Alternative Limbs, les prothèses artistiques

Publié par Marguerite Pometko, le 24 octobre 2016   12k

Prothèses, mode, et vallée dérangeante… à priori, pas de lien logique. Pourtant, les prothèses artistiques de Sophie Oliveira Barata sont des accessoires de mode à part entière. De nos jours il est possible de produire des prothèses pour amputés d’un réalisme bluffant. Malgré cela, Sophie s’est lancée dans la prothèse artistique pour dépasser ce que l'on appelle « la vallée dérangeante » ou l’uncanny valley… Mais qu’est-ce que c’est au juste ?

La vallée dérangeante

En 1970, le roboticien japonais Masahiro Mori publie un essai dans la revue Energy où il introduit le terme de « vallée dérangeante ». Selon cette théorie, nous aurions tendance à nous sentir mal à l’aise face à des robots dont l’apparence est trop humanoïde. Dans un premier temps, lorsque l’on rajoute des traits humains à un objet, il nous apparaît comme plus sympathique. Mais au-delà d’un certain point, lorsqu’il a une apparence quasi-humaine, mais sans nous ressembler tout à fait, nous ressentons un malaise. C’est ce passage de l’empathie à la révulsion face à cette «imparfaite ressemblance», caractérisé par une chute sur la courbe qui est appelé « vallée dérangeante ». C’est la toute petite différence qui fait qu’ils ne sont pas nos doubles qui provoque le sentiment d’étrangeté.


Ce serait la raison pour laquelle nous craquerions pour des robots humanoïdes comme BB8 ou Nao, alors que des robots comme les Geminoids du professeur Iroshi Ishiguro, ou bien encore Bina48 de l’association transhumaniste Terasem nous donnent des frissons dans le dos… La raison en est simple : lorsque nous voyons un robot à l’apparence clairement robotique, tous ses traits humains vont attirer notre attention et il nous apparaîtra comme sympathique. A l’inverse, lorsqu’un robot est trop humanoïde, notre cerveau aurait tendance à le juger comme un humain. De ce fait, les moindre de ses défauts nous apparaissent comme monstrueux. Ces corps à l’apparence humaine sans âme ne sont pas sans nous rappeler des cadavres, et donc notre propre mort…


Et les prothèses dans tout ça ?

La théorie de la vallée dérangeante a été reprise dans de nombreux domaines, comme dans les jeux vidéos, la robotique et justement les prothèses. Sophie crée donc des prothèses qui seront volontairement vues comme telles. Ces prothèses n’assurent plus seulement une fonction de remplacement, elles deviennent un véritable accessoire de mode, unique et personnalisable. Sophie a une formation dans les effets spéciaux, puis elle commence à travailler dans l’industrie de la prothèse. Elle se spécialise dans les commandes particulières, comme des clients qui souhaitent un tatouage sur leur prothèse. Elle finira par créer sa propre société de prothèses artistiques : Alternative Limbs. Pour chacune de ses pièces, elle travaille en collaboration avec ses clients pour créer la pièce la plus adaptée à leur personnalité. Cette pièce réalisée avec la triathlète paralympique Jo-Jo Green représente un serpent s’insérant à l’intérieur et s’enroulant autour de son bras. Cette prothèse lui permet de briser la glace lorsque des gens sont gênés de lui demander comment elle a perdu son bras.

Cette pièce a été réalisée par Sophie en collaboration avec la présidente de l’association caritative Limb Power, Kiera Roche. La jambe façon porcelaine recouverte de motifs fleuris est articulée telle une poupée chinoise.

Elle crée également des pièces avec fonctions intégrées, comme cette main couteau-suisse aux allures steampunk. Y sont inclues un ouvre-bouteille, une lampe torche, une loupe, un sifflet, un compas, une montre, des allumettes.


Viktoria Modesta

Ces prothèses seront popularisées par l’artiste lettone Viktoria Modesta lors des jeux paralympiques de 2013 où elle est apparue sur scène en « Snow Queen » avec une prothèse qui semblait toute faite de glace. Cette pièce est la prothèse crystal leg, entièrement recouverte de diamants Swarovski.

Née en 1987 en U.R.S.S. avec une malformation à la jambe et à la hanche, la jeune fille souffrira longtemps avant de décider de se faire amputer en 2007. Surnommée « la popstar bionique » par la presse britannique, elle se fait repérer avec son clip Prototype où elle se met en scène avec toutes ses prothèses. Viktoria témoigne que ces prothèses lui ont permis de reprendre le contrôle sur son propre corps en obtenant la possibilité de se l’approprier, ce qui lui a permis de mieux accepter son handicap. Selon elle ces prothèses permettent de dépasser l’image souvent triste et négative que les gens se font des amputés. Elle témoigne sur la première fois qu’elle a essayé ces prothèses :The first time I wore a limb that was so obviously bionic, it gave me a total sense of uniqueness, [a] feeling of [being a] mutant human in the best way possible. It was fascinating.”

Vers une « cyber-esthétique » ?

« Mutante » donc… Ces prothèses pourraient annoncer un changement dans les normes esthétiques. Alors qu’avant on cherchait à cacher autant que possible les technologies (les nanotechnologies en témoignent), elles sont aujourd’hui fièrement exposées et prennent un aspect esthétique. Observer la clipologie des dernières années permet de s’en convaincre. Cette esthétique hybride, déjà palpable parmi les tenants du mouvement « cyber-punk » semble vouée à s’étendre dans les prochaines années. Avant the Alternative Limbs Project, Alexander McQueen avait déjà réalisé une paire de prothèses artistiques en bois vernis à l’athlète Aimee Mullins qui avait défilé avec en 1995. Sur ce TED talk, elle parle avec humour de ses douze paires de jambes. Par la suite Aimee Mullins fera appel à d’autres artistes pour réaliser des prothèses artistiques. La paire la plus impressionnante est celle réalisée pour le 3ème cycle du film d’art Cremaster de l’artiste Matthew Barney.

Ces prothèses transparentes contenaient des plantes fleurissant en leur intérieur, le corps apparaissant comme un écosystème à lui tout seul. Plus récemment, Balenciaga a fait un carton avec ses leggins aux armures de robots. Alors, prêts à vous hybrider ? Plus abordables, vous pourrez trouver les « leggins bioniques » sur le site Mitmunk.


>> Crédits photos

photo 1 : Veronika Pete wearing Bloomsbury Droid, photographed by Omkaar Kotedia
graphique 1 : The Robot Report
photo 2 : Nao & Geminoïd
photo 3 : Jo-Jo Green by Rosemary Williams
photo 4 : Rosemary Williams and Nadav Kander
photo 5 : Omkaar Kotedia
photo 7 : Viktoria Modesta, by Nadav Kander and Omkaar Kotedia
photo 8 : Crystal legs, picture by Nadav Kander and Omkaar Kotedia
photo 9 : Transparent legs from Cremaster