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Atout Cerveau

Et le scorpion ne piqua pas la grenouille

Publié par Laurent Vercueil, le 7 juillet 2016   15k

On connait la fable : poursuivi par le feu, une grenouille et un scorpion se retrouvent devant un cours d'eau, ultime rempart à franchir. Le scorpion demande à la grenouille de le prendre sur son dos pour la traversée. De crainte qu'il ne la pique, celle-ci refuse d'abord. "Me crois-tu fou ? Si je te pique nous sombrons ensemble !", réplique le scorpion. Les deux s'embarquent donc. Au milieu du ruisseau, le scorpion pique la grenouille. Avant de couler, la grenouille stupéfaite s'exclame : "Mais pourquoi ? Nous mourrons tous les deux !". "Je n'y peux rien, rétorque le scorpion, c'est dans ma nature de te piquer".

Dans la nature du scorpion ? Il y aurait donc une grande nature scorpionesque, qui expliquerait l'ensemble des comportements scorpioneux ? Et pourtant. Certains scorpions ne piqueraient pas. Pourquoi ? N'est-ce pas dans leur nature ?

Un article paru dans la revue Science du 6 mai 2016 (1) relève cette petite révolution dans les sciences du monde animal : les animaux, eux aussi, ont le culte de la personnalité.

La salamandre, la mésange charbonnière, l'araignée, ne sont pas que des espèces animales. Ce sont aussi des individus lestés d'une personnalité bien à eux. C'est cette personnalité qui va permettre des comportements indépendants des seules conditions strictes de l'environnement : "il y a des différences consistantes entre les individus qui ne vont pas se modifier sous l'effet des circonstances", comme le résume un spécialiste de l'écologie évolutionniste.

Certains spécialistes considèrent que les personnalités peuvent se différencier sur deux axes principaux : audacieux (bold) - timide (shy), et agressif-non agressif. Certaines salamandres vont se différencier par un comportement plus risqué, qui les exposent aux poissons prédateurs, mais leur donne l'opportunité de se développer efficacement, augmentant leurs chances de survie pendant le cycle reproductif dans des bassins éphémères, qui se vident rapidement. Chez les mésanges charbonnières, différents traits de personnalité vont favoriser certains individus lors de l'exposition à certains environnements, sans qu'une règle définitive ne soit observable (l'individu agressif peut être désavantagé par l'accumulation de combats requérant des ressources, si celles-ci sont limitées). L'acquisition de connaissances, permettant par exemple l'accès à des denrées alimentaires, diffuse plus rapidement au sein des individus "sociaux" que parmi ceux qui ont tendance à rester isolés ("asociaux").

Individus noyés dans la masse, ou, au contraire, personnalités singulières, exploitant des qualités qui leur sont propres dans des conditions changeantes, le paysage animal se complexifie. Le petit "n" de l'expérimentation animale ne doit pas faire oublier qu'un comportement, un résultat, une donnée factuelle sont les produits d'un sujet opérant avec ses caractéristiques individuelles. Chez l'être humain, ces considérations semblent superfétatoires: Qui pourrait nier que nous sommes tous des être uniques ? La recherche d'invariants, de grandes "lois" de la nature, pourrait alors ne constituer qu'une version scientifique de la fable du scorpion. Collection de personnalités, l'être humain serait-il jamais réductible à une "nature" ? Si le scorpion n'a pas toujours un "comportement de scorpion", existe-t-il un comportement "typiquement humain" ?

Une distribution normale des traits phénotypiques (des tempéraments, par exemple) explique que des "coups latéraux" soient rendus possibles : Certains phénotypes rares, "a-normaux", peuvent devenir pertinents dans des conditions spécifiques. Ainsi, la diversité des individus, des personnalités et des comportements, constitue bien un atout évolutif, dans la mesure où elle permet une adaptation à des variations environnementales imprévisibles (2). On peut imaginer que, parmi les scorpions traversant à cheval (si l'on peux dire) sur les grenouilles, ceux qui ne piqueront pas pourront se féliciter d'avoir répondu à leur nature de scorpion non piqueur. Et la grenouille aussi.


>> Notes :

  1. Elizabeth Pennisi. The power of Personality. Science 352 (6286):644-647
  2. On peut lire avec profit l'excellent ouvrage sur le sujet, de Pascal Picq. De Darwin à Lévi-Strauss. L'homme et la diversité en danger, Odile Jacob, 2013 (ouvrage paru en poche)