Demi végétarien : manger peu de viande, un compromis défendable ?

Publié par Jacques Talbot, le 17 septembre 2016   4.9k


Résumé : un régime alimentaire avec peu de viande est-il défendable du point de vue éthique et écologique ? On examine les différents arguments présentés dans le débat.


Le format de cet article, de par sa longueur, n'est pas usuel sur Echosciences Grenoble. On verra ce que les lecteurs en pensent ... s'ils en pensent quelque chose.

Introduction

Le mot demi-végétarien est peu usité, et de plus a plusieurs sens. Ici, on l’utilise pour désigner un régime alimentaire avec peu de viande, par exemple une fois ou moins par semaine pour la “viande de boucherie” (boeuf, veau, porc et agneau), alors que la moyenne en France est de trois fois par semaine. Il a été popularisé dans ce sens par le philosophe de la morale R.M.Hare en 1993 dans Why I am only a demi-vegetarian [in] Essays on bioethics. Le mot flexitarien, assez usité, a une définition assez proche.


Dans les débats sur ces sujets, trois types d’arguments sont invoqués : l’éthique (est-il “bien” de manger de la viande ?), l’écologie (est-il bon pour la planète et l’humanité de manger de la viande ?) et la santé (est-il bon pour la santé de manger de la viande ?).

Les arguments santé sont peu intéressants vis à vis d’un régime demi-végétarien, car il est assez évident qu’il fait parti des régimes bons pour la santé. Je vous renvoie à l’abondante littérature des nutritionnistes et des médecins sur ce sujet.

Il s’agit donc de présenter les arguments des uns et des autres du point de vue éthique et écologique, et de replacer l’ensemble dans un contexte sociologique et politique.


Si on s’en tient à une définition quantitative du régime demi-végétarien, il est évident que beaucoup de gens sur la planète le pratiquent sans le savoir pour des raisons économiques, gustatives ou culturelles. On s’intéresse ici plutôt aux arguments des demi-végétariens “idéologiques”. Les raisons gustatives et économiques ne sont pas approfondies ici.


On envisage la question non pas sur un plan individuel, mais sur le plan de l’humanité globalement, la question sous-jacente étant : dans le cadre de l’uniformisation relative des modes de vie à la surface du globe, un régime demi-végétarien “en moyenne” est-il durable et acceptable ? On suppose implicitement qu’il est sociologiquement réaliste de promouvoir un régime demi-végétarien pour l’humanité, alors que les divers régimes végétariens resteront sans doute limités à des minorités ou à des aires géographiques. Cette supposition mériterait d’être justifiée, mais cette justification n’est pas le coeur de notre propos.


La position demi-végétarienne consiste à plaider pour une consommation diminuée de viande, de façon à réduire l’impact de l’élevage sur les ressources et les pollutions et à permettre un élevage dans des conditions éthiquement supportables, en sortant sans doute de la logique de la production industrielle de viande. Une augmentation probable du prix de la viande est donc acceptée de-facto, sur la base d’un budget constant en diminuant les quantités. Comme déjà dit, nous ne détaillerons pas les aspects économiques par la suite.


Pourquoi ai-je écrit ce texte ? Rien de bien original : mon régime actuel est demi-végétarien, il y a nombre de végétariens dans mon entourage. Mais certains arguments des deux côtés de la barrière m’apparaissent comme de mauvaise foi au premier abord, et j’ai eu envie de m’éclaircir les idées. Difficile de nier que j’essaye donc de me démontrer à moi-même que la solution demi-végétarienne est un bon compromis. Je n’ai aucune compétence professionnelle particulière pour traiter ce sujet; tout résulte donc d’une bibliographie web et livres un peu approfondie et d’un zeste de réflexion personnelle.

La seule originalité est peut-être de mêler les arguments éthiques, écologiques, anthropologiques et socio-politiques, alors que ces mondes sont en général assez étanches. J’ai essayé d’échapper autant que faire se peut au biais de confirmation qui nous fait voir les seuls arguments favorables à notre thèse préférée. Je doute avoir réussi. Ayez la bonté de me signaler les possibles erreurs et failles de raisonnement.


La réalité de l’élevage aujourd’hui

Ce paragraphe est largement inspiré de deux livres, Vivre avec les animaux, de la sociologue Evelyne Porcher et Le point de vue animal, de l’historien Eric Baratay. E.Porcher présente la particularité d’avoir été éleveuse et d’avoir travaillé dans l’industrie de la viande. Elle écrit donc en connaissance de cause, contrairement à beaucoup d’autres auteurs traitant ce sujet. Certains philosophes de la condition animale semblent ne connaître de près que leur chat ou leur chien, quand ils en ont un.


L’état du monde de l’élevage, ce sont 1,7 milliard de bovins, 1,9 milliard de moutons et de chèvres, 1 milliard de porcs et 20 milliards de poulets élevés sur notre planète.

La consommation de viande par habitant est en moyenne de 34 kg/an, mais avec des variations très importantes : 65 en Europe, 50 en Chine, 3 en Inde. Les espèces consommées sont aussi très variables : le porc domine en Chine avec 60% du total mais est marginal en Inde avec 6%.


La plupart des races domestiques ont été créées à partir de 1850. Auparavant, les races étaient pour l’essentiel basées sur un terroir; les races actuelles sont basées sur une fonction : ainsi, pour les vaches, on a distingué à certaines époques laitière, beurrière, fromagère et à viande ! De nos jours, la seule race Holstein domine la marché laitier mondial et constitue autour des ⅔ du troupeau en France et aux USA. Du fait de la politique des quotas laitiers, le cheptel laitier européen a diminué de moitié en 30 ans avec une production laitière stabilisée de par l’augmentation des rendements.


Il ne faut pas confondre l’élevage et la “production animale”. L’élevage est une activité pratiqué depuis 10 000 ans sous des formes extrêmement diverses. Elle associe un éleveur et des animaux d’élevage dans une relation de “travail”. Cette relation a de multiples aspects, économiques, éthiques, affectifs …

En 1850 est apparue la zootechnie, une approche intensive de l’élevage, qui a donné lieu, surtout depuis 1950, à la création de l’industrie de la production animale, alias élevage industriel, qui s’intéresse quasi exclusivement à l’aspect économique.

Selon J.Porcher, les animaux y sont mal traités, et les travailleurs aussi. La viande n’est pas chère. Elle refuse de donner le “beau nom d’élevage” à cette activité.


Il n’est pas évident que la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable dans la façon de traiter les animaux passe exactement au même endroit que la frontière industriel / traditionnel. Un environnement industriel peut aussi prendre en compte le bien-être animal pour toutes sortes de raisons : économique, réglementation, image de marque et même, rêvons un peu, éthique des responsables. Pour les vaches laitières par exemple, les “ateliers laitiers” récents, avec déambulation libre et traite à la demande par un robot ont des aspects concourant à leur bien-être, qui coïncide parfois avec un optimum économique. Tout n’est donc pas noir et blanc. Les efforts de l’UE en la matière ne semblent pas anecdotiques. Le comportement du consommateur n’est pas neutre : s’il accepte de payer plus cher pour avoir des animaux mieux traités, des comportements peuvent changer.

Retenons donc qu’il y a un continuum de pratiques entre petit éleveur et grand industriel, pratiques plus ou moins respectueuses de l’animal, avec un avantage moyen certain au petit éleveur.


La “bonne mort” reste un problème car pour ce qui est de l'abattage des animaux, en France, ils sont presque tous logés à la même enseigne, qu’ils soient issus de l’élevage bio, traditionnel ou industriel, normal ou rituel, du fait des réglementations sanitaires tendant à la concentration vers un abattoir départemental ou même régional. Néanmoins, l’abattage au pâturage a été légalement autorisé en Suisse en juin 2016.

Il y a 263 abattoirs en France, et leur nombre est en diminution. Depuis avril 2016, une commission d’enquête parlementaire se penche sur les “conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français”. Son rapport sera disponible d’ici fin septembre.



En France, la taille moyenne d’un élevage bovin est de 50 vaches, et une centaine aux Etats-Unis. On est encore loin d’une industrialisation complète pour les bovins dans le monde.


Si on a la prétention comme ici de raisonner à l’échelle de la planète, il faut un peu s’éloigner de l’Europe et jeter un coup d’oeil à ce qui se passe et se passera en Chine et en Inde.

En Chine, les messages pour le futur divergent : l’agence de la santé recommande de manger moins de viande et le gouvernement d’en manger plus, en ligne avec la tendance actuelle. Le débat est assez proche du débat européen. L’élevage industriel est en forte croissance, 30% du secteur déjà pour le porc.

Par contre, en Inde, la consommation de viande est très faible mais augmente vite dans les classes moyennes, et le débat sur la viande est pris dans l’imbroglio des religions et des castes (seul le poulet est “neutre vis à vis de la religion”; sa croissance est de ce fait forte). Il n’y a pas de consensus sur le pourcentage de végétariens dans le pays, 30% peut-être. L’élevage industriel est quasi inexistant.


Quels mondes sont envisageables ?

Pour raisonner, il faut définir les situations concrètes qui seraient concevables au niveau planétaire, même si certaines sont très invraisemblables.


Dans un monde demi-végétarien, on pourrait imaginer que les populations d’animaux d’élevage sont divisées par deux ou trois dans les pays développés, en proportion de la diminution de la consommation de viande, mais beaucoup moins dans le monde où la consommation de viande est encore assez faible. L’utilisation des sols est fortement modifiée et l’économie de la viande est chamboulée.


Un monde végétalien ou encore mieux vegan est le plus facile à imaginer “en théorie”. Que deviennent les animaux d’élevage, devenus sans usage. Ce point est rarement abordé par les tenants du végétalisme car il est lui-même éthiquement délicat. La possibilité d’un retour à la vie sauvage dépend bien sûr des espèces, des races et de leur territoire. Pour la plus grande partie des races domestiques, la vie sauvage n’a aucun sens car, trop modifiés, ils sont incapables de survivre sans l’homme. C’est vrai en particulier pour presque toutes les races exploitées en élevage intensif. Par contre, un certain nombre de populations élevées en élevage extensif toute l’année dans des territoires peu peuplés peuvent sans doute s’ensauvager. En Patagonie ou en Nouvelle-Zélande, les vaches et les moutons vivent quasiment sans contact avec les humains toute l’année. Sur le Larzac, un équilibre moutons - loups pourrait-il s’établir, ou, plus vraisemblablement, les loups extermineraient-ils bêtement les moutons ?


Pour donner un exemple, regardons ce qu’il est advenu du cheval en France : de trois millions au maximum en 1913, on est passé un million aujourd’hui, car le cheval a conservé et étendu un usage de loisir. Plus de deux millions de chevaux de travail ont disparu.

Comme les autres animaux domestiques n’ont guère d’arguments à faire valoir pour les loisirs, on peut penser qu’ils disparaîtraient chez nous, sauf dans les fermes ethnologiques.

Le cheval est intéressant aussi car certaines races retournent assez facilement à l’état sauvage, l’exemple le plus connu étant le mustang américain qui descend de chevaux espagnols échappés au XVIe siècle (le genre Equus a disparu en Amérique il y a 10 000 ans, vraisemblablement exterminé par Homo sapiens lors de son arrivée). Mais il lui faut aussi un territoire pour vivre, et l’Amérique de l’époque n’existe plus.


Le mode végétalien pose aussi un sérieux problème agronomique car il ne permet pas les bienfaits de l’association traditionnelle polyculture - élevage.


Donc, un monde végétalien conduit à la disparition de la plus grande partie des espèces et des races domestiques, mais pas de toutes. Les populations diminueraient de plusieurs ordres de grandeurs. De 1,7 Md de bovins, passera-t-on à des millions ou à des milliers (il y a un million de cerfs en Europe et 500 000 éléphants dans le monde) ?


Un monde végétarien avec laitages et oeufs est assez difficile à imaginer. C’est presque un oxymore. Il faut que les vaches aient des veaux chaque année pour produire du lait. Qu’en faire ? Nourrir les animaux de compagnie ? En Inde, une partie des hindouistes peuvent être végétariens lactés car il y a des musulmans et des chrétiens pour manger du veau et de la vache (interprétation trop simplificatrice sans doute de la complexité du sous-continent indien). Donc, un monde végétarien veut en fait dire végétarien partiellement.

De ce fait, les végétaliens se considèrent comme les seuls “purs”, les vrais Cathares (lesquels étaient d’ailleurs végétaliens, mais bizarrement piscivores).

On admettra faute de mieux qu’un monde végétarien conduit à une disparition des animaux domestiques autres que les vaches laitières et les poules, dont le nombre est en diminution, mais sans qu’on puisse la chiffrer (à ma connaissance).

Sur le plan éthique

L’éthique vis à vis des animaux est étroitement dépendante de l’époque. Le débat fait rage depuis les anciens grecs. Pour l'Église par exemple, le végétarisme a longtemps été un indice d’hérésie, voire d’excommunication. Gardons nous donc de penser qu’aujourd’hui nous détenons une vérité éthique absolue. Malgré les apparences, peu d’arguments vraiment nouveaux ont été apportés récemment par rapport par exemple à la réflexion sur le sujet au XVIIIe siècle.


Il est difficile de résumer en peu de mots les termes du débat; les animaux sont-ils des machines insensibles, ou des êtres souffrants, ou des êtres conscients. Selon la description que l’on en donne, souvent très éloignée du sens commun, est il éthique de leur faire subir tel ou tel traitement.

La position de certains grands esprits (Descartes par exemple avec son animal machine) est difficile à comprendre. N’importe qui ayant fréquenté un chien sait bien qu’il souffre, est gai ou triste, aime ou n’aime pas, même si les mots utilisés n’ont pas exactement la même portée pour lui et pour nous.


L’état des lieux décrit ci-dessus détermine plusieurs écoles de pensée. Par ordre de “contestation du statu-quo” croissante, j’en ai identifié quatre :

  • Les tenants de la “production animale” pensent que tout va bien et qu’il n’y a pas de problème, sauf d’augmenter la production de viande pour faire bénéficier plus de monde de ces bonnes protéines.
  • Les tenants du “bien-être animal” pensent qu’il est possible et utile d’améliorer les conditions de vie et de mort des animaux dans le système industriel. Augmenter la taille des cages des poules, diminuer les cadences à l’abattoir … . C’est grosso modo la politique suivie dans l’Union Européenne sous la pression des défenseurs des animaux.
  • Les tenants de l’élevage traditionnel (J.Porcher) pensent que rendre le système de la production animale moralement acceptable pour les animaux et les hommes est une gageure. Pour eux, il faut réinventer un élevage traditionnel adapté à l’avenir. Selon cette vision, l’élevage n’est pas un esclavage de l’animal, mais un travail avec l’animal. C’est une coopération un peu particulière.
  • Les “’abolitionnistes” ou tenants de la libération animale pensent que tout système d’élevage, traditionnel ou industriel est un esclavage et doit être aboli. D’où leur nom.

Notons que l’utilisation des mots “travail” ou “esclavage” est à mon sens un artifice de communication qui ne donne aucune réelle information. Esclavage est un terme disqualifiant destiné à déclencher un réflexe de rejet; la distinction travail esclavage ne s’applique valablement qu’aux êtres humains.


Cette partition en quatre écoles de pensée est simplificatrice, mais permet de se repérer.


Dans la suite, s’il est nécessaire de choisir une école de pensée pour pouvoir raisonner, on fera l’hypothèse que la viande que consomme le demi-végétarien est issue d’animaux “élevés” et pas “produits”, si tant est que cette distinction soit vraiment claire.


Parmi les gens qui réfléchissent sérieusement à la condition animale, on ne trouve aucun défenseur du statu quo, tous pensent, et souvent militent pour changer quelque chose. Même Luc Ferry, bête noire des antispécistes en 1992 pour des analogies assez douteuses à mon avis entre écologie profonde et nazisme, est sur des positions de bien être animal. C’est assez étrange que personne dans le monde de la pensée ne se préoccupe de justifier l’état actuel. On peut penser que c’est un point aveugle de la société, au sens que ceux qui se satisfont du statu quo parmi les intellectuels n’éprouvent pas le besoin de justifier cette position, ou traitent la question par la dérision si on les confronte au problème. Ce en quoi ces intellectuels ne sont pas si différents du citoyen ordinaire.


Il s’agit de savoir s’il est moralement acceptable de manger des animaux, dès lors qu’ils ont été élevés correctement selon notre éthique, avec une “vie bonne” et une “bonne mort”. A l’origine, la plupart des penseurs de l’éthique animale sont anglo-saxons; la France pensante n’a pas été en pointe sur ce sujet.


Se placer “du point de vue de ces espèces” est évidemment impossible. Nous ne pouvons que nous projeter dans ce que nous croyons être leur monde. Ceci étant dit, le choix offert aux espèces domestiques est donc entre l’inexistence et une existence “de courte durée” par rapport à leur longévité “naturelle”, avec une mort précoce et brutale; en moyenne, en France, les vaches laitières sont réformées entre 3 et 8 ans, les truies à 2 ans ½; longévité naturelle ne veut pas dire longévité “à l’état sauvage”, où il seraient victimes des relations prédateur-proie, mais longévité dans un environnement où l’homme les nourrit et les protège jusqu’à leur mort naturelle. Il est amusant de noter que ce dilemme a dû se poser aussi à un hypothétique dieu créateur lorsqu’il a inventé la vie, alors qu’il pouvait faire autrement.


Il est acquis dans ce débat que les animaux de boucherie sont des êtres sensibles et souffrants et que nous devons prendre en compte cet aspect du point de vue moral. Il y a consensus parmi les penseurs sur le fait qu’il faut éviter les souffrances aux animaux et leur permettre de pratiquer les comportements qui sont les leur dans leur nature : ceci conduit souvent en pratique à rejeter l’élevage industriel.


On fait donc l’hypothèse qu’il est possible d’élever des animaux de boucherie de manière acceptable pour notre morale actuelle, c’est à dire en leur fournissant des conditions de vie adaptées à leur “nature”, du moins telle que nous la percevons, et des conditions de mort acceptables. Toutes les pratiques et les photos insupportables associées à la production industrielle seraient donc hors sujet. On en revient aux pratiques des bons éleveurs traditionnels dans la façon de traiter les animaux (tous les éleveurs traditionnels ne sont pas “bons” selon notre “morale” du XXIe siècle.). L’aspect réaliste ou utopique de cette hypothèse est discuté plus loin.


On peut supposer que Homo sapiens, dans son immense sagesse, alloue un certain nombre d’hectares ou de calories à chaque espèce sur la planète. Cela peut sembler présomptueux, mais de-facto, c’est ce qui se passe. S’il faut un hectare pour nourrir un bovin, selon l’équilibre entre la viande et le lait, le nombre de bovins sur la surface qui leur est allouée va rester constant, mais leur durée de vie sera plus ou moins longue. Le nombre d’années-vaches est fixe, mais le nombre de vaches se succédant sur la planète varie.

Étant donné que l’alternative végétalienne est la non existence, on peut caricaturer la question posée ainsi : peut-on considérer que ces années-vaches valent la peine d’être vécues ? C’est nous qui répondons bien sûr, pas les vaches.


Cet aspect de la disparition des animaux d’élevage est abordée par les philosophes qui se sont intéressés à la condition animale et ont étudié l’alternative “vivre heureux et mourir jeune” ou “ne pas vivre”. Le débat entre eux fait toujours rage en 2016 : le philosophe utilitariste Peter Singer concède que ce point est des plus délicats à trancher. Son ouvrage de référence, La libération animale, qui a fondé la discipline, date déjà de 40 ans. Il a changé plusieurs fois de position sur le sujet. Ses condisciples défendent diverses options.


Par exemple, une philosophe allemande, Tatyana Višak dans un livre paru en 2013 et intitulé “Killing happy animals” plaide pour une option végétarienne, mais présente toutes les facettes du problème. T.Visak s’oppose à la position de Peter Singer qui postule que les animaux non-humains sont “remplaçables”, et que donc leur mort avec remplacement laisse constante la somme totale de “vie animale heureuse”. Singer est utilitariste et postule donc qu’un jugement moral sur une action doit être porté en faisant le bilan global des joies et des peines qui sont les conséquences de l’action.


Le débat n’est donc pas neuf et a peu de chances d’être tranché prochainement entre eux. De plus, ce débat philosophique a l’inconvénient pour la plupart d’entre nous de ressembler à une casuistique sur le sexe des anges. Pourra-t-on jamais “prouver” qu’il est moral ou pas de tuer une vache ? Quand bien même une solution philosophique serait trouvée, elle serait aussi incompréhensible que la mécanique quantique pour le vulgum pecus. Il faudrait, me semble-t-il recourir à des arguments psychologiques et sociologiques accessibles à tous, qui seraient plus pertinents pour envisager l’avenir. Voir plus loin.


Essai de conclusion sur l’aspect éthique


Il n’y a pas d’accord entre les philosophes de la condition animale sur le point de savoir si on peut manger des animaux “heureux” et dormir en paix. Chacun est donc face à sa conscience.


Sur le plan écologique

L’élevage est accusé de deux maux : les animaux consomment des aliments cultivés sur des terres agricoles qui seraient plus valablement affectées à l’alimentation humaine. De plus, l’élevage est un contributeur très important à l’effet de serre. Les chiffres les plus variés et les analyses les plus simplistes circulent.

Les famines et la malnutrition ne sont pas dues, on le sait, à un manque de nourriture, mais soit à un manque de moyens de paiement, soit à un manque d’infrastructures de transport ou de conservation, soit à des troubles sociaux. Donc l’élevage n’affame pas la population mondiale. On va donc se concentrer sur les pollutions et en particulier sur les GES (Gaz à effet de serre). Les autres pollutions (déjections, surpâturage ...) diminueraient en effet en même temps que les GES, de manière différenciée selon les modes d’élevage.


Pour comprendre le contexte des GES, rappelons-nous que l’humanité, lors de la récente COP21, s’est promis de limiter l’augmentation des températures à la fin du siècle à 2°. Le GIEC nous dit que pour ce faire, il faut diminuer de 40% à 70% l’émission de GES en 2050, par rapport à 2010. L’émission de GES en 2010 est de 49 GtéqCO2/an (milliard de tonnes de GES émis par an dans le monde, en ramenant leur pouvoir réchauffant à celui du CO2 - CH4 et N2O sont plus “efficaces” que le CO2). Il faut donc descendre entre 15 et 30 Gt/an. La fourchette est très large, et de plus la probabilité d’atteindre ainsi l’objectif n’est que de 66%. On voit bien là les incertitudes liées aux modèles climatiques. Néanmoins, pour simplifier, on prendra un objectif de 22 Gt soit 27Gt à gagner.


Regardons ce que dit la FAO dans un rapport de 2014 intitulé Lutter contre le changement climatique grâce à l’élevage. La FAO raisonne sur une croissance de la demande de 70% entre 2010 et 2050 (9,6 Mds d’humains plus riches et plus urbains). Considérons le scénario FAO comme le scénario de référence d’une humanité omnivore.

Émissions de gaz à effet de serre

L’élevage génère actuellement 14,5% des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’origine anthropique, soit 7 GtéqCO2/an. 60% de ce total est attribuable aux bovins (lait et viande) , 9% au porc et 8% au poulet. On peut aussi classifier selon la nature des émissions : 45% sont dus à la production et à la transformation des aliments du bétail , 39% à la “fermentation entérique” des ruminants et 10% à la gestion des fumiers et lisiers.

Il y a de grandes variations entre les exploitations sur ces émissions. En généralisant les pratiques les plus vertueuses, on pourrait diminuer les émissions de 30%. Le potentiel d’amélioration est plus important dans les pays les moins riches.


Donc en, 2050 : +70% de production, -30% d’intensité GES. On aura donc 20% d’émissions de GES en plus en 2050 pour l’élevage. Avec un peu d’optimisme lié à de nouvelles pratiques à découvrir, on peut espérer stabiliser les émissions au niveau actuel. La contribution de l’élevage à la diminution des GES est donc au mieux nulle dans ce scénario de référence.

Efficacité de la production de protéines

La production de protéines animales, particulièrement quand elle dépend de la production d’autres cultures spécifiques, est moins efficace que la production de protéines végétales. De nombreux chiffres circulent : 33 % des terres cultivables et 40 % des récoltes de céréales dans le monde sont utilisés pour nourrir les animaux. Pour produire 1 kg de viande, il faut 20 kg d'aliments pour la viande de boeuf, 7,3 kg d'aliments pour la viande de porc et 4,5 kg d'aliments pour la viande de poulet. La production d'un kilogramme de viande de boeuf nécessiterait 15 500 litres d'eau.

Mais ces chiffres sont des moyennes; certains peuvent varier d’un facteur 10 selon le mode d’élevage et la zone climatique, d’après le rapport du GIEC sur le sujet.

En poussant ce type de raisonnement, on arrive à des absurdités, car tous les végétaux ne sont pas à égalité : les pommes de terre, selon le WWF, consomment 3 fois moins de m2 par kg que le riz ou les pâtes (et 10 fois moins que le porc). Les carottes sont 6 fois moins exigeantes que les cerises. Ne faut-il donc plus manger que des patates et des carottes ?

Scénarios

Une interprétation simpliste des chiffres donne à pense qu’un régime végétalien pour l’humanité permettrait de gagner 7 Gt, soit 26% de l’objectif.


Mais supprimer l’élevage ne supprimerait pas les “externalités négatives” de l’élevage en totalité, puisque ses produits devraient être remplacés par d’autres produits alimentaires.

Il y a de nombreuses hypothèses à faire pour arriver à des conclusions. C’est assez similaire aux débats sur les agrocarburants autour du changement d'affectation des sols, direct et indirect. On peut remplacer les aliments issus des animaux par des rations plus ou moins caloriques, plus ou moins protéinées et cultivées en des lieux divers de la planète. Les ruminants consomment dans les prairies de la cellulose qu’ils sont les seuls à savoir transformer en nourriture humaine. Toute évolution conduit donc à une réaffectation des sols complexe et très variable selon les hypothèses faites. Il faut donc scénariser, modéliser ... et se méfier des résultats des scénarios.


Le lecteur pressé peut sauter à la conclusion du paragraphe écologie.

Comparer des scénarios

On doit donc comparer des scénarios alternatifs au scénario de référence FAO 2050. Ces scénarios ne prétendent nullement être réalistes, le monde est bien trop divers; ce sont seulement des instruments de réflexion :


Un scénario monde demi-végétarien : la consommation de viande par habitant est de 42 kg/an au niveau mondial, et 86 kg/an en France. Imaginons qu’on vise de diminuer la moyenne mondiale à 30 kg/an (ce qui revient à revenir en 1975). Européens et chinois sont à la baisse, Inde et Afrique subsaharienne sont à la hausse, s’ils le “souhaitent” bien sûr. On substitue partiellement des protéines végétales à la viande disparue.


Un scénario monde végétarien: on supprime la totalité de la viande et on substitue des aliments végétaux. On garde lait et oeufs. Avec le bémol expliqué plus haut sur la faisabilité.


Un scénario monde végétalien : on supprime la totalité de l’élevage et on substitue des aliments et des protéines végétaux.


L’impact sur les ressources mondiales (eau, gaz à effet de serre, énergie fossile, …) n’est pas facile à évaluer sur un coin de table. Les règles de trois ne marchent pas. Il faut donc trouver dans la littérature des scénarios proches et modélisés.

Des scénarios agricoles alternatifs

Un scénario intéressant est le scénario Afterres2050 élaboré en 2011et mis à jour en 2015 par la société de conseil Solagro. En voici les points clef :

  • C’est un scénario France en 2050, extrapolable à l’agriculture des pays développés de la zone tempérée. Il suppose une agriculture plutôt agroécologique.
  • Pour les protéines, on diminue la ration de 25% et on vise 62 % de produits d’origine végétale et 38 % d’origine animale (c’est l’inverse actuellement) : ce renversement conduit à une division par deux de la consommation de viande et de lait. Ce scénario est donc moins “radical” que le scénario demi-végétarien ci-dessus.
  • Pour les bovins, on se réoriente vers les races mixtes (viande + lait) en favorisant l’élevage extensif (pâturage). Division par 2,2 du troupeau bovin : 1,6 pour le troupeau lait et 3, 2 pour le troupeau viande.
  • Division par 3 (et donc pas disparition) des élevages intensifs de porcs et de poulets, au profit des élevages labélisés. Le cheptel porc diminue d’un tiers et le cheptel poulet d’un quart.
  • Le cheptel ovin augmente de 50% (du fait de la diminution des importations).
  • Évolution du système maïs-soja vers des systèmes herbagers, basés notamment sur des légumineuses pérennes comme la luzerne.
  • Les prairies naturelles sont conservées, et pas labourées. Ceci induit une “surproduction” d’herbe à hauteur de 20%. Qu’en faire ?
  • L’élevage en France produirait au final environ 2 fois moins de produits qu’aujourd’hui, et logiquement consommerait 2 fois moins d’aliments.

En terme d’impact écologique, on a un bilan agricole global duquel il n’est pas évident d’extraire la contribution spécifique à l’élevage :

  • L’émission de GES du secteur agricole est divisée par 2 par rapport au scénario tendanciel en 2050. La modification de l’élevage contribue pour 60% à cette diminution.
  • Le stockage de carbone est très difficile à estimer. Globalement, je cite, “le facteur 4 assigné à la France pour tenir +2° à la fin du siècle semble inatteignable sans ruptures sociales majeures (disparition de l’élevage bovin, boisement intensif …)”.


Un autre scénario en français intéressant est Agrimonde 1, élaboré en 2009 par le CIRAD et l’INRA :

  • C’est un scénario mondial en 2050 avec un esprit agroécologique (AG1) et une référence “business as usual” (AG0).
  • La demande alimentaire augmente seulement de 40% en 2050, et pas de 70% comme dans le scénario FAO.
  • La consommation de produits animaux diminue de 45% entre les deux scénarios, de manière très différenciée : -60% dans l’OCDE, x3 en Afrique subsaharienne.
  • Les rendements (kcal/j/ha) augmentent de 1,14%/an dans AG0 et 0,14%/an dans AG1.
  • La surface de prairies diminue de 14%, et une bonne partie est mise en culture.
  • Il n’y a pas de modélisation des impacts écologiques.


Je n’ai pas trouvé de scénario végétarien ou végétalien mondial et chiffré, en français. Voici trois exemples récents trouvés dans la littérature.


Climate benefits of changing diet, est une étude faite en 2009 par l’institut hollandais de l’environnement :

  • Scénario 2050 au niveau mondial
  • Un scénario de référence type FAO 2050 et 4 scénarios avec plus ou moins de produits animaux : pas_de_boeuf, végétarien, végétalien et demi-végétarien (-50%)
  • Usage des terres : pour les terres arables, tous les scénarios sont proches, la compensation se fait à surface quasi constante. La différence se fait sur les prairies : par rapport à réference, 2 fois moins de prairies pour demi-végétarien et 6 fois moins pour végétarien. végétalien les élimine. Les ex-prairies retournent à leur état naturel, qui, selon la zone, peut être de la forêt, de la savane, de la toundra ou de la steppe, donc avec des capacités de stockage de CO2 très variables.
  • Emission de GES pour le secteur agricole : par rapport à référence, -40% pour demi-végétarien, -55% pour végétarien et -66% pour végétalien.


Ce type d’étude est pertinent pour nous aider à réfléchir. On peut comparer un monde végétarien avec -6,6 GtéqCO2/an par rapport au scénario de référence et un monde demi-végétarien avec -4,4 Gt (en considérant un monde végétalien comme trop utopique). En “abandonnant complètement la viande”, on gagne ⅓ de la surface des prairies actuelles et les émissions de GES diminuent de 2,2 Gt.


Une autre étude similaire et plus récente a été faite à l’université d’Oxford : Analysis and valuation of the health and climate change cobenefits of dietary change, 2016. Elle est d’une lecture assez laborieuse et présente le défaut de ne pas tenir compte du changement d'affectation des sols. La différence en GtéqCO2/an entre demi-végétarien (-3,5Gt/Réf.) et végétarien (-7,5Gt/Réf.) est plus élevée : 4 Gt. Cette étude fait une analyse régionale qui montre que 70% des gains se font en dehors des pays développés.


L’université de Cambridge a aussi contribué au débat en 2014 : Importance of food demand management for climate mitigation. Le changement d'affectation des sols est pris en compte mais seul un régime de type demi-végétarien est modélisé. Il permet de gagner 6 GtéqCO2 par rapport à la référence 2050.


La divergence entre les modèles est donc élevée : le gain du régime demi-végétarien varie entre 3,5 Gt et 6 Gt. La différence entre demi-végétarien et végétarien varie entre 2,2 Gt et 4 Gt. Presque des facteurs 2, ce qui montre que nous devons regarder les résultats des modèles avec prudence.

Essai de conclusion sur l’aspect écologie

Scénario demi-végétarien : il n’est pas déraisonnable de diminuer la consommation de produits animaux d’un facteur 2 au niveau mondial par rapport au scénario tendanciel 2050. Beaucoup de scénarios tournent autour de ce chiffre.

La diminution des émissions liées à l’élevage constituent 13% à 22% de l’objectif GIEC. 50% des prairies sont libérées pour un autre usage.


Scénario végétarien : aucun organisme de prospective “sérieux” ne considère ce scénario comme réaliste, c’est un “exercice de pensée”.

La diminution des émissions liées à l’élevage constituent 24 à 28% de l’objectif GIEC. 80% des prairies sont libérées pour un autre usage.


La différence entre un scénario diététique végétarien et un scénario demi-végétarien représente 8% à 16% de l’objectif de réduction du GIEC. Cette différence est loin d’être négligeable, mais les incertitudes sur les chiffres sont fortes.


L’aspect anthropologique

Homo sapiens vit depuis une dizaine de milliers d’années en compagnie des animaux d’élevage. Il a coévolué avec ces espèces domestiques, par exemple en “apprenant” à son génome à digérer le lait à l'âge adulte (dans certaines populations ). Un grande partie des paysages anthropisés dans le monde sont structurés par l’élevage. La présence culturelle de ces animaux appartient au patrimoine de l’humanité. Il est donc délicat de la rayer d’un trait de plume [Digard].

10 000 ans de relation entre l’homme et les animaux d’élevage peuvent-ils être abolis via le végétar/lisme ?


De plus, du fait que nous avons créé les espèces domestiques, nous avons peut-être quelques responsabilités vis à vis d’elles. Elles “comptent sur nous” pour exister, pour les protéger et pour les nourrir. Y a-t-il un problème éthique à les faire disparaître ?


Ces points sont peu abordés par les parties prenantes de la question animale dans le parcours bibliographique qui a été le mien. De ce fait, les arguments évoqués dans ce paragraphe sont assez personnels et sans doute assez faibles du fait de ma méconnaissance du sujet.


En première analyse, on peut être sceptique sur un changement aussi important.

Néanmoins, des changements anthropologiques de long terme ont déjà eu lieu : on a vu quasiment disparaître la population des paysans, vieille de 10 000 ans et remplacée par quelques agriculteurs en un demi-siècle. Ou, dans un domaine moins connexe, on a étendu le mariage à des couples de même sexe, en rupture avec une tradition de mariage en couple hétérosexuel datant semble-t-il de 3000 ans.


La cause animale peut aussi se prévaloir d’une épaisseur historique, car les arguments qui sous-tendent les prescriptions religieuses à visée végétarienne, hindouïste et autres, ne sont pas si différents de ceux des modernes défenseurs de la cause animale. Simplement, cette sensibilité accède à un statut plus grand public dans nos sociétés occidentales repues de nourriture.


Donc, même si on peut en garder la nostalgie, l’élevage pourrait disparaître. Est ce souhaitable ?


Ruwen Ogien aborde le problème sans vraiment apporter de réponses.


Le champ anthropologie des relations hommes-animaux est assez disjoint du champ de l’éthique animale, et les deux communiquent assez peu, ou de manière caricaturale.

Selon J.Porcher, l’industrie alimentaire pourrait viser à terme une disparition des animaux, remplacés par des produits de synthèse. Ceci induirait une convergence d’intérêts avec les abolitionnistes. Ce raisonnement un peu complotiste semble assez spéculatif étant donné l’état des recherches en ce domaine.


La réflexion la plus approfondie est celle, historique, d’Eric Baratay.


En résumé, je n’ai pas trouvé beaucoup de réflexions concluantes sur ce sujet. Plus de questions que de réponses.

Aspects sociologiques et politiques

Il semble peu vraisemblable que le monde devienne végétarien ou végétalien dans les décennies à venir. Sans parler d’une abolition légale de l’élevage qui ne pourrait que succéder à l’abolition de-facto dans la société. On peut le regretter mais l’histoire enseigne que les arguments purement moraux sont rarement décisifs.


Admettons donc pour un moment que le régime demi-végétarien pourrait être au niveau mondial une solution équitable pour l’homme, les animaux et l’écosystème, il faut se demander s’il est politiquement réaliste et s’il existe un chemin pour y arriver.

Attention, on quitte le ciel des idées et on atterrit ci-dessous avec des considérations de faisabilité assez pragmatiques.


Le demi-végétarisme est une position centriste finalement assez modérée. La tendance existe même déjà dans les pays développés où la consommation de viande, surtout dans les couches les plus favorisées de la population, a déjà diminué.

Mais sa généralisation se heurte à la logique d’industrialisation de la production animale, qui correspond à un état de fait quasi accompli. Il nécessite donc une sorte de révolution dont l’unique levier opératoire semble être l’opinion publique. Il s’agit de la rendre sensible à l’aspect inacceptable de la production animale, en regardant en face les conditions de vie des animaux et des travailleurs du secteur. L’industrie en question sait que l’opacité de cet aspect est clef. Pour sa promotion, elle utilise en village Potemkine les réalisations des bons éleveurs néo-traditionnels (vaches à l’herbe, porcs en extérieur).

Donc, la transparence ne peut être obtenue que via des phénomènes de lanceurs d’alertes, de vidéos piratées, bref d’actions de type activisme peu naturelles pour des “centristes”. Or, les activistes sont généralement de tendance vegan et ne s’intéressent pas à l’élevage traditionnel, qui leur semble aussi inacceptable que la production animale. Il y a donc de grandes difficultés à unir des arguments demi-végétariens à de l’activisme à finalité vegan. De plus, l’argument le plus opératoire pour l’opinion publique est les menaces sur sa santé, sans doute loin devant les considérations sur l’éthique vis à vis des animaux. Il est peu vraisemblable que des considérations de morale puissent convaincre une majorité de la population de payer sa viande plus cher.


L’option opérationelle la plus efficace à court terme pourrait être très classique, à travers un système de labels. Le consommateur n’a pas de moyen d’identifier clairement une viande dont les conditions de production satisfassent ses convictions éthiques, sauf peut-être pour les poulets et les oeufs. Imaginons donc un label “Viande équitable” similaire au label équitable pour le café, et qui garantirait aux animaux des conditions de vie et de mort décentes et aux travailleurs des conditions de travail supportables. Le consommateur pourrait alors faire un choix éclairé. Cette idée n’est pas nouvelle mais s’est heurtée en France et ailleurs à des résistances insurmontables à ce jour. Ni le label bio AB ni Label Rouge ne sont véritablement satisfaisants.


Les tenants de la main invisible du marché aiment chiffrer les externalités négatives pour pouvoir les imputer sur le coût du produit ou du service. Ainsi, en matière d’énergie, une taxe carbone peut orienter le marché de manière relativement automatique par rapport aux différentes parties prenantes.

Une viande équitable incorporera cette dimension gaz à effets de serre. Mais il n’existe pas de moyen de valoriser en euros la souffrance animale et humaine ...


Retombons sur terre : lors de la réunion 2016 des ministres de l’agriculture de l’OCDE, on peut regretter que, malgré le fait que deux organisations aient insisté sur l’importance des “healthy diets” (un euphémisme pour dire en particulier manger moins de viande dans les pays riches), ce point n’a pas été repris dans la déclaration commune.


En conclusion, il semble que le chemin vers le demi-végétarisme soit étroit.

En résumé …

Comme souvent, le monde est compliqué : en matière de demi-végétarisme, on est dans des nuances de gris. L’aspect éthique n’est pas décidable philosophiquement parlant; chacun est laissé à son jugement. L’aspect écologique est pareillement ambigu : différence significative par rapport à une option végétarienne, mais pas au point d’être insurmontable. Quant à la faisabilité et à la volonté politique, elle reste à démontrer. L’avenir nous en dira plus. A tout le moins, un accord entre les parties pourrait se faire sur une étape demi-végétarienne, en attendant d’aller plus loin … .

J’espère au moins vous avoir convaincu que les opinions définitives et les anathèmes dans les deux sens sont à éviter.

Jacques Talbot, septembre 2016

Bibliographie :

Les livres que j’ai lus, parcourus ou dont j’ai entendu parler pour écrire ce texte sont listés ci-dessous. Les livres sur ce sujet sont innombrables, c’est donc une sélection personnelle et relativement arbitraire :


  • Françoise Armengaud, 2011 - Réflexions sur la condition faite aux animaux
  • Eric Baratay, 2012 - Le Point de vue animal, une autre version de l'histoire
  • Florence Burgat, 2015 - La cause des animaux - Pour un destin commun
  • Aymeric Caron, 2016 - Antispéciste : une synthèse journalistique un peu verbeuse au service de la cause
  • Elisabeth de Fontenay, 1998 - Le silence des bêtes
  • Nicolas Delon, 2016 - Un Singer peut-il en remplacer un autre ?
  • Jean-Pierre Digard, 1990 - L'Homme et les animaux domestiques: Anthropologie d'une passion
  • R.M.Hare, 1993 - Essays on bioethics.
  • Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 2009 - L’éthique animale
  • Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 2011 - Anthologie d'éthique animale : apologies des bêtes : une compilation des textes des avocats de la cause animale à travers les âges
  • Catherine et Raphaël Larrère, 1997 - Le contrat domestique
  • Renan Larue , 2015 - Le végétarisme et ses ennemis : vingt-cinq siècles de débats : un autre historique pro-bêtes
  • Ruwen Ogien, 2011 - L'Influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale : léger sur la question animale, mais très intéressant par ailleurs.
  • Jocelyne Porcher, 2011 - Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle : l’amie des éleveurs tradis. Contre argument antispéciste : La viande heureuse
  • Matthieu Ricard, 2014 - Plaidoyer pour les animaux : Vers une bienveillance pour tous - un peu décevant, peu d'analyses originales si on lu les autres livres avant
  • Jonathan Safran Foer, 2009 - Faut-il manger les animaux ? : une synthèse équilibrée et compacte
  • Peter Singer, 1975 - Animal Liberation : le père moderne de la discipline
  • Tatyana Visak, 2013 - Killing Happy Animals : Explorations in Utilitarian Ethics


D’autres ressources :

  • Un cours en ligne (MOOC) sur le bien-être animal : fait par l’université d’Edimbourg en anglais (écossais et 100% féminin) : des éléments pragmatiques sur la vie et la mort des animaux d’élevage. On y voit en vidéo la réalité de l’élevage légal correctement effectué dans l’UE de nos jours, avec les améliorations qui ont été apportées par rapport aux “films d’horreur” bien connus; de fortes zones d’ombre persistent et ne sont pas cachées.
  • Une controverse assez bien documentée : L'élevage, un avenir durable pour l'environnement ?