Pierre Soulages : l’art d'explorer la lumière dans l’espace… « la lumière simple, et incréée » écrivait Yves Bonnefoy !

Publié par Joel Chevrier, le 19 décembre 2019   2k

Il y a 40 ans, Pierre Soulages a créé l’Outrenoir. Ces immenses tableaux noirs nous appellent à contempler la lumière. « Seule la lumière a eu vie pleine peut- être » a écrit le poète Yves Bonnefoy.

Pierre Soulages est au Louvre 

Le 11 décembre 2019 s’ouvrait l’exposition Soulages au Louvre quelques jours avant l’anniversaire de ses 100 ans. Les Outrenoirs, ces grands tableaux noirs qui travaillent la lumière dans l’espace devant le tableau sont au cœur de l’exposition. Trois œuvres ont été créées en 2019. Pierre Soulages explore comment ce noir installe la lumière dans l’espace depuis maintenant 40 ans. 40 ans à étaler des couches épaisses de peinture noire pour y inscrire stries et rayures. Si certaines sont larges et profondes, d’autres sont si fines et si subtiles qu’elles sont à la limite du perceptible. Dans cette recherche permanente, il utilise souvent des outils de sa propre production, quelquefois même proches de ceux de la peinture en bâtiment. Pour pousser toujours plus loin une exigence jamais totalement satisfaite.  

La lumière, l’Outrenoir et les vitraux de Conques 

Les Outrenoirs, ces surfaces noires si complexes, jouent de la réflexion et de l’absorption de la lumière. A chacune de mes visites au Musée de Grenoble, j’ai fait longuement les cent pas devant le grand Outrenoir qui y est exposé. Il est magnifiquement éclairé par un puit de lumière naturelle. Son apparence change ainsi au rythme des heures et des saisons. Un bonheur. 

A Conques, les vitraux sont constitués de grains de verre soudés ensembles à haute température. Ils sont le résultat d’une recherche acharnée de plusieurs années. La lumière qui pénètre dans la nef est transformée par la diffusion à travers les vitraux. Toute la lumière entre mais aucune image extérieure n’est perçue à l’intérieur, dit Pierre Soulages en substance. Le résultat saisit. Je suis aussi resté des heures à déambuler dans l’abbatiale de Conques pour suivre les changements de la lumière, de sa couleur, du bain de lumière étonnant qui s’installe grâce à la structure du monument et aux vitraux qui équipent ses ouvertures. Un bonheur renouvelé. 

Être fasciné par les Outrenoirs et les vitraux de Pierre Soulages et lire stupéfait L’Inachevable de Yves Bonnefoy

"Quand il eut vingt ans il leva les yeux, regarda le ciel, regarda la terre à nouveau, --- avec attention. C'était donc vrai ! Dieu n'avait fait qu'ébaucher le monde. Il n'y avait laissé que des ruines.

Ruines ce chêne, si beau pourtant. Ruines cette eau, qui vient se briser si doucement sur la vitre. Ruines le soleil même. Ruines tous ces signes de la beauté comme le prouvent bien les nuages, plus beaux encore.

Seule la lumière a eu vie pleine peut- être, se dit-il. Et c'est pour cela qu'elle semble simple, et incréée. - Depuis, il n'aime plus, dans l'œuvre des peintres, que les ébauches. Le trait qui se ferme sur soi lui semble trahir la cause de ce dieu qui a préféré l'angoisse de la recherche à la joie de l'œuvre accomplie."  

L’inachevable, ci-dessus, est un poème en prose issu du recueil La Vie Errante (1993) écrit par Yves Bonnefoy  qui aura été un des poètes contemporains les plus marquants. Il est décédé en 2016. Son œuvre est considérable. J’ai lu, en fait par hasard, ce poème de Yves Bonnefoy puis d’autres qu’il a écrit autour du dessin et de la peinture. Je repensais alors à l’exposition « Noir, c’est noir ? » (2016-2017) autour des Outrenoirs avec l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) et la Fondation Gandur pour l’Art, exposition dont j’ai été un des commissaires scientifiques. 

Chacun oscille, artiste ou scientifique, entre « l'angoisse de la recherche et la joie de l'œuvre accomplie ». Yves Bonnefoy me donne peut-être ici une clé pour mieux appréhender ma propre fascination de scientifique devant les œuvres de Pierre Soulages.   

Travailler la matière pour interagir avec la lumière : le peintre

Au terme de 40 ans avec les Outrenoirs, et une vie de peinture, Pierre Soulages reste un artiste à l’œuvre. Parler avec lui de son travail, c’est aussi entrer dans les détails des propriétés de la peinture, du verre, des outils et de l’éclairage. Et son propos dit clairement que cela n’est jamais fini. Il reste toujours à découvrir, à tenter, à expérimenter. A partir de cette matière noire, des outils et des grandes surfaces des tableaux, l’espace des possibles se révèle infini tant le résultat dépend de détails dans la texture qui peuvent être infimes. Ils sont aussi terriblement difficiles à contrôler lors la création de l’œuvre. Si les outils de Pierre Soulages sont parvenus à travailler la structure des surfaces sous le seuil de notre perception visuelle, environ au diamètre d’un cheveu, alors le phénomène de diffraction doit contribuer à notre relation avec son œuvre. Je n’ai jamais pas poussé l’étude à ce point même si le vérifier n’est probablement pas si difficile.  

Travailler la matière pour interagir avec la lumière : le scientifique

Nous ne touchons à la lumière que par la matière. Qui que nous soyons, nous ne pouvons approcher la lumière que par la matière. Nos yeux même absorbent la lumière pour que nous voyons. La matière, notamment par ses électrons, se couple à la lumière comme le découvre la science. Il s’en suit une multitude de matériaux et de dispositifs qui permet de mettre en œuvre ce couplage entre la lumière et la matière. Ils sont toujours plus fantastiques mais jamais parfaits, toujours limités, jamais ultimes. George Elwood Smith et Willard Boyle ont reçu le prix Nobel de physique en 2009 « pour l'invention d'un circuit semiconducteur à imagerie, le capteur CCD » qui, avec les capteurs CMOS, est une des technologies qui permet de produire des caméras de qualité professionnelle mais pour les usages de masse. Les performances toujours plus impressionnantes des dispositifs qui nous permettent de travailler la lumière dans l’espace et de la détecter, soulignent aussi que nous ne finirons jamais cette exploration toujours renouvelée. Pierre Gilles de Gennes, prix Nobel de Physique en 1991, a parlé quelque part, me semble-t-il, de l’optique comme d’un phénix. Elle revient toujours nous étonner avec ses découvertes inattendues. Elles changent le monde. Littéralement. Classique ou quantique, elle est la science de la lumière.

Pierre Soulages et les jeunes chercheurs à Lausanne

L’exposition « Noir, c’est noir ? » dans le Artlab de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne a permis la rencontre entre Pierre Soulages et les jeunes chercheurs qui ont créé de nouveaux dispositifs numériques pour approcher les Outrenoirs dans cette exposition. 70 ans les séparaient, ainsi que des révolutions scientifiques et technologiques. Une conversation s’est engagée autour des Outrenoirs, de la lumière dans l’espace, et des technologies de l’interactivité. Ces dernières ont permis de créer de nouvelles propositions pour rendre le visiteur d’aujourd’hui toujours plus acteur de son approche du tableau. Ce moment magique soulignait des émergences dans cette exploration sans fin de notre perception de la lumière dans l’espace, grâce aux œuvres de Pierre Soulages. 

Le film de Anne-Camille Charliat intitulé « Noir-Lumière, la peinture de Pierre Soulages en dialogue avec la science » explore plus avant comment ces mondes se croisent, dialoguent et échangent sur ces questions universelles que sont la lumière, la lumière dans l’espace, son interaction avec la matière et sa présence dans nos vies. 

Yves Bonnefoy pour conclure 

 « Heureusement la moindre de ces pensées est-elle tributaire de ce début du trait sur la toile, où le peintre a chance encore de se reconnaitre l’ignorant, et ainsi de sauver le monde.» Yves Bonnefoy dans Remarques sur le dessin (1993)   

Que pense un chercheur quand il lit ces lignes ? En particulier au moment de se lancer dans l’inconnu d’une expérience importante, en cet instant où, déterminé mais fragile, il oscille entre l’excitation et le doute. 

Les scientifiques et Pierre Soulages fascinés par les propriétés de la lumière dans laquelle nous baignons, paient le prix de cette lutte toujours recommencée avec la matière pour parvenir à explorer la lumière et à la contrôler dans l’espace. C’est tellement difficile. Les scientifiques échouent beaucoup avant de réussir. Pierre Soulages a détruit de nombreuses toiles insuffisantes à ses yeux. Mais tous continuent sans arrêt.


Sur le même thème, par le même auteur :