Les Grands Moulins de Villancourt : hier, aujourd'hui, demain ...

Publié par Laurent Ageron, le 22 février 2016   4.1k

Photo : Le fraternel des meuniers, organe mensuel officiel des syndicats ouvriers boulangers meuniers (source : gallica.bnf.fr)


Retrouvez tous les mois un épisode relatant la vie de ceux qui ont façonné ce site emblématique de l'agglomération grenobloise. Réalisation : service des archives municipales de la ville de Pont de Claix.

Chapitre 8 : De l'intérêt aux intérêts


Henry de Vernissy a été l'administrateur comptable des moulins de Villancourt vingt-quatre années durant, entre 1950 et 1974. Interrogé en 1986 par Anne Cayol Gérin - missionnée par les villes de Pont de Claix et d'Echirolles devenues propriétaire des bâtiments désaffectés pour, précisément, leur projeter un avenir - il lui rapporte l'histoire du moulin telle qu'elle lui a été transmise, de l'intérieur. Cela se passe d'après lui, dans les années 1870-1871 : des « hommes d'affaires » dit-il, constatent les difficultés que rencontrent les petits moulins implantés dans la campagne pour approvisionner Grenoble, laquelle est assez mal fournie en farine : les petits moulins situés en pleine campagne ont des difficultés d'acheminement, l'existence d'un canal est donc archi-déterminant pour l'implantation du moulin : « le canal d'eau courante permettant de mouvoir le moulin passait par là-devant et faisait tourner la turbine, complété par l'électricité ». La société anonyme des moulins de Villancourt (voir chapitre 7) va en effet présider aux destinée du moulin jusqu'au moment où , d'après M. De Vernissy : « par un jeu d’intérêts composés, le moulin est tombé entre les mains de la biscuiterie (Brun) et pratiquement acheté ». Et de déplorer que les archives des moulins et des biscuits Brun ayant été brûlées, on ne puisse en savoir beaucoup plus. Que se passe-t -il précisément au moulin de Villancourt (il semblerait en effet qu'il faille parler « du moulin » jusqu'au rachat par la biscuiterie Brun où s'imposent « les grands moulins de Villancourt »), que se passe-t-il donc avant, pendant et juste après la première guerre mondiale ?


Tant que les lapins n'auront pas d'historien, l'histoire sera racontée par les chasseurs


Juste avant la guerre, c'est la « Belle Epoque » et en France, dans la plupart des secteurs d'activité, les conflits sociaux se multiplient : les revendications concernent le temps de travail, le salaire, la prise en compte des sections syndicales, sur fond de reconnaissance du travail et des savoir-faire. Localement, on trouvera un témoignage des conditions de travail faites aux femmes sous la plume de Lucie Baud, née en 1870 à Saint-Pierre-de-Mésage, ouvrière aux soieries Duplan de Vizille et seule femme déléguée au sixième congrès de la fédération nationale de l'industrie textile à Reims en 1904. La grève des tisseuses contre les cadences infernales et les salaires de misère qu'elle anime en 1905 dure plus de cent jours et l'obligera à quitter Vizille pour Voiron, où elle s'illustre notamment dans la défense des femmes italiennes accusées de venir prendre le travail des autochtones (1). C'est à madame Abric, née Falque, que nous devons le témoignage suivant,: « mon père a été embauché au moulin en 1923 (…) je suis née en 1925, mes parents habitaient ici quand ma mère est partie accoucher, ils habitaient là où par la suite habitait le contremaître, un logement avec deux pièces au rez-de chaussée et deux pièces à l'étage (…). Ma mère tenait une espèce de cantine pour les ouvriers (…) et mon père faisait une équipe tournante pour faire marcher le moulin. Pour ma naissance, c'est le camion du moulin qui a emmené ma mère à l'hôpital et c'est M. Genon (le comptable) qui a téléphoné à ma grand-mère, partie faire la couture chez une dame bourgeoise, pour qu'elle vienne »… Les autres témoignages recueillis par Anne Cayol Gérin dans le cadre de la mission qui lui a été confiée le confirment : l'ambiance « au moulin » est familiale, on travaille, y compris de nuit et on vit au moulin, le travail est dur mais réalisé par des hommes de l'art auxquels finiront par s'opposer des intérêts financiers, leurs profits une fois faits.


<i></i>(1) L'historienne  Michelle Perrot a repris et commenté le témoignage de Lucie Baud dans Mélancolie ouvrière, Grasset, collection Héroïnes, Paris, 2012.