Du GIEC aux « services climatiques » : transformation et continuités des modes d’engagement des scientifiques du climat - Hannah Gautrais (ENS Lyon)
Publié par Zoé Meiller, le 29 décembre 2025
Le 2 décembre 2025, nous avons eu le plaisir d’assister à la cinquième et dernière séance du colloque Sciences, société, communication - édition 2025. Un séminaire interdisciplinaire, coordonné par Mikaël Chambru, maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes, est organisé par la MSH-Alpes et le GRESEC, au sein de l’Observatoire sciences-société (OSS).
Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir cette cinquième séance, une conférence présentée par Hannah Gautrais (ENS Lyon) intitulée : “Du GIEC aux « services climatiques », transformation et continuités des modes d’engagement des scientifiques du climat”.
Mais alors, qui est Hannah Gautrais ?

Hannah est doctorante à l'ENS de Lyon, spécialisée dans les domaines de la sociologie des sciences et de l'expertise et de l'engagement.
Son intervention portait sur sa thèse en cours : "Scientifiques, experts, militants ? Le rôle des climatologues face à la crise climatique : trajectoires, institutions, controverses”, sous la direction de Julien Barrier (ENS de Lyon).
Un choix de sujet basé sur une observation :
La conférence d'Hannah part d’un constat fort : l’engagement des scientifiques du climat dans l’espace public est aujourd’hui de plus en plus attendu, voire exigé. Ces appels émanent à la fois des pouvoirs publics, des acteurs économiques et territoriaux et plus largement de l’espace public. Depuis les années 2000, les climatologues font face à une demande croissante pour une science « utile », « actionnable », voire « opérationnelle », capable de répondre directement aux enjeux de la crise climatique.
Sa présentation vise à montrer l’évolution des régimes d’engagement des scientifiques du climat, en adoptant une approche de socio-histoire de leurs activités d’expertise et d’engagement, depuis la structuration du GIEC jusqu’à l’émergence des services climatiques.
Cadre théorique : penser l’expertise et l’engagement scientifique.
Hannah Gautrais s’appuie sur une définition sociologique de l’expertise proposée par Gil Eyal (2019), selon laquelle l’expertise est une « activité de collecte, de synthèse et d’interprétation de connaissances visant à forger une recommandation pour l’action ».
Ici, l’expertise n’est pas seulement une production de savoirs, mais une activité orientée vers l’action, inscrite dans des contextes institutionnels et politiques.
Elle mobilise également la notion de régime d’expertise, qui est l’articulation entre les pratiques scientifiques, les cadres institutionnels et politiques dans lesquels elles s’inscrivent.
Pour analyser concrètement ces régimes, elle s’appuie sur le concept d’engagements épistémiques (Granjou & Arpin, 2015), qui permet d’examiner comment les choix scientifiques traduisent différentes conceptions du rôle social des sciences. Ainsi, le choix d’un objet ou d’un projet de recherche peut déjà révéler une certaine conception de ce que doit être une science pertinente face à la crise climatique.
Enfin, Hannah montre que les climatologues conduisent un véritable « travail d’orientation » de leurs recherches (Falkenberg, Sigl & Fochler, 2025), plus ou moins conscients, afin de produire des réponses adaptées aux enjeux climatiques et aux demandes sociales.
Comment Hannah a-t-elle mené son enquête ?
Pour mener sa recherche, Hannah a mis en place une enquête sociologique approfondie, plus précisément une enquête qualitative qui combine :
- Environ 60 entretiens semi-directifs avec des climatologues et des acteurs des services climatiques,
- 40 jours d’observation (réunions de laboratoires, projets, temps de réflexivité),
- Et un travail sur archives (fonds Gérard Mégie, rapports d’activité de laboratoires).
Les trajectoires d’expertise sont systématiquement replacées dans leurs contextes institutionnels, notamment au sein de deux structures centrales des sciences du climat françaises : l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL) et le Centre national de recherches météorologiques (CNRM – Météo-France).
La force d’attraction du régime d’expertise global
Dans les années 1990, les sciences du climat se structurent rapidement en France, dans un contexte de montée en puissance des négociations internationales. De nombreux programmes de recherche sont lancés, centrés sur la modélisation et la prédiction climatique. En 1995, la création de l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL) marque une étape clé dans l’organisation de la recherche française autour des modèles climatiques globaux, notamment des modèles couplés, intégrant la dynamique de l’atmosphère et de l’océan.
Au début des années 2000, les climatologues français restent toutefois réticents à s’impliquer dans le GIEC, perçu comme une expertise contraignante. Progressivement, le GIEC s’impose pourtant comme le cadre dominant de l’expertise climatique mondiale, structurant les carrières, l’organisation de la communauté scientifique et le rythme de la recherche. Ce régime d’expertise synchronise fortement le travail scientifique avec les cycles du GIEC et influence les choix de recherche, les publications devant paraître avant la publication des rapports.
Bien que le GIEC ne produise pas de connaissances nouvelles mais synthétise des travaux existants, ce fonctionnement devient de plus en plus routinier et suscite des critiques croissantes : perte d’autonomie scientifique, manque de temps pour améliorer méthodes et modèles, et sentiment d’une science de plus en plus opérationnalisée. Malgré cela, la participation au GIEC demeure massive, car elle est devenue un facteur central de crédibilité, d’accès aux financements et d’évaluation professionnelle.
Le résultat de ces critiques : l’émergence d’un régime d’expertise local
À partir des années 2010, les critiques du régime d’expertise global s’accompagnent de nouvelles demandes : prévisions climatiques locales pour les collectivités, adaptation des activités économiques (agriculture, stations de ski, urbanisme) et anticipation des risques. Ces demandes, très diverses, favorisent le développement des services climatiques, qui fournissent des informations adaptées aux besoins locaux.
Ce tournant met en évidence plusieurs tensions : l’écart entre modèles climatiques globaux et enjeux d’adaptation locale, la nécessité d’améliorer la résolution spatiale des modèles, et l’émergence de controverses autour des modèles globaux kilométriques, plus précis mais très coûteux en énergie, en concurrence avec la modélisation régionale développée en France dès le milieu des années 2000.
Institutions, marché et frontières de l’expertise
Cette évolution reconfigure la division du travail scientifique. L’IPSL reste majoritairement orienté vers la recherche académique, tandis que le Centre national de recherches météorologiques s’investit davantage dans la modélisation régionale et les services climatiques. Ce repositionnement suscite des résistances, liées notamment à la crainte d’une perte d’autonomie scientifique.
Parallèlement, l’essor des services climatiques fait émerger un marché de l’expertise, brouillant les frontières entre recherche publique, expertise académique et acteurs privés. Les chercheurs oscillent alors entre méfiance vis-à-vis de ces nouveaux acteurs et participation croissante à des collaborations ou à des relations de sous-traitance.
Un constat : une transformation sans rupture franche
Cette présentation nous montre une fragilisation progressive de l’hégémonie du régime d’expertise global, sans pour autant une rupture nette. Les régimes d’expertise se diversifient, mais les transformations restent prudentes, marquées par des désaccords persistants sur la pertinence politique de l’engagement scientifique.
De plus l’engagement scientifique n’est ni nouveau, ni uniforme. Il est le produit de trajectoires individuelles, de contraintes institutionnelles et de controverses internes sur la place de la science dans la société. Cette analyse éclaire les débats sur le rôle des scientifiques face à l’urgence climatique, et invite à dépasser les oppositions simplistes entre science, expertise et militantisme.
Article écrit par Kathelle Prêcheur, Léonie Beaufils & Zoé Meiller.
