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Le Valproate : le couteau suisse de la Neurologie ?

Publié par Antoine Depaulis, le 29 avril 2016   7.6k

Le valproate, dont les effets antiépileptiques ont été découverts à Grenoble dans les années 60, est devenu un médicament utilisé pour soigner plusieurs maladies du cerveau.

L'histoire du valproate est sans doute l'un des plus beaux exemples de "sérendipité" (découverte scientifique faite de façon inattendue ou accidentelle, dans le cadre d’une recherche orientée vers un autre sujet) de l'histoire des médicaments en Neurosciences. Et cette histoire a commencé... à Grenoble!

Dans les années 60, les laboratoires Berthier à Grenoble sont connus pour leur "tisane des Chartreux de Durbon", aux sucs des plantes des Alpes, qui propose de guérir les maladies d'estomac, les rhumatismes, les maux de tête, la constipation et les maladies de peau... Dans ce laboratoire, on cherche aussi à soigner les animaux atteints de la tremblante du mouton qui sévit dans la région. Pour cela plusieurs composés sont testés sur des lapins chez lesquels ont induit des tremblements en leur injectant du pentylènetétrazol, aussi appelé cardiazol. Sur ce modèle animal, Messieurs Eymart et Meunier examinent les effets de dérivés de la khelline et de la coumarine, deux substances naturelles. Mais certains produits se dissolvent mal dans l'eau et ils utilisent alors l’acide N-dipropylacétique ou valproate, un solvant organique jaunâtre synthétisé en 1882 par Burton, un chimiste américain. Et voilà que tous les composés dissous dans ce solvant réduisent les tremblements du lapin. Surtout, le solvant administré seul est efficace !

En collaborant avec des chercheurs de la Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie de Grenoble, Eymart et Meunier confirment ces résultats chez des souris et des rats et se rendent compte que les tremblements qu'ils induisent par l'injection de pentylènetétrazol sont avant tout des convulsions. Ils sont en fait en train de mettre le doigt sur une molécule antiépileptique ! Dans ces années-là, les neurologues n'ont pas grand chose à proposer aux patients épileptiques à part des barbituriques dont les effets sédatifs et métaboliques sont souvent mal supportés et surtout dangereux. La collaboration "public-privé" permet de réaliser le même type d'expériences mais en enregistrant l'activité électroencéphalographique (EEG) des rats afin de visualiser et de quantifier les décharges générées par le cortex pendant les crises induites par le pentylènetétrazol. Cela leur permet de valider l'effet anti-crise du valproate. Il le confirment également par la suppression de crises induites par un son fort chez certains rats (crises audiogènes), un autre modèle de crise d'épilepsie. Ces travaux, publiés dans "Thérapie" en 1963, seront confirmés par la suite par des centaines de publications dans des journaux internationaux...

L'année suivante (la loi Huriet (1) n'existait pas encore !), les premiers essais chez l'homme sont réalisés au service de Neurologie de l'hôpital de Grenoble par Simone Garrel, alors interne dans ce service (2). Les premiers patients souffrant d'épilepsie et qui reçoivent du valproate sont enchantés : ils ne font plus de crises et ne se sentent pas pour autant "abrutis", comme c'est souvent le cas avec les barbituriques. L'étude clinique se poursuit avec 37 patients dont 29 sont améliorés "parfois remarquablement" comme le souligne Jean Bonnin dans sa thèse de médecine présentée le 23 octobre 1964. Les choses vont vite et on est loin des années nécessaires aux essais cliniques multicentriques auxquels doivent être soumis les médicaments "candidats" actuels. En 1967, le valproate devient la Dépakine et sa vente est autorisée dans les pharmacies françaises. Ce sont les laboratoires Labaz, basés à Ambarés, qui le commercialisent (3). Il est autorisé en Angleterre en 1973 et aux Etats-Unis en 1978. Entre temps, Sanofi a racheté les laboratoires Labaz et commercialise la valproate sous le nom de Dépakine.

L'efficacité du valproate pour le traitement de plusieurs formes d'épilepsie, en particulier chez les enfants, s'est confirmée au fil des ans. Ce médicament devient l'antiépileptique le plus prescrit en raison de son efficacité sur plusieurs formes d'épilepsie. Il a peu d'effets secondaires, à l'exception d'effets tératogènes qui imposent le remplacement par un autre médicament lorsque la patiente est enceinte (4). De plus, il potentialise les effets d'autres médicaments antiépileptiques, permettant ainsi de réduire les doses. Mais les effets thérapeutiques du valproate ne se limitent pas à l'épilepsie ! C'est un excellent régulateur de l'humeur, comme l'avait déjà noté Jean Bonnin dans sa thèse en observant certains de ses patients. Il est ainsi souvent prescrit dans les troubles bipolaires. De plus, comme plusieurs anti-épileptiques, le valproate a des effets anti-douleur et peut être utilisé pour soulager certaines migraines ou des névralgies. Plus récemment, des études cliniques ont montré son efficacité dans le traitement de tumeurs cérébrales. Bref, le valproate se la joue "couteau suisse" dans le domaine de la neurologie.

On connait son efficacité, je dirais plutôt ses efficacités, mais on a encore du mal à déterminer les mécanismes d'action du valproate. On sait qu'il potentialise la neurotransmission qui fait intervenir le GABA, neurotransmetteur inhibiteur, et qu'il bloque certains canaux sodiques qui sont impliqués dans la génération des influx nerveux. Ces deux mécanismes sont impliqués dans le mode d'action de la plupart des médicaments antiépileptiques (ainsi qu'une action sur les canaux calciques). Plus récemment, il a été montré que le valproate peut inhiber les histones déacétylases (HDAC), des enzymes qui jouent un rôle clé dans la régulation des gènes et dans le développement de certains cancers... Ce couteau suisse grenoblois n'a pas fini de nous étonner !



>> Pour en savoir plus sur l'épilepsie : lire notre dossier sur l'épilepsie ou consulter le site de la Fondation Française pour la Recherche sur l'Epilepsie.

>> Notes :

  1. Loi relative à la protection des personnes dans la recherche biomédicale
  2. Simone Garrel assurera ensuite la direction du service d'exploration fonctionnelle du CHU de Grenoble jusqu'à sa retraite où elle passera la main à Laurent Vercueil (encore lui !).
  3. Quand j'étais enfant, j'habitais à Bordeaux, et les laboratoires Labaz, situés à Ambarés, m'impressionnaient car un magnifique château d'eau sphérique en aluminium et au formes futuristes surplombait les bâtiments. Mais ce n'est pas pour une histoire de château d'eau futuriste que je suis devenu chercheur...
  4. Le valproate peut avoir des effets néfastes sur le fœtus lors de la grossesse. Plus d'informations ici.
  5. Merci à Laurent Vercueil pour sa relecture médicale