Matière et mètres cubes d’acier de Richard Serra : c’est du brutal !

Publié par Joel Chevrier, le 25 août 2014   11k

Après les oeuvres de Marcel Duchamp et Pierre Soulages, le physicien Joël Chevrier poursuit sa déambulation dans son musée "idéal". Aujourd'hui, place aux oeuvres monumentales de Richard Serra.

Un bloc d'acier cubique et plein d'environ 2 m de côté, c’est l'hommage du sculpteur Richard Serra à Charlie Chaplin, qui est exposé à Berlin depuis 1978. De l'acier brut. Sa couleur est celle de la rouille. En fait, il n’y rien à découvrir sur cette surface. Tout le monde connaît la rouille. Au delà de la rudesse et du contraste avec l’environnement immédiat, la surface de ce cube plein n’est pas l'objet premier de cette sculpture. On dirait bien en tous cas. Sa forme est à peine plus intéressante au premier abord (1) : difficile de faire plus banal qu’un cube.

Berlin block for Chaplin Chaplin de Richard Serra (1978)
Cube d’acier de 2 mètre environ et d‘une masse 77 tonnes
Extérieur de la Neue Nationalgalerie Berlin

La banalité de sa forme contraste avec la difficulté certaine de la fabrication qui est pour le coup, partie prenante de la démarche artistique quand on écoute Richard Serra. Manipuler et former ces tonnes d’acier n’est pas un jeu. Comptent donc d’abord certainement sa taille et son volume (2). Avec deux mètres de côté environ, il est à notre échelle. À taille humaine. C'est plus que notable mais c’est bien le seul paramètre qui nous le rende proche. Son volume est de plusieurs mètres cubes alors que notre corps a un volume en fait de moins de 0,1 m³ pour la plupart d'entre nous qui faisons moins de 100 kg. Et surtout un tel volume d'acier a une masse de 77 tonnes d’après Richard Serra. Sculpture vraiment étonnante donc: couleur de rouille qui souligne combien cette œuvre est primitive, et surtout une forme évidente apparemment sans intérêt. Le message paraît donc clair: de la sculpture « Block pour Charlie Chaplin », on ne retient littéralement que la présence brutale de la matière dans notre espace.

Et d’ailleurs, on peut lire dans Richard Serra, Ecrits et entretiens 1970-1989, Paris, éd. Lelong, 1990, p. 220 : « La gravité a toujours été un problème de sculpture. La façon dont ce problème est résolu fait partie de toute définition de la sculpture. ». Puis, page 248. : « Le poids est pour moi une valeur, non qu’il soit plus contraignant que la légèreté, mais j’en sais seulement davantage sur le poids que la légèreté, et j’ai par conséquent plus à en dire. J’ai plus à dire sur l’équilibre du poids, la réduction du poids, sur l’ajout et le retrait de poids, la concentration de poids, le levage de poids, l’appui du poids, le placement du poids, le verrouillage du poids, les effets psychologiques du poids, la rotation du poids, le mouvement du poids, la direction du poids, la forme du poids. J’ai plus à dire sur les ajustages perpétuels et méticuleux du poids, plus à dire sur le plaisir qui provient de l’exactitude des lois de la gravité. J’ai plus à dire sur le traitement du poids de l’acier, plus à dire sur la forge, le laminoir et le four à sole. Il est difficile de communiquer les idées du poids des objets de la vie quotidienne, car ce serait une tâche sans fin ; il y a une immensité impondérable de poids. (...) »

Intervals, Gagosian Gallery, New York

Pour le spectateur, la masse et le poids s’imposent effectivement mais aussi et peut être d’abord son volume irréductible, espace désormais inaccessible puisque occupé par 77 tonnes d’acier. À raison d’environ 0,01 nm³ par atome, ce cube plein occupe un volume de plusieurs mètres cubes ! Cette sculpture est donc d’abord un volume. En sa présence, ce morceau d'espace est retiré au monde. Récupérer cet endroit demande de déplacer et de se coltiner une masse de 77 tonnes. Il y faut un engin de levage respectable. De fait, c’est à l’image de toute une industrie sur la planète qui, à tout instant, bouge et déplace des masses de toute taille. Donc bon courage si vous voulez emporter « Block for Charlie Chaplin » chez vous (mais pas dans les étages…!).

Transport d'une oeuvre de Richard Serra

Les œuvres de Richard Serra sont grandes, massives et pleines. Du mètre à quelques dizaines de mètres. Richard Serra est d'abord du côté du volume. Pas des surfaces. Elles s'inscrivent ainsi dans notre relation à l'environnement. À travers nos actions et notre perception, notre vie quotidienne est conditionnée par ce rapport aux volumes et aux surfaces. Nous voyons des surfaces pour l'essentiel autour de nous et nous habitons un monde de surfaces. C’est à dire que nous n’habitons pas ni ne voyons l'intérieur des murs. Le héros du Passe-muraille de Marcel Aymé, lui, habite un monde de volumes. Il visite l'intérieur des murs. Par le toucher, nous interagissons avec la plupart des choses et des personnes autour de nous. D'abord, donc par la perception des surfaces, la rugosité, leur texture,… notre environnement est pour beaucoup un monde de surfaces.

Nous sommes néanmoins très sensibles aux volumes.

D'une part, par la masse des objets et donc leur poids, tous deux proportionnels au volume. Comme le souligne Richard Serra ("Il est difficile de communiquer les idées du poids des objets de la vie quotidienne, car ce serait une tâche sans fin ; il y a une immensité impondérable de poids"), notre perception de la gravité, une des quatre interactions fondamentales tout de même, est constitutive de notre vie. Personne ne pense qu'il perçoit l'un des aspects les plus fondamentaux de l'univers quand il soulève sa tasse à café ou autre chose ! Ca va sans dire malgré la pomme de Newton !

Union of the Torus and Sphere, Beacon, NY

D'autre part, par l'extension des objets dans l'espace. Encore plus évident. Probablement trop évident tant nous sommes chacun, individus dans un monde d’objets. Le dire ainsi résonne étrangement tant une alternative paraît inconcevable. L’espace occupé par mon corps n'est plus disponible pour personne : « non mais et puis quoi encore ! » Se baigner ne signifie pas partager l'espace avec l'eau mais prendre sa place. Archimède a d’ailleurs beaucoup insisté sur ce point : « Tout corps plongé dans un fluide subit une force verticale, dirigée de bas en haut et opposée au poids du volume de fluide déplacé. » Et pourtant…

Pourtant, il faut bien toute la mécanique quantique pour comprendre la stabilité des objets autour de nous (et de nous-même donc), leur extension dans l’espace qui va avec une distance entre atomes dans les liquides et les solides si peu variable qu’elle a conduit à la définition d’une unité : l’Angström = 0,1 nanomètre. On va y revenir.

Cette différence entre la surface et le volume est une question scientifique et technologique importante. De celles qui séparent le monde en deux. L'effet des surfaces dans le domaine des nanotechnologies est particulièrement important, dominant même. Sur terre, la gravité, force volumique, est à cette échelle, négligeable. Sur la photo ci-dessous, une fourmi boit dans une goutte d'eau posée devant elle.

Exercice impossible à notre échelle : une goutte de quelques centaines de kg baignerait le candidat buveur le temps de dire ouf. Pour la fourmi, le poids d’une goutte d’eau n'est pas un problème. Son interaction avec la goutte d’eau est d'abord une question de surfaces, de mouillage. À notre échelle, le poids domine. Nous manipulons l'eau avec des verres et des bouteilles, pour éviter de la voir se répandre en flaques. L'eau coule vers le point le plus bas accessible. Rivière, fleuves,…

LIQUIDE est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. De ce vice, qui le rend rapide, précipité ou stagnant; amorphe ou féroce, amorphe et féroce, féroce térébrant, par exemple; rusé, filtrant, contournant; si bien que l'on peut faire de lui ce que l'on veut, et conduire l'eau dans des tuyaux pour la faire ensuite jaillir verticalement afin de jouir enfin de sa fagon de s'abîmer en pluie : une véritable esclave.

Extrait du poème de Francis Ponge, De l’eau dans “Le parti pris des choses” 1942

Richard Serra ne travaille pas à l’échelle de la goutte d'eau. Il est d'abord du côté du volume, de la masse. Des sculptures de Richard Serra, un artiste minimaliste, comme ce « Block for Charlie Chaplin », s'imposent à nous d’abord par leur volume. Ses blocs nous manifestent leur masse, leur densité et leur poids. Des concepts scientifiques très fondamentaux sont bien vite là sur ces questions. Le dépouillement, la brutalité même de ces œuvres ne laissent pas vraiment le choix : elles mettent le spectateur au contact de questions très profondes que le physicien connait bien.

D'abord la gravité déjà mentionnée, visiblement importante dans la réflexion artistique de Richard Serra. En fait elle est probablement ici l'aspect le plus simple, le plus immédiat de son œuvre. Ces blocs d'acier sont comme la version statique de la pomme de Newton. Mais cette vision de la gravité est tout de même indirecte. Il faut y penser soi même car rien ne bouge ici.


... Cependant le soleil et la lune sont jaloux de cette influence exclusive, et ils essayent de s'exercer sur elle lorsqu'elle se trouve offrir la prise de grandes étendues, surtout si elle y est en état de moindre résistance, dispersée en flaques minces. Le soleil alors prélève un plus grand tribut. Il la force à un cyclisme perpétuel, il la traite comme un écureuil dans sa roue

Extrait du poème de Francis Ponge, De l’eau dans “Le parti pris des choses” 1942

Oui évidemment devant 77 tonnes d’acier, penser à la force de pesanteur associée, c’est à dire un poids de 770 000 Newton, ne demande pas un grand effort d’imagination. C’est très lourd.

Rouille sur la sculpture Forty Years - Intersection II, au MoMA à New York

Mais ce qui s'impose bien plus en face du spectateur est le volume. L’espace occupé par ce bloc est donc inaccessible au reste du monde. Là, ce n'est pas une allusion, ou une proposition. C’est très direct : personne ne peut entrer dans le bloc. Cette matière inerte, à la forme sans expression manifeste, installe donc son exclusivité sur ces quelques mètres cubes d’espace. On peut tenter d’apprécier, avec un regard de scientifique, à quel point avec cette installation, Richard Serra est au cœur d'une matière qui occupe l'espace sans partage, sans discussion possible. Il faut alors mobiliser rien moins que la mécanique quantique et l’interaction électromagnétique pour traiter scientifiquement de ces questions. De fait, immense succès, la mécanique quantique, dans un cadre cohérent et solide, permet de "stabiliser l'atome et la matière solide", de fonder la chimie en traitant des échanges d'électrons entre atomes, ce qui est l'essence de la liaison chimique.

Mais succès bien récent puisqu’il a moins de un siècle. A partir de là, on sait décrire la matière faite d'atomes et expliquer les propriétés de cette matière à l’état liquide ou solide. Parmi ces propriétés immédiatement perceptibles et bien décrites, la densité (3) est pratiquement constante pour tous les objets autour de nous. Elle est en fait toujours autour de quelques tonnes par mètre cube. Elle est associée à une distance entre atomes pratiquement constante dans tous les solides ou liquides. Fascinant de constater que  considérer « Bloch for Charlie Chaplin » avec ce regard de scientifique conduit immédiatement à des questions de physique très fondamentales (4). Sur la terre, la densité des solides varie finalement peu. Pour être lourd, je peux dire vraiment lourd, il faut du volume. Un petit pois de 18 tonnes, ca n’existe pas et il n’y pas de « pourquoi pas ? » qui tienne. Les sculptures de Richard Serra exhibent un poids important par leur volume que nous devinons ou savons plein. Comment fait on alors dans Le Voyage fantastique de Richard Fleischer (1966) et dans tous les films ou livres qui rétrécissent les gens comme Gulliver ? Réponse : on ne fait pas. Sinon au cinéma ou dans les livres. Comprimer la matière solide qui nous environne nous est simplement impossible. Certes la taille des atomes varie à travers la table de Mendeleïev mais finalement bien peu. Les nanotechnologies se débrouillent en utilisant peu d'atomes pour faire petit. Elles ne les compriment pas. Ce n’est pas une option.

La physique, et en particulier l'astrophysique, connaissent des états de la matière avec des densités considérablement plus élevées comme dans le cas des naines blanches ou des étoiles à neutrons. Dans ce dernier cas, on peut avoir plusieurs fois la masse du soleil dans une sphère de rayon 10 km environ. Mais ce sont des états de la matière pour lesquels la chimie ancrée sur l’interaction électromagnétique dans le cadre de la mécanique quantique, et qui décrit l'organisation de la matière autour de nous, ne peut rien. Ces densités extraordinairement élevées sont le résultat d'un effondrement gravitationnel de la matière sur elle-même. Ici est brutalement rompu le lien immédiat entre le volume et la masse à travers une densité quasi constante de quelques tonnes par mètre cube, ce lien au cœur des sculptures de Richard Serra. En astrophysique, petit peut être massif. Vraiment très très massif. Sans mesure avec tout ce qui nous environne et nous constitue.

L'interaction attractive qui conduit à la condensation de la matière autour de nous pour obtenir des liquides et des solides, est l'attraction entre des charges plus (les noyaux des atomes) et moins (les électrons de la chimie), manifestation de l’interaction électromagnétique. Dans l'espace pour les objets comme les étoiles à neutrons, l'interaction attractive qui conduit à ces densités énormes est l'attraction gravitationnelle. Ces deux cas si différents ont pourtant un point commun: le mécanisme qui stoppe l'effondrement de la matière sur elle. Pour empêcher la densité d'augmenter sans fin sous l'effet de l’interaction attractive, il ne faut rien moins qu'un des principes les plus fondamentaux de la mécanique quantique appliqué aux électrons pour la matière autour de nous ou aux neutrons dans le cadre des étoiles à neutrons : le principe d'exclusion de Pauli découvert en 1925 par Wolfgang Pauli. Il a donc permis d'expliquer la stabilité de la matière qui nous entoure mais aussi celle des étoiles à neutrons. Excusez du peu. Il nous faut donc plonger au cœur de la physique la plus fondamentale pour aborder la description de 77 tonnes d’acier. Ceci dit, décrire la stabilité de 77 tonnes ou de 1 milligramme, c'est du pareil au même. La quantité ne fait pas grand-chose à l’affaire, même si c’est bien loin d’être évident (5)…

Deux types de particules existent : les fermions (nommé d'après Enrico Fermi) et les bosons (nommé d'après Satyendranath Bose). Les neutrons et les électrons sont des fermions. Le principe d'exclusion de Pauli s’applique aux fermions. Il décrit la brutalité du comportement collectif des électrons dans les atomes et dans la matière. "Deux électrons ne peuvent être au même endroit dans le même état quantique." « Bloch for Charlie Chaplin » contient quelques 10 puissance 23 électrons. Ces électrons sont indiscernables. Impossible de les distinguer les uns des autres mais pour les décrire ensemble, il faut autant d'états quantiques distincts à un électron. Comprimer ce bloc d'acier ou se superposer à lui conduit immédiatement à changer la distribution en énergie des états quantiques à un électron utilisés. Lors d’une tentative de compression ou d’intrusion, l’augmentation de l’énergie de l’ensemble de ces électrons est très rapidement phénoménale. Vraiment phénoménale. En fait c’est impossible. Répulsion immédiate à la clé qui porte joliment le nom de répulsion de cœur dur. Dans la vie quotidienne, tenter une intrusion dans un mur, conduit à une bosse sur le front…

Présentation trop rapide, qui veut d’abord souligner que si dans son occupation de l’espace, « Block for Charlie Chaplin » ne craint personne, il faut en chercher une description au plus profond de la physique de la matière condensée, une grande spécialité grenobloise (6). Si ce bloc d’acier impose son occupation de l'espace en toute tranquillité, c’est le principe de Pauli qui en donne la raison fondamentale en partant des électrons et des atomes. Le bloc d'acier au demeurant n'est pas le seul à bénéficier du principe de Pauli. Apprend-on toujours à l’école primaire: « l'eau est un liquide inodore, incolore, sans saveur… et incompressible » ? L'eau coule mais en fait ne se comprime pas bien plus que l'acier et seulement au prix d'un effort énorme. À la surface de la Méditerranée ou dans la fosse des Mariannes par 10 km de fond, l'eau est la même, quasi incompressible. Au cœur de la matière, le principe de Pauli, les électrons, indiscernables fermions. Rien de moins pour fonder la description de la matière autour de nous et de propriétés qui vont sans dire tant elles sont habituelles.

Ombres sur les Torqued Ellipses

Vision très particulière clairement de cette œuvre. Elle a au moins un avantage : elle me permet de m’émerveiller du regard fulgurant que portent des artistes comme Richard Serra sur la matière à partir de l’utilisation de l’acier Corten (7).

Ecrit (8) au Musée Guggenheim de Bilbao devant la Matière du temps de Richard Serra.

>> Notes :

  1. Quoique. Voir le prochaine article : « Autour de R. Serra et l’acier : forme et matière »
  2. Voir aussi Philibert et Marguerite dans le cloître du Musée de Brou à Bourg-en-Bresse (1985)
  3. Plutôt qu’une densité ici en kg/m3, il faudrait utiliser la masse volumique. Ce serait plus propre. Le raisonnement marche en fait aussi bien avec la « vraie densité », rapport de la masse volumique à celle de l’eau, et donc quantité sans dimension.
  4. … regard de physicien qui n’oublie jamais son état
  5. Pour physicien (Licence requise): cf une introduction de la question dans Quantique: Rudiments de JM Lévy Leblond et Françoise Balibard
  6. Avec en particulier l’Institut Néel, l’INAC, le LNCMI, le CRETA, l’ILL, l’ESRF, le LIPHY, le SIMAP, ce dernier avec un groupe de recherche Physique du Métal au cœur de la question de la structure de ces matériaux…
  7. Des œuvres de Bernar Venet et d'Eduardo Chillida en acier Corten sont exposées dans le jardin de sculpture du Musée de Grenoble
  8. … regard de physicien qui n’oublie donc jamais son état même au Guggenheim à Bilbao mais c’est de la faute de Richard Serra et de ses blocs d’acier.

>> Créditsthe real duluozstephane333, trevor.pattGraham Coreil-Allen, GrufnikKevin C.Wally GobetzChristopher AmosAugie Ray