Société : flux d’information et modes de pensée*

Publié par Xavier Hiron, le 13 mars 2021   780

 Illustration d'en-tête : Paysage n° 3, stylo-bille sur papier couché, Xavier Hiron © vers 1985

 

Nous ne fonctionnons pas tous de la même manière, ce qui est heureux. Ni affectivement, ni intellectuellement, ceci est un fait entendu. Pourtant, il est possible de creuser cette simple observation un peu plus loin. D’abord en constatant que, de nos jours, nous sommes submergés d’informations et devons constamment nous adapter à l’intensité de ce flux permanent. Notamment parce que nous avons tendance à recevoir des messages de manière fragmentaire. Qui plus est, cette information voyage à une telle vitesse qu’elle n’a pas eu le temps ni d’être dûment vérifiée, ni analysée ni comparée. Puis nous passons à une autre tâche.

 

Il ne nous est donc pas possible, dans son immédiateté même, d’en retirer la substantifique moelle. Mais paradoxalement, nous n’en n'éprouvons, la plupart du temps, pas de manque intellectuel, car la vitesse du monde actuel ne nous laisse aucun répit, si ce n’est la quasi certitude que notre satisfaction de savoir sera certainement comblée ultérieurement. C’est la promesse de notre société de consommation, qui nous propose d’user de notre intellect comme de n’importe quel autre produit d’échange, et nous ne faisons plus suffisamment attention à la façon dont nous posons notre pensée. Signe des temps. 

 

Comment l’esprit contemporain cherche-t-il à se sortir de cette situation ? Nous mettons en place spontanément une pensée cumulative. Ce qui veut dire que nos esprits s’adaptent en continu au fait que, dans notre monde accéléré, une information chasse l’autre en permanence. Notre vigilance immédiate est capable de vérifier la cohérence avec l’information antérieure, sa pénultième, voire son antépénultième, mais qu’en est-il de la cohérence sur le long terme ? Peut-on simplement se suffire de ce flux continu pour éprouver (pris ici dans le sens de « mettre à l’épreuve ») notre capacité à extraire d’une bouillie médiatique un fil directeur sensé ? En d’autres termes, qu’en est-il de la puissance de notre pensée analytique* ?

 

Bien évidemment, pour y parvenir, il nous faut avoir acquis au préalable, par un moyen ou par un autre, des schémas fiables auxquels nous référer. Il faut aussi être en mesure de contraindre son esprit, par un effort de concentration acquis, à assurer la synthèse de ces informations, afin de nourrir en permanence la collection de nos schémas et de leurs variantes. Bref, l’esprit de synthèse* ne s’invente pas, il se cultive. Il demande du temps et de la persévérance. Et comme pour toute activité humaine, il nous faut l’éprouver (pris cette fois-ci dans le sens de « le renforcer ») par une forme d’entraînement régulier. Vous l’aurez compris, ce texte est en premier lieu un plaidoyer pour l’enseignement et l’éducation. Il met en évidence le danger qu’il y a à constater, par exemple, combien n’est plus aussi spontanément partagée l’idée même qu’enseigner la philosophie est, pour l’équilibre de notre société, un produit de première nécessité !

 

Mais au-delà de ce constat, outre qu’on n’observe pas, à strictement parler, d’exclusion entre les différents modes de pensée que nous venons d’évoquer, mais plutôt des prépondérances, il est une étape ultérieure, elle aussi primordiale. Il s’agit d’affirmer qu’une pensée bien comprise est une pensée qui se transmet, qui prend corps dans un langage maîtrisé. C’est là qu’intervient l’exercice de l’écriture, laquelle est une discipline (prise, quant à elle, dans le sens de « rigueur ») de tous les instants. Être en capacité de retranscrire clairement une suite d’idées complexes s’enchaînant les unes aux autres est un savoir-faire qui tend à disparaître, en dehors des disciplines de sciences humaines et universitaires.

 

Pages d'un carnet d'écriture spontanée, Xavier Hiron © vers 1990


Or notre société a un besoin criant de cette facilité à retranscrire un réel de plus en plus complexifié, tout en gardant une ouverture salutaire sur le rêve. À créer les fenêtres qui nous aideront à nous évader de la pesanteur observée du monde, sans en nier les paramètres incontournables…

 

In fine, et dans la logique de mes articles précédents, ce texte est donc un plaidoyer pour l’apprentissage et la maîtrise approfondie du langage, dans sa portée signifiante et sa technicité. Or le langage, on le sait, est une matière malléable qui a tendance à se déformer avec le temps ou sous la pression des particularismes, qu’on nommera pour l’occasion « jargons ». Il nous faut donc volontairement la remettre sur les bons rails en se confrontant régulièrement à elle. En la pratiquant comme on pratique des arpèges. Raison pour laquelle la culture est une et entière et ne peut être compartimentée. Ici réside l’une des vertus, je l’espère, de l’exercice formateur, pour les jeunes qui le pratiquent, des articles Echosciences.

 

Mais pour aller plus loin encore dans cette perspective d’ouverture que peut parfois contenir le langage, notons qu’à la pensée synthétique vient s’ajouter, sous certaines conditions, une dimension supplémentaire, en quoi consiste une pensée abstractive. Pensée qui se révèle particulièrement par le poème, dont la capacité principale est de développer une aptitude à concentrer l’expression et le sens qu’elle contient, en alliant dans une forme condensée l’évocation intuitive primordiale et sa substance cognitive finale. Ainsi, la poésie, bien qu’elle soit avant tout un mode d’expression, du fait qu'elle perpétue une fonction particulière de la perception, devient par ce biais un mode de pensée en soi.  

   

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Malgré ta beauté, malgré ta tendresse

Ton insouciance et ta valeur enchanteresse 

Que tu caches à travers les anges

Blonds de ton sourire en délicatesse

Offert à nos longues ombres subites

Et à nos orgues de jeunesse

Ton sein, un jour, tombera dans la poussière.

 

Malgré ta brutale sérénité, ta sauvage irradiance

Ton grand désir d’équité de lama dans son impuissance

Malgré le désert et le vent, malgré l’immense immensité

De tes yeux doux et de ta verte appétence

Pour la gloire de tes hautes humeurs

Que tu distilles à travers le temps

Ton sein, un jour, tombera dans la poussière.

 

Mais aujourd’hui que ta saveur

Entière est mise dans une heure

Où tu défiles et où se mirent

Les lettres des journaux en pleurs

Qui, dis-le moi, te fera croire

Et prédire aux grands yeux des miroirs

Que ton sein, un jour, tombera dans la poussière ?

 

(Les très nombreuses heures que le ciel échafaude

Se blottissent en nous, se nichent dans nos cœurs…)

 

Alors, déploie tes jolies mains

Aux feux sanglants, aux aurores boréales

Malgré que vous ayez échappé aux chemins

Malgré que vous ayez échappé à la mort

Et envole-toi maintenant

Avant que ne te rattrape le voile

De tes seins anciens tombés dans la poussière…

  

                                                                                              1810- Ode à la femme mère (30)

                                                                                               Xavier Hiron © 2021


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 Note (*) :  

il existe plusieurs façons de classer la pensée, parmi lesquelles on peut distinguer généralement soit deux styles de pensée : intuitive ou analytique (voir Psychomédia)

soit quatre grands modes, notamment exposé dans le livre La boîte à outils du management 

§  Le style " Leibnitz " : le modèle rationnel, la logique, la déduction.

§  Le style " Kant " : l'esprit critique, la justification du raisonnement.

§  Le style " Hegel " : la dialectique, la synthèse entre plusieurs voies.

§ Le style " Locke " : l'observation du terrain, la place à la sensation.


Arbre  penché dans la nuit , stylo-bille sur papier couché, 

fichier numérique retouché, Xavier Hiron © vers 1995