Les Tiers-Lieux, une notion à expérimenter et co-construire

Publié par Raphaël Besson, le 4 février 2013   9.2k

Docteur en Sciences du Territoire (Laboratoire PACTE, Université Joseph Fourier, Grenoble) et Chef de projet Living Lab à la Casemate, Raphaël Besson nous présente les fondements de notre nouvelle rubrique Tiers Lieux.

Depuis l’Antiquité, les villes comme Babylone, Athènes, Alexandrie, Rome, Bagdad ou Cordoue ont créé des espaces propices à l’innovation, à destination des chercheurs, savants et ingénieurs du monde entier. Au cœur de Babylone, le temple Esagil accueillait des prêtres, médecins, astronomes et renfermait des ateliers, des laboratoires d’expérimentation pharmaceutique et des observatoires qui permettaient à l’Empire d’innover. Les Bibliothèques d’Alexandrie, de Rome, les Maisons de la Sagesse de Bagdad ou encore les Shang Pang de Pékin, fonctionnaient comme de véritables laboratoires et incarnaient déjà le souci d’un emplacement privilégié destiné au loisir de la connaissance. Les savants y trouvaient les instruments, collections, écrits de l’Antiquité grecque et latine, mais aussi des jardins zoologiques et botaniques nécessaires à leurs travaux.

La création d’espaces de savoir et d’innovation se retrouve au Moyen-âge avec la construction des monastères. Leur conception est largement inspirée de la pensée théologique et l’utopie insulaire qui induisent un isolement des chercheurs et des savants du monde extérieur. C’est au sein du cloître que doit se transmettre en toute autonomie la Vérité Absolue. Cette philosophie va inspirer la construction des Universités au XIIème siècle, qui adoptèrent toutes la figure archétypale du cloître. Dans les années 1960, la construction des campus universitaires et des technopôles constitue une version rénovée de l’utopie insulaire. On retrouve l’idée de créer des espaces de savoir isolés, auto-suffisants et éloignés des tourments de la vie moderne.

Palais de la Sapienza (Rome) (1)

Ces différents espaces de savoir se caractérisent par un développement souvent séparé du tissu socioculturel des villes. Ces modèles restent fortement tributaires d’une conception selon laquelle la production de connaissances est l’apanage d’une élite de chercheurs. A l’Antiquité ou au Moyen-âge, les sciences et les innovations sont l’expression des hommes d’Eglise, des savants et des universitaires. Les modèles des technopôles, des campus universitaires, et plus récemment des pôles de compétitivité ou des clusters font largement reposer les innovations sur les Universités, les centres de recherche ou les entreprises. Ces modèles n’évoquent que très superficiellement les dynamiques urbaines et les autres forces d’innovation qui existent dans la ville, comme les habitants et les utilisateurs des innovations. Seuls les modèles utopiques de la Renaissance et de la première Révolution Industrielle, à travers les descriptions de La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, La Cité Idéale de Claude Nicolas Ledoux, Icarie d’Etienne Cabet, le Phalanstère de Charles Fourier ou encore le Familistère de Jean-Baptiste Godin, avaient introduit l’idée d’ouvrir les innovations et les connaissances aux habitants de la Cité.

Familistère de Guise (1)

Or la notion de Tiers Lieux forgée en 1989 par le sociologue Américain Ray Oldenburg, s’inscrit justement dans cette philosophie utopique. Ces Tiers Lieux souvent positionnés au cœur des villes, cherchent à ouvrir, diffuser et partager les innovations et connaissances au reste de la Cité. Sont ainsi concernés les espaces de coworking, les Espaces Publiques Numériques, les FabLabs, Living Labs et autres Hackerspaces. Au-delà des définitions spécifiques de ces différents espaces émergents, cherchons ici à décrire les caractéristiques essentielles des Tiers Lieux.

Fab Lab de la Casemate (Grenoble) (1)

Des lieux hybrides

Les Tiers lieux sont des espace hybrides situés entre le domicile et le travail (un « home-away-from-home ») et à l’intersection de l’espace public et privé. Positionnés à l’interface des sciences, de l’économie et de la société, les tiers lieux ne sont pas restreints à un secteur particulier. Ils peuvent concerner les champs des technologies numériques, médicales, de la culture, du sport, des loisirs etc. Leur spécificité réside justement dans leur capacité à organiser l’interdisciplinarité dans des espaces qui peuvent être physiques et/ou virtuels.

Des lieux stimulant les interactions sociales

Les Tiers lieux créent les conditions d’une plus grande capacité relationnelle entre des acteurs hétérogènes. Première condition, l’ouverture entre les membres de la communauté des Tiers lieux elle-même et le monde extérieur (société civile et autres Tiers lieux). Cette ouverture réside dans la conviction que l’innovation repose sur la masse critique des connaissances mobilisées et la capacité des usagers à concevoir des solutions originales et différentes de celles prévues initialement par les concepteurs. Les tiers lieux sont également des lieux neutres, qui permettent de réduire les relations hiérarchiques de travail, les différences sociales, favorisant ainsi les rencontres informelles et personnelles.

Dans cette perspective, les compétences des médiateurs sont fondamentales au fonctionnement des Tiers Lieux. Elles permettent de construire des relations de confiance entre des acteurs socio-économiques et culturels différents, dépositaires d’habitudes de travail et de logiques cognitives distinctes. La convivialité et la flexibilité des Tiers lieux (atmosphère ludique, créative) sont tout aussi essentielles pour créer un sentiment de vie communautaire. La communauté d’acteurs des Tiers lieux peut ainsi travailler, se restaurer, se cultiver, flâner et se distraire grâce aux aménités mises à disposition.

Un nouveau rapport au travail, à la production et à la consommation

Les Tiers lieux présentent la spécificité d’interroger la finalité des productions. Sont tour à tour évoqués des objectifs très hétérogènes : « faire soi-même » (« Do it Yourself »), « créer du lien social »,  « mieux satisfaire les besoins qui s’expriment dans la société », « augmenter la qualité des produits, services et technologies », « produire de manière durable et responsable » etc. A travers ces objectifs ambitieux, l’un des enjeux est d’impliquer le plus grand nombre d’acteurs et de favoriser les initiatives ascendantes. Par ailleurs, le travail au sein des Tiers lieux repose sur l’ouverture, la collaboration, l’échange, l’interdisciplinarité, la co-production. Les usagers / utilisateurs sont ainsi placés au cœur du système d’innovation. Les Tiers lieux facilitent également le passage à l’expérimentation « grandeur réelle ».

Quant au modèle économique des Tiers lieux, celui-ci est avant tout hybride. Il émane de plusieurs sources de financement : subventions, adhésions, locations, prestations, crowdfunding, etc. Enfin, ces espaces procèdent généralement d’une remise en cause de la propriété intellectuelle classique et de promotion du « libre » ou de « l’open source ».

Une notion à expérimenter et co-construire

Face à la richesse et aux potentialités de ces espaces émergents, nous souhaitons inviter le plus grand nombre d’acteurs à contribuer à la rubrique Tiers Lieux, et ainsi partager les recherches, expériences et autres projets. Tout le monde est concerné : élus et responsables de l’aménagement et de l’attractivité territoriale, universitaires, acteurs économiques, partenaires sociaux et aussi citoyens, salariés, travailleurs indépendants et entrepreneurs.

Voir notamment les articles suivants :

>> Illustrations : madrideducacion.es (Flickr, licence cc), Jensens & LonganimE (Wikimédia commons), FabLabGrenoble (Flickr, licence cc)