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La vie intérieure, sa vie son oeuvre

Publié par Laurent Vercueil, le 7 octobre 2016   4.1k

Au terme de son voyage, Sylvain Tesson parvient, en février 2010, isolé, à mille milles de tout lieu habité, dans une cabane sibérienne de trois mètres sur trois, sur les rives du lac Baïkal couvert de glace, au seuil d'un séjour qui ne prendra fin que 6 mois plus tard. Il est seul, avec rien. De quoi manger pour six mois, des planches à clouer sur les murs pour y disposer des livres emportés avec lui, des cigares et de la vodka. Et rien à faire, rien à penser. Il fait -33°.

Le 14 février, à la page 38 de l'édition Folio de "Dans les forêts de Sibérie", passe un léger sentiment d'inquiétude (ou est-ce de la curiosité ?) : "Je vais enfin savoir si j'ai une vie intérieure".

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Visiblement, il existe chez l'être humain une certaine réticence à se retrouver seul en sa propre compagnie. Dans une expérience publiée dans la revue Science du 4 juillet 2014, une équipe avait montré que des sujets sommés de choisir entre rester 15 minutes dans une pièce à ne rien faire ou recevoir un choc électrique désagréable, la seconde option était préférée... "Nothing to do but think" (rien à faire d'autre que penser) semble être une torture pour beaucoup d'entre nous...

La psychologie sociale produit typiquement ce genre d'étude : stimulante pour la pensée, éclairant l'humanité d'un jour singulier, et ouvrant des perspectives fascinantes (on se souvient des expériences célèbres de Milgram). Ces derniers temps, émergent toutefois des réserves, concernant la reproductibilité aléatoire des résultats, la présence de fraudes monumentales (le cas du hollandais Diederik Stapel) et des statistiques reposant sur le sacro-saint "petit p" qui fait de plus en plus l'objet de critiques acerbes (pas tellement en lui-même, mais plutôt pour ce qui lui est prêté).

Quand même, les résultats de Wilson et collaborateurs semblent bien nous dire quelque chose de nos temps modernes : cette fuite de l'ennui, la quête du bruit de fond maximal (et la disparition corollaire du silence, inconnu à nos oreilles contemporaines) et de la stimulation visuelle incessante (via les écrans), l'accélération générale et la fragmentation de l'attention, dont il a déjà été question sur ce site [ndlr : lire "Le Capitalisme de l'Attention. Entre l'éveil et la conscience, l'attention si convoitée..."]. Le temps perdu ne se rattrape plus, comme le chantait Bernie. Bref, tout plutôt que ça. Ca, quoi ? moi.

Moi : ma vie intérieure.

Alors, afin de mieux cerner l'animal, tentons d'en dégager quelques propriétés préliminaires, à partir des éléments discutés plus haut :

1) Notre vie intérieure nous est mal connue

2) Nous ignorons même si elle existe vraiment (Sylvain Tesson, 14 février 2010, au bord du lac Baïkal)

3) Mais elle a quelque chose de si effrayant que nous faisons tout pour éviter de la rencontrer (Wilson et al., 2014)

Dans "vie intérieure", il y a "vie" et il y a "intérieure". Je ne sais pas si Sylvain Tesson l'entendrait comme ça, mais il me semble que la "vie" qui est à l'intérieur est probablement la même qui se voit de l'extérieur. Peut-être que la seule différence est qu'elle s'affranchit de ce qui se passe à l'extérieur. Toujours l'aventurier : "A Paris, je ne m'étais jamais trop penché sur mes états intérieurs. Je ne trouvais pas la vie faite pour tenir les relevés sismographiques de l'âme. Ici, dans le silence aveugle, j'ai le temps de percevoir les nuances de ma tectonique propre. Une question se pose à l'ermite : peut-on se supporter soi-même ?". Les étudiants de Wilson ont répondu non.

A la fin des années 90, Marcus Raichle, l'un des pionniers de l'imagerie fonctionnelle par RMN (IRM fonctionnelle) découvre qu'un sujet à qui il est demandé, dans la machine, de suspendre une tâche pour pratiquer des images de "repos" (resting state) afin de les soustraire à la première condition, voit son cerveau dériver vers un mode de fonctionnement que l'on appellera le mode par défaut (Default Mode Network, DMN) et qui repose sur l'activation d'un système impliquant notamment les régions frontales et pariétales bilatérales (déjà évoqué ces travaux dans un article sur l'ennui). Certains ont rapproché cet état "par défaut" du vagabondage mental ("mind wandering") : une activité mentale qui s'auto-dirige, composée surtout de ruminations du passé, ou d'hypothèses ou de simulation concernant l'avenir, mais en tout cas, détachée du présent qui, lui, est toujours en train de suggérer une tâche immédiate. Il est intéressant de relever que, depuis l'antiquité, de nombreuses philosophies du bonheur se méfient de ce vagabondage et prônent l'immersion dans l'instant présent (carpe diem).

De sorte que la vie intérieure nous empoisonnerait... la vie.

Mais la question est-elle tranchée ? Sylvain Tesson ne va-t-il pas goûter les subtils délices de l'immersion dans son monde intérieur ? Lorsque l'extérieur est dans le "silence aveugle", n'y a-t-il pas d'autre ressource que de se tourner vers une richesse qui s'ignore peut-être ?

Ça vaut peut-être le coup d'essayer.


>> REFERENCE

Sylvain Tesson : "Dans les forêts de Sibérie", Gallimard 2011 (sorti en poche, Folio)