Les poussières : des nanos à l’inframince de Marcel Duchamp

Publié par Joel Chevrier, le 13 juin 2014   11k

Après les Outrenoirs de Pierre Soulages, Joël Chevrier poursuit son voyage de physicien en quête de sens dans l'oeuvre de Marcel Duchamp.

Les poussières sont partout. Chacune est imperceptible mais elles sont néanmoins toujours présentes et s'imposent dans nos vies. Leur apparition dans un appartement est la marque de l'absence prolongée ou « d'une certaine négligence ménagère ». La poussière est synonyme de corvées, de temps qui passe et toujours de nuisances en particulier pour nos bronches, nos yeux… Pour Galilée, la Lune est terreuse. A cet égard peut-être même un peu trop. Taper « poussière lune apollo » dans Google montre à quel point cette fine poussière lunaire peut être une plaie. Les tourbillons de poussières géants vus sur Mars, les « Dust Devil », montrent aussi combien les poussières sont vraiment partout.

Sur Mars :

Sur la Lune :

Image de la NASA montrant un astronaute couvert de poussière sur la Lune

Il y a même des poussières dans l’espace interplanétaire, c’est dire (1) … 

Image au microscope électronique d’un agrégat de grains de poussière interplanétaires. Chaque grain est une taille de moins d’un micromètre

Grenoble, à travers les nanotechnologies, est une ville qui travaille aux petites dimensions, celles où les poussières sont des monstres. Impossible de les tolérer dans un environnement d'usine à nanopuces. Conséquences, autour de Grenoble, à MINATEC, à Crolles, chez ST Microelectronics, chez SOITEC, pour les étudiants en formation au CIME Nanotech (G-INP et UJF) dans GIANT, des milliers de mètres carrés de salles blanches dans lesquelles on contrôle tout, on filtre et on purifie l'air, les gaz, les fluides de toutes sortes, on nettoie les récipients comme personne. Tout avec une rigueur maniaque et des budgets... en conséquence. Le personnel, comme on le voit sur la figure maintenant commune, travaille en combinaison intégrale protectrice tant chacun d'entre nous est une source intense d'émissions de poussières variées.

Des sites comme "Le site de l'Ultra-Propreté", "40-30" ou "Dust.com" soulignent l'ampleur de ces questions. Faire face aux poussières, assurer la qualité des environnements génèrent une activité industrielle et économique de grande ampleur qui nécessite la mobilisation de hautes technologies dans un grand nombre de domaines comme la chimie, l’électronique, la pharmacie. La réactivité chimique et l’activité biologique associée, de la matière finement divisée jusqu'à l'échelle nanométrique, sont telles qu'elles ont conduit à la création d'une plate-forme importante de nanosécurité à Grenoble. Il n’y a qu'à voir comment des poussières de toute dimension dans l'environnement et d'origines diverses imposent leur présence dans l'actualité en particulier lors des pics de pollution. De fait la lutte permanente contre cette omniprésence des poussières nous occupe beaucoup alors que, hors les pollens et autres poussières vivantes comme les acariens, nous avons quelques difficultés à trouver une quelconque utilité à ce résidu produit en quantité massive par le monde comme il va.

Des opérateurs de STMicroelectronics en salle blanche

Leur contrôle et leur élimination sont donc des activités industrielles. On le verra plus loin dans cet article, la description scientifique des poussières réclame des concepts de haut niveau. Face à cette présence massive mais au seuil de la perception humaine (pas facile de voir et de manipuler une seule poussière), la surprise vient de l’art : peu d'œuvres semblent travailler ce matériau pourtant au cœur de notre monde et de nos vies. Si c’est vrai, c'est tout de même une surprise (n'hésitez pas à me le signaler sur Twitter ou Facebook).

Peu d'œuvres peut-être mais une seule viendrait-elle combler ce vide ?

Dust Breeding (ou Elevage de Poussières) de Marcel Duchamp, matérialisée par la célèbre photographie de Man Ray (voir ci-dessous), est une œuvre centrale et toujours bien vivante comme le souligne l’émission  de France Culture « Les Regardeurs » consacrée à cette photo il y a un an avec le regard d’un artiste d’aujourd’hui, Philippe Parreno, ancien élève de l’Ecole Supérieure d’Art et de Design Grenoble-Valence, aujourd’hui artiste de niveau international.

Pendant des mois, Marcel Duchamp a laissé s'accumuler la poussière sur une plaque de verre (en fait sur le célèbre Grand Verre). La photographie de Man Ray est d'excellente qualité (après plus d'une heure de pause à l’époque): la présence d'une épaisse couche de poussière sur le verre est perçu au premier coup d'œil. Rien d'anecdotique dans cette production qui permette de la balayer d’un revers de main avec une remarque du genre : « si je ne fais pas le ménage chez moi, c’est pareil ». La paresse légendaire de Duchamp n’explique pas ce projet. Sa création de l'inframince, interrogation sur un art de l'imperceptible, de l'invisible, le démontre. Le Wiktionnaire dit de l’inframince: « Concept esthétique créé par Marcel Duchamp désignant une différence ou un intervalle imperceptible, parfois seulement imaginable, entre deux phénomènes ». L’inframince est au centre du livre intitulé "De l'inframince. Brève histoire de l'imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours" de Thierry Davila, conservateur au MAMCO (Musée d’art moderne et contemporain) de Genève (voir la page de l'éditeur).

Dust Breeding, 1920, Man Ray (23.9 x 30.4 cm)

Les poussières, objet de cette création artistique, apparaissent ici comme un messager, un médiateur d’une réflexion profonde et d’une création artistique de Marcel Duchamp autour de la partie invisible de notre monde. Cette démarche artistique qui approche l’imperceptible à travers le comportement des poussières est au plus près de nous, presque banale en fait. Il reste étonnant de voir Marcel Duchamp attirer notre attention sur cette dimension du réel, c’est à dire nous mettre le nez sur ces questions à partir de Dust Breeding, Elevage de Poussières, sur le Grand Verre.

Cette mise en scène du long et permanent dépôt des Poussières sur une surface lisse en lien avec une réflexion sur un art de l’invisible parle immédiatement à un scientifique. Ce n’est pas si simple à présenter car la description scientifique du comportement des poussières nécessite des concepts avancés. Notons au passage que Marcel Duchamp est un contemporain de Jean Perrin, de Henri Poincaré, et de Paul Langevin (2). Thierry Davila souligne combien il a été influencé par la Science et l’Hypothèse de Poincaré. Il vit cette période où bien des éléments clés apparaissent qui permettent de comprendre ces comportements de la poussière. La première édition du livre de Jean Perrin, Les Atomes, sort en 1913.

Évidence : les poussières tombent. Comme tout le reste. A la différence de tout le reste, les poussières tombent lentement. Très lentement on le sait et elles tombent d'autant plus lentement qu'elles sont plus petites. De taille micrométrique, soumises au hasard des collisions permanentes avec les molécules de l'air, elles errent longtemps avant que le poids par son action constante ne finisse par les projeter sur une table, un livre, le sol. Une projection de l'espace à trois dimensions sur une surface à deux dimensions après une marche erratique dans l'air. Immédiatement de la physique statistique avec notamment un modèle célèbre connu sous le nom de marche de l’ivrogne (ou marche aléatoire...).

Toutes ces questions me semblent au cœur de l'inframince et, à tout le moins, bien présente dans cet art de l’invisible. La lenteur aussi, cette relation au temps qui se manifeste aussi chez Duchamp à travers une paresse légendaire et revendiquée. C'est aussi le fait que dans le temps de l'action humaine, disons une seconde, une minute ou une heure, rien ne se passe ou si peu ici. En général, on ne regarde pas plus les cheveux pousser que la poussière tomber. Il faut des jours, des semaines voire des mois, pour particule de poussière par particule construire une couche de poussière visible, évidence d'un temps qui s'écoule.

La lumière d'un vidéo-projecteur éclaire des poussières en suspension

Évidence aussi de l'irréversible donc : la poussière couvre tout constamment sans répit et efface. Par la photographie de ce dépôt patiemment accumulé, accompagné d'une réflexion sur l'art de l'invisible, au seuil de la perception, Marcel Duchamp, en artiste, nous permet d’explorer des questions fondamentales dans lesquelles les scientifiques ont fait (et font encore) des découvertes spectaculaires. Comme le dit Giuseppe Penone dans ses entretiens avec Francoise Janin : « Une des fonctions de l'art est la relecture permanente de la réalité. »

Le déplacement erratique à toutes les échelles d'une poussière invisible est connu en physique sous le nom de mouvement brownien. Sa description due pour une partie essentielle à Albert Einstein en 1905. Le mouvement brownien résulte de l’effet des chocs causés par les molécules qui induisent un mouvement désordonné de la poussière. C’est la manifestation à l'échelle atomique de la chaleur. Le hasard, le désordre, le chaos règnent en maître à ces échelles. Jean Perrin, prix Nobel de physique en 1926, ouvre une fenêtre sur l’observation expérimentale de ce mouvement chaotique en l'observant au microscope optique à partir de particules micrométriques en immersion dans un fluide. Il souligne ici la limite du concept habituel de trajectoire et de mouvement régulier. Là, la particule observée, ici une poussière, change de direction à tout instant sous l’effet des chocs innombrables (de l’ordre de plusieurs milliards de chocs par seconde). Marcel Duchamp attend pour constater l’effet de la projection au hasard de ces particules de poussière sur une surface. Passage de l'espace à trois dimensions sur une surface de dimension deux, qui permet de concentrer tous ces imperceptibles pour après des mois nous les rendre visibles. Dust Breeding ou Elevage de poussière, nous donne à voir et à prendre conscience que l'accumulation des poussières sur des surfaces est le résultat d'un long voyage vers le bas qui signe la victoire du poids mais victoire largement retardée par les collisions au ha ard, qui sont donc la manifestation à l'échelle nanométrique du désordre caractéristique de l'agitation thermique, en fait de la chaleur.

A la suite de Brown, Einstein, Smoluchowski, Perrin, Langevin, Wiener et les autres… l'étude de l’accumulation lors d'un dépôt au hasard, sur une surface a fait l'objet de nombreuses études tant théoriques que expérimentales en sciences des surfaces ou en croissance cristalline. Cette activité prend une ampleur particulière dans les années 80 et 90 (au XXe siècle !) probablement grâce à la rencontre de trois évolutions concomitantes mais indépendantes. Les machines de dépôt des atomes ou des molécules sur des surfaces, celles largement utilisées par la nanoélectronique, sont à maturité. Les ordinateurs sont capables de simuler rapidement ces dépôts en prenant en compte des nombres énormes, et surtout suffisants, de particules. Les modèles théoriques pour décrire l'agrégation des particules sur des surfaces sont au rendez-vous en particulier à Grenoble avec les travaux autour de Jacques Villain.

Exemple de fractale : Le triangle de Sierpiński

Aussi dans le même temps, en 1982, Benoît Mandelbrot publie son livre The Fractal Geometry of Nature. Les fractales sont parmi les outils qui vont faire le pont entre ce comportement erratique d'une particule dans un espace à 3 dimensions et la rugosité des surfaces produites par ces dépôts aléatoires. On parlera de rugosité cinétique. Regarder donc à nouveau un vieux film de poussières…

Jeune chercheur en physique au CNRS mesurant, à la fin des années 1980, la rugosité produite à l’échelle nanométrique par le dépôt aléatoire d’atomes sur les surfaces, je ne savais pas à l'époque que Marcel Duchamp avait fait pousser des couches de poussière comme je faisais pousser des couches de silicium en explorant l'influence de la température et des interactions entre atomes sur la rugosité finale. La candeur a manifestement des avantages : la connaissance de Dust Breeding n'est pas requise au CNRS ni à l’université pour étudier expérimentalement la rugosité cinétique.

A l‘inverse, il faut peut-être connaître toute cette physique pour bien mesurer l'incroyable intuition de Marcel Duchamp (ici encore, n'hésitez pas à me contacter), certes semble-t-il éclairée par les idées scientifiques sur le front de la connaissance à son époque. Cette dernière précision ne fait en fait que renforcer l'étonnement : si cette proximité l’a aidé comme le souligne Thierry Davila dans son ouvrage sur l'inframince, encore fallait-il connaître au moins la version vulgarisée des travaux de ces scientifiques et ce presque en temps réel pour finalement en faire son beurre. Il a créé ce concept de l'inframince, ce regard purement artistique sur cet imperceptible qui ici finit par nous apparaître au terme d’une insensible accumulation dans le temps, en soulignant l'importance du hasard, de la dispersion, de la projection avec réduction de la dimension et peut-être encore plus surprenant avec cette interrogation sur la précision nécessaire pour distinguer, pour faire la différence. Chapeau, l’artiste ! Pour qui douterait de cette incroyable vision ou intuition (je ne sais que dire ici), on peut ajouter une autre approche de l’imperceptible : l’énergie ambiante à récolter. En anglais: « Ambient energy harvesting » pour ce domaine aujourd’hui très actif .

La première ligne de ce court texte Transformateur écrit par Marcel Duchamp et publié en 1939 dans l'anthologie de l'humour noir d'André Breton : « Transformateur destiné à utiliser les petites énergies gaspillées comme : l’excès de pression sur un bouton électrique.
.. ». Le système décrit dans cette réflexion est aujourd'hui un des dispositifs étudiés dans le cadre de la récupération de l'énergie ambiante et humaine. Voir exactement sur ce sujet cette publication (3) du LETI, MINATEC Grenoble, en mars 2014. La suite du texte de Duchamp évoque la récupération de l’énergie mise en jeu dans les activités et le fonctionnement du corps humain.

« Transformateur destiné à utiliser les petites énergies gaspillées comme :
l’excès de pression sur un bouton électrique.

l’exaltation de la fumée de tabac.

la poussée des cheveux, des poils et des ongles.

la chute de l’urine et des excréments.

les mouvements de peur, d’étonnement, d’ennui, de colère.
le rire.

la chute des larmes.

les gestes démonstratifs des mains, des pieds, les tics.

les regards durs.
les bras qui en tombent du corps.

l’étirement, le bâillement, l’éternuement.

le crachement ordinaire et de sang.

les vomissements.

l’éjaculation.

les cheveux rébarbatifs, l’épi.

le bruit de mouchage, le ronflement.
l’évanouissement.

le sifflage, le chant.

les soupirs, etc. »

On peut même penser au travail de Philippe Cinquin au laboratoire TIMC à Grenoble. Le commentaire officiel accompagnant la remise de la médaille de l’Innovation en 2013 est certes moins imagé quand il souligne la possibilité de produire de l’électricité nécessaire à des implants à partir de l’activité du corps humain: « …sur l’alimentation en énergie des dispositifs artificiels implantés reposant sur le concept de biopiles au glucose… »

>> Notes :

  1. Lire notamment "Scruter l’Univers dans l’infrarouge et le submillimétrique" sur le site du télescope spatial Herschel
  2. Voir par exemple:  1) Guerrin Frédéric, Duchamp ou le destin des choses, Paris, L'Harmattan coll. « Ouverture philosophique », 2008, 284 p., 2) L'homme devant l'incertain
Sous la direction de Ilya Prigogine Editions Odile Jacob, mai 2001
  3. Récupération d'Energie Biomécanique et Systèmes Autonomes Biomechanical Energy Harvesting and Autonomous Systems (téléchargez la publication)

>> Crédits : JD Hancock (Flicke, licence cc), NASA, Don Brownlee & Elmar Jessberger, STMicroelectronics, Man Ray, PhOtOnQuAnTiQuE, Loveless - Wikimédia commons