrer plus profondément dans cette réalité et conduire le visiteur à regarder avec toute son attention et à caresser ce caillou mémoire du mouvement.

Et puis ? Et puis, il y a Pelle di marmo su spine d'acacia.

« D’un côté il y a le marbre lisse… » dit Giuseppe Penone dans « Le regard tactile », recueil d’entretiens avec Francoise Janin. De l’autre les épines. Dans le même recueil, « quand vous avez une épine dans la main ou le pied vous savez très exactement ou se trouve l’épine sur la topologie du corps, vous pouvez identifier le point précis où elle agit. Même que ce point est minuscule, vous avez une compréhension exacte de la position. »

Alors comment vous dire ?  Comment vous dire  à quel point cette œuvre et ces propos me touchent immédiatement ? En fait, et très directement, ils rencontrent mon quotidien de physicien. Je passe mon temps de chercheur à l’Institut Néel à mettre des pointes au voisinage des surfaces lisses. Il s’agit en particulier de contrôler la distance entre la pointe et la surface à l’échelle nanométrique où elles interagissent, c’est-à-dire entrent en contact. Petit test : prenez une feuille d’aluminium et une épingle. A quelle distance êtes-vous capable d’approcher à la main, l’épingle de la feuille sans toucher ? Le diamètre d’un cheveu ? Sans microscope pas simple. Pour les physiciens concernés, la réponse est : « aussi près que vous voulez et aussi longtemps que vous voulez ». Mon sujet de recherche s’intitule « Etude des interactions aux petites échelles grâce aux pointes nanométriques ». Dans le vide, dans l’air, dans l’eau. A basse température. Avec ou sans champ magnétique. Entre la pointe et la surface, un courant électrique par effet tunnel, ou une force, ou un frottement, ou un flux de chaleur. Très récemment un pont d’eau. Probablement la plus petite goutte d’eau au monde avec environ 30 000 molécules. Mais dans tous les cas, c’est toujours une pointe qui, en un point précis connu parfaitement interagit avec une surface. Le bout de la pointe est de la taille d’un virus ou d’un transistor, ou encore 1/1000 du diamètre d’un cheveu. Alors quand Giuseppe Penone souligne « la compréhension exacte de la position » due à l’interaction entre l’épine et la peau, j’ai vraiment l’impression d’être chez moi. Ajouter que, en face de cette pointe, on met le plus souvent les surfaces les plus lisses possibles. Lisses à l’échelle des atomes. Pas du marbre, je le reconnais bien volontiers. Plutôt du silicium, du saphir, du verre, de l’or. Pour étudier cette interaction, on cherche cette situation idéale décrite dans Peau de marbre : d’un côté la grande surface lisse et de l’autre, cette pointe qui pique en un point précis.

En fait, il n’y a là aucune coïncidence. La concomitance des approches ne doit rien au hasard. L’importance de la question posée, celle du contact, est évidente pour tout le monde.

Contact

Que l’interaction d’une pointe infiniment fine avec une surface parfaite soit une sorte de situation idéale pour aborder cette question est une autre évidence. Quel âge a la plus vieille pointe produite par l’homme ou la plus vieille aiguille ? Tout est dans la réalisation comme toujours, et ce qu’elle soit artistique ou scientifique. 

Le contact est étudié depuis la nuit des temps et on n’a pas fini car il résiste bien. C’est un sujet difficile, et donc passionnant. Dans toutes ses dimensions, et à l’origine de multiples rencontres. Entrer en contact laisse toujours une trace. Même imperceptible. C’est ce que raconte Histoire et esthétique du contact dans l'art contemporain aux Presse Universitaires de Provence.‬ Le contact a été, est et sera toujours un sujet de réflexion, d’études, de création… chez les artistes, les scientifiques et les autres. ‬‬‬‬

Et plus loin dans ce recueil avec Francoise Janin, Giuseppe Penone précise: « C’est vraiment quelque chose qui concerne le toucher. L’aspect physique du toucher. ». C’est bien cela. Dans les deux cas ici, c’est explicite : on étudie ici le contact physique. Une grande question pour tout le monde donc.

En 1986, Gerd Binnig et Heinrich Rohrer reçoivent le Prix Nobel de physique pour "their design of the scanning tunneling microscope". Ils ont mis une pointe métallique en face d’une surface et montré que, pour l’essentiel le dernier atome de la pointe interagit avec l’atome en face sur la surface. Ils échangent des électrons. On est au cœur de la mécanique quantique et de la chimie. Ils ont fait cela contre le sens commun car on peut trouver une liste de bonnes raisons pour souligner que c’est évidemment impossible, au premier rang desquelles les vibrations qui peuplent notre environnement mais que nous ne percevons pas (probablement heureusement car quelle cacophonie pour nos sens) et qui doivent sans parade à cette échelle transformer la pointe en un marteau piqueur. Ils ont donc bien fait d’essayer. Comme on dit : « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Bien sûr, il faut prendre des précautions. Mais pour voir les atomes avec ce système, une table anti-vibration courante suffit. C’est ce que l’on fait à Grenoble pour les étudiants au CIME Nanotech à Minatec. Y compris pour les lycéens de Nano@School. Facile en fait aujourd’hui. Pour la recherche très avancée, car aujourd’hui des dizaines de chercheurs à Grenoble promènent des pointes au voisinage de surfaces, les conditions sont naturellement bien plus exigeantes et on fait donc plus attention. Le nouveau bâtiment de l’Institut Néel avec ses systèmes anti-vibrations incorporés est une merveille pour faire ces expériences. Mon labo s’y trouve.

Le nouveau bâtiment Nanosciences de l'Institut Néel [lire "50 ans et pas une ride : le Campus CNRS fait peau neuve pour l'avenir"]

L’avantage des pointes pour les scientifiques est celui que souligne immédiatement Giuseppe Penone : une pointe aigue en face d’une surface lisse, c’est le contact ultime. Parfaitement défini. Difficile de faire mieux. Il s’ensuit une industrie issue de la micro/nanoélectronique qui fabrique en grande quantité des nanopointes de silicium pour les microscopes à force atomique (AFM). 10-20€ par pointe qui résiste environ une journée et qui équipe un appareil qui coute environ 100 000 €. Aujourd’hui, à Grenoble, il y a plusieurs dizaines de ces appareils inventés dans la foulée du Prix Nobel, il y a donc environ 30 ans. Mettre une pointe en face d’une surface doit bien servir à quelque chose…

Pointe de Microscope à Force Atomique

Feuillet de graphène

En fait, on regarde toutes les surfaces (aciers, polymères, céramiques, semi-conducteurs, supraconducteurs, graphène, tissus vivants,…). On sonde leurs propriétés à l’échelle micro/nano (mécaniques, électriques, magnétiques, adhésion,…) et dans tous les environnements (vide, gaz, liquide, basse température, champ magnétique, tout y passe). On manipule la matière, on taille, on écrit et comme l’a fait le groupe d’Elisa Riedo à Georgia Tech Atlanta, on peut dessiner à l’échelle nanométrique la plus petite Joconde au monde.

Une Mona Lisa de 30 micromètres qualifiée par la presse internationale de "Mini Lisa"

Avec Peau de marbre et épines d'acacia, Giuseppe Penone souligne le contact, et particulièrement le caractère local du toucher, et ce à l’inverse du regard qui englobe et embrasse largement. Le recueil s&rsqu ;appelle ainsi « Le regard tactile ».

Jean-Marc Lévy-Leblond parle de croisements dans la relation entre les scientifiques et les artistes.  Dans certains cas, ces croisements ressemblent à de larges échangeurs d’autoroutes. « C’est vraiment quelque chose qui concerne le toucher. L’aspect physique du toucher. » dit Giuseppe Penone . Il met au centre de cette œuvre la présence essentielle de « la peau ». Nous le ressentons en regardant cette douceur du contact avec le marbre lisse et cette agressivité de la pointe qui déchire.

Mon sujet de recherche est « Etude des interactions aux petites échelles grâce aux pointes nanométriques ». Il est tentant d’aller y mettre les mains même si c’est à l’échelle micro/nano. Il s’agit donc de projeter ses mains dans l’imperceptible. On l’a fait. Le toucher, c’est un sujet de recherche fascinant abordé sur toute la planète. A Grenoble aussi bien sûr avec le laboratoire ICA de Grenoble-INP. A Paris, Vincent Hayward de l’Université Pierre et Marie Curie a reçu la prestigieuse bourse de l’European Research Council (ERC Senior) sur ce sujet. Voir son séminaire au Collège de France sur les bases physiques du toucher. La recherche sur le toucher et les interfaces permettant de projeter son sens du toucher sont au carrefour entre arts et sciences, mais aussi en lien avec de multiples domaines. La santé est un des premiers.

Pourquoi au fait s’est-on démené pour projeter le toucher avec des interfaces multisensorielles couplées à des microscopes à force atomique ? Pourquoi a-t-on fabriqué des nanopalpeurs en fait ?

Aux petites échelles, les objets s’attirent et restent collés. Comportement étranger à notre perception mais universel. C’est la vie des moustiques qui marchent sans difficultés sur une vitre verticale parfaitement lisse. Qu’est ce qu’un monde avec des murs qui vous attirent et qui collent. C’est le monde du lézard gecko qui en est la star. Y mettre littéralement les mains est impossible mais on peut donc projeter la perception à travers des interfaces qui amplifient infiniment notre perception. On peut alors faire vivre la vie d’un moustique à un enfant.

 

Manipulation d’une interface multisensorielle pour explorer les interactions à distance (effet Gecko)

Giuseppe Penone montre des épines et du marbre côte à côte pour induire chez le regardeur une réaction littéralement épidermique. Nous cherchons à étendre la perception tactile par la technologie pour de nouvelles sensations qui surprennent notre relation au réel. Effet garanti quand les murs attirent à distance comme on le voit sur la photo ci-dessus. Effets garantis dans les deux cas !

>> Crédits : Gabriel Hayes-Williams, Judah Morford, Ikon GalleryGabriel Hayes-Williams, Marc Caraveo, CNRS, Académie royale des Sciences de Suède, SecretDisc / Wikimedia Commons, Sciences et Avenir, CNRS