Formation et migration des bosses sur une piste de ski

Publié par Karim Madjer, le 17 février 2014   9.2k

Y a t-il une loi mathématique qui explique la distribution régulière des bosses créées par le passage des skieurs sur un champ de neige vierge ?

Une très bonne question qui va me permettre d'aborder de nombreux points de physique ! Pour commencer, plantons le décor avec une jolie image. Comme on le voit, le passage répété des skieurs a formé des bosses et des creux sur la piste, disposés de façon assez régulière. L'apparition des bosses résulte de l'accumulation et de l'érosion de la neige respectivement à l'extérieur et à l'intérieur des virages ; on en trouve sur toutes les surfaces skiables qui ne sont pas damées. La forme, le nombre et la taille des bosses qui apparaissent sur une piste dépendent de nombreux paramètres : taille, poids et vitesse du skieur, niveau de ski, taille des skis, qualité de la neige, pente de la piste, taux d'ovomaltine dans le sang etc.

L'apparition des premières bosses

L'apparition des premières bosses est un phénomène chaotique : la trajectoire du skieur obéit certes à certaines contraintes (il doit descendre la piste en plaçant des virages sans sortir de la piste) mais reste aléatoire. Les premières traces ressemblent à l'image ci-dessous. Le quadrillage sert à montrer l'intensité de la pente, plus les traits sont rapprochés, plus ça descend vite. La neige expulsée à l’extérieur des virages est dessinée en bleu.

Trajectoires de skieurs sur une piste de ski

Au fur et à mesure des passages, la neige est raclée et s'accumule dans certaines zones. Lorsque les tas de neige dépassent une certaine taille critique, les skieurs choisissent de les contourner. En faisant cela, ils contribuent à accentuer les creux et les bosses des pistes. Au fur et à mesure, les choix de trajectoire sont de moins en moins nombreux et le skieur, sauf s'il est vraiment bon, aura tendance à suivre des "chemins" déjà tracés entre les bosses. L'apparition du motif régulier de bosses est un très bon exemple d’auto-organisation.

Pour simplifier le problème, on peut considérer que ce sont les premiers skieurs, généralement des bons skieurs habitant la région, qui forment les premières bosses. Et pour simplifier encore, on a qu'à dire qu'ils ont à peu près la même carrure et le même niveau. On peut alors supposer qu'ils marqueront les mêmes courbes sur une portion de la piste de même pente. On peut simplifier encore et modéliser la trajectoire par une fonction sinusoïde simple, de longueur d'onde λ (Lambda) :

Si l'on part du principe que le skieur va essayer de skier sur les portions vierges de la piste, et que par la suite, les trajectoires vont être cantonnées dans des couloirs délimités par les bosses déjà existantes, on trouve que le cas limite est celui-ci (en bleu, le centre des bosses, en noir, les trajectoires possibles) :

La répartition des bosses est un réseau en losanges qui peut être décrit par un paramètre seulement : l'angle thêta qui dépend principalement de la pente et de la vitesse des skieurs. On peut aussi voir que la distance entre deux bosses successives correspond à la moitié de la longueur d'onde de la trajectoire du skieur. Les bosses sont séparées dans la largeur de la piste par une distance égale à deux fois l'amplitude.

Un parallèle avec la cristallographie

Le réseau idéal créé par les bosses ressemble à un réseau cristallin en 2D. Il est d'ailleurs possible qu'un processus analogue à celui de la germination soit à l’œuvre ici ; au début, les bosses ne sont pas assez hautes pour dissuader les skieurs. Mais dès qu'une bosse atteint une taille critique, elle va forcer les skieurs à marquer un virage prononcé en amont. Ceci aura pour conséquence la formation de nouvelles bosses non loin de l'endroit où la première bosse s'est formée.

Modéliser un champ de bosses

Je n'ai bizarrement pas trouvé beaucoup de documentation au sujet de la modélisation d'un champ de bosses, mais je vais poursuivre mes recherches (peut-être cette page qui cite le nombre de Froude utilisé en mécanique des fluides). Je n'ai pas de quoi modéliser moi-même le phénomène, sauf en simplifiant à l'extrême, ce que j'ai fait ci-dessous, avec ma bonne vieille calculatrice de lycée. J'ai considéré que les bosses étaient formées par un seul passage, ce qui ne correspond pas du tout à la réalité mais bon.

Voici les détails : je suis parti d'une piste de pente homogène que le skieur parcourt dans l'axe à une vitesse constante. Les trajectoires des skieurs sont caractérisées par cette équation :

f(x) = A cos (kx +ϕ ) + Yo

Elles sont différenciées par leur point de départ (Yo), leur phase à l'origine ϕ (Phi), leur amplitude A et longueur d'onde lambda (λ= 2π/k) choisis aléatoirement (avec une marge de +/-10%).

J'ai fait dévaler les skieurs un par un. Au début, on suppose que le skieur préfère la neige vierge. A l'extérieur de chaque virage (extremum de la courbe), j'ai délimité une zone de "bosses" où le skieur suivant ne peut pas passer. Dans un commentaire [ndlr : sur l'article original], Ethaniel me signale à juste titre que la bosse n'est pas formé par la simple projection de la neige sur une surface étalée qui dépasse largement celle qu'occupe une bosse. Mais j'ai supposé que la bosse était formée par un seul passage et le fait qu'elle soit à l’extérieur ou à l'intérieur du virage ne change pas grand chose à cette simulation de pointe. Au bout de la 5ème trajectoire, il y a déjà des ajustements à faire. Lorsque le skieur est bloqué par une bosse, je modifie aléatoirement la longueur d'onde et l'amplitude jusqu'à ce qu'il puisse passer avant ou après la bosse. Après, ça se complique, car chaque skieur doit de plus en plus adapter sa trajectoire au champs de bosse, sachant qu'il doit faire un compromis entre ne pas prendre trop de vitesse (et donc placer régulièrement des virages) et ne pas tourner tous les deux mètres. A partir d'un certain nombre de passages, le skieur n'a plus vraiment le choix. Le résultat n'est pas très convaincant et je suis limité par la taille de l'écran de la calculatrice. Voici néanmoins le résultat après une dizaine de passages :

Bon, ce n'est pas très parlant, je vais tâcher de trouver quelque chose de mieux..Pour me faire pardonner, voici une autre fascinante découverte sur la physique des bosses de ski ; saviez vous que celles-ci remontent la piste au cours du temps?

Les bosses de ski montent pendant que vous descendez

En faisant quelques recherches sur internet, je suis tombé sur cet article de David. B. Bahr. Il y décrit la façon dont les bosses se comportent comme des ondes dynamiques qui progressent vers le haut de la pente à la vitesse vertigineuse de 8 cm par jour. On voit vaguement le phénomène dans la vidéo ci-dessous :

Voici ce qui se passe : en freinant, le skieur racle la neige sur la partie basse de la bosse située en amont et l'expulse sur la partie haute de celle située en aval. C'est plus simple à comprendre avec un dessin :

Comment les bosses remontent la pente, adapté de l'illustration de David B Bahr

Les bosses peuvent donc être décrites elles aussi par une onde dynamique qui se propage dans le sens opposé à celui des skieurs, tout comme les ralentissement dans les bouchons de voiture. Les simulations numériques de bosses sur les pistes de ski utilisent d'ailleurs aussi des modèles adaptés de la mécanique des fluides. Par exemple, en considérant l'action du skieur comme celle d'un fluide (comme l'eau ou l'air) s'écoulant sur du sable, formant des vaguelettes caractéristiques. Dans son article, D.Bahr fait les suppositions suivantes :

  • les skieurs ignorent les bosses dont la hauteur est inférieure à une valeur critique h.
  • les skieurs ont des trajectoires sinusoïdales de longueur d'onde unique λ, de rayon de courbure r = λ/4 et de phase aléatoire ϕ.
  • La hauteur de neige raclée ou accumulée en un point x par un skieur est notée a et est typiquement égale à 1 cm.

Alors, la variation de hauteur de la neige en un point x due au passage d'un skieur n est donnée par la fonction suivante :

Wn(x) = a sin(2πx/2rn + ϕn)

Si Wn(x) est positif, alors il y a un dépôt de neige. En moyenne temporelle, cette fonction est nulle, mais de temps à autres, en certains endroits, sa valeur dépassera un seuil critique au delà duquel les skieurs choisissent de contourner la bosse. Une fois créée, toutes les bosses ne disparaissent donc pas ! En supposant que le phénomène d'érosion/déposition est décrit par une fonction d'onde carrée, on peut assimiler la somme des contributions des skieurs (c'est à dire la hauteur de la bosse) à une marche aléatoire autour de zéro. La déviation est alors typiquement égale à aN1/2 où N est le nombre de skieurs. La bosse atteint donc la hauteur critique h lorsque N = (h/a)2. David. Bahrsuppose que 100 passages de skieurs sont nécessaires pour créer des bosses "viables", la hauteur critique étant alors h/a ≈ 10 cm. Personnellement, j'ai l'impression que c'est un peu plus, mais je ne vais pas chipoter. A partir de ce moment, la bosse va grandir et crapahuter la pente !

C'est tout pour aujourd'hui, à moins que vous ne soyez tentés de lire cet article où la structure de l'espace-temps est comparée à celle d'un champ de bosses au ski !

>> Source : Article initialement publié sur le blog "Sweet random Science", tenu par Karim Madjer et membre du C@fé des sciences.

>> Illustrations : reid.neureiter, Philip Milne, reid.neureiter & Glenn Harper (Flickr, licence cc)