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Intelligence artificielle et langage - regards croisés entre artistes et scientifiques

Publié par Marion Sabourdy, le 1 juillet 2021   5.7k

Les 1er et 2 juin dernier, à l’initiative de l’Atelier Arts Sciences, une dizaine de scientifiques et sept artistes du spectacle vivant se rencontraient et échangeaient au sujet des liens entre intelligence artificielle et langage. Plongée dans deux jours de créativité.

Mardi 1er juin, 12h30, amphithéâtre de la Maison de la Musique à Meylan. Le public est au rendez-vous, heureux d’être déconfiné et sorti hors des écrans, logiciels, applications et des séries de 0 et de 1 dans lesquelles il résidait depuis des mois. Sur scène, Rocio Berenguer, artiste pluridisciplinaire, metteuse en scène, auteure, chorégraphe et Eric Gaussier, Professeur en sciences de l’informatique à l’Université Grenoble Alpes, Directeur du MIAI.

Ensemble, le temps d’un échange, ils ont tenté d’apercevoir une partie de la silhouette de cette intelligence, qu’on dit artificielle. Ils l’ont faite émerger des suites de numéros dans lesquelles elle réside, pour tenter de l’attraper et de lui donner corps. Ils nous ont montré ce qu’elle a dans le ventre et ce qu’elle a à nous dire, sur elle et sur nous-même.

L’IA, des ordinateurs à la scène

Après un survol historique des recherches autour de l’intelligence artificielle en guise d’introduction, par Eric Gaussier, Rocio Berenguer prend la parole. Cette artiste espagnole, bien connue des Grenoblois.e.s, porte un fort intérêt (et une critique) à la technologie, ainsi qu’à l’écologie, la liberté individuelle et notre corps comme territoire à reconquérir. Se situant dans des imaginaires futuristes, qu'elle questionne, elle s’intéresse au transhumanisme et danse sur scène avec une IA dans le spectacle Homeostasis. Elle propose au public de nourrir une IA avec ses mots avec l’installation IAgotchi, ou encore, avec G5, une réunion inter-espèce entre humain, animal, végétal, minéral et machine, pour négocier ensemble les possibilités de leur coexistence.

Ensemble, nos deux intervenants ont échangé au sujet de la place de l’intelligence artificielle et du langage - ainsi que des considérations techniques ou même philosophiques - dans les œuvres de Rocio, notamment Homeostasis, un dialogue sous forme de danse flamenco, entre une femme et une IA par le biais de la reconnaissance vocale, dans lequel l’artiste travaille autour du traitement automatique de la langue, des codes et de la mémoire mais aussi IAgotchi, un chatbot ou “philosophe artificiel” dérivé du Tamagotchi, qu’on a pu voir et tester lors du salon EXPERIMENTA en 2020.

Extrait du spectacle Homeostasis #V2 de Rocio Berenguer

Quelles sont les techniques derrière ces spectacles et installations, est-ce que le langage peut exister sans le corps, quelle est la place du bug dans les spectacles mis en scène avec une IA, y a-t-il un risque d’homogénéisation dus aux IA, comment les accents ou les expressions particulières sont captés et compris par les IA… autant de thèmes abordés par nos deux intervenants passionnés et pédagogues.

Ces échanges n’ayant pas été captés dans leur intégralité, nous vous invitons à découvrir l’émission du Mag des sciences, de RCF Isère, par Maïa Sallier, intitulée “L’IA au prisme de l’art”, en cliquant sur l'image ci-dessous :

Ainsi que la table ronde “IA & Arts” proposée le 5 mai lors des MIAI-Days, avec notamment Rocio Berenger, mais aussi Thierry Poquet, qui sera cité plus bas (à partir de 1:03)

La “poésie tentaculaire des calculs”

Cet échange est le point de départ de deux journées consacrées à l’intelligence artificielle et au langage, proposées par l’Atelier Arts-Sciences, en collaboration avec le MIAI Grenoble, un des quatre pôles de recherche et d'enseignement en intelligence artificielle français et dans le cadre de AI LAB, un projet européen dont l’Hexagone Scène Nationale Arts-Sciences de Meylan est l’un des participants et qui propose différents projets et résidences à des artistes travaillant sur la thématique de l’IA. Il fait suite à un précédent échange s’étant tenu en mars 2019 et dont le compte-rendu (par Clément Pélissier) est disponible sur le site de l’Atelier Arts-Sciences.

Ces séminaires sont des moments uniques de partage entre artistes et scientifiques. Les premiers viennent pour exprimer leurs questionnements sur un sujet, partager des ressentis, des émotions, être inspirés, mais aussi pour présenter leur travail concrètement, évoquer des points techniques ou encore appréhender et comprendre les sciences et technologies derrière un sujet. Les scientifiques, quant à eux, ne sont pas en reste. De tels temps leur permettent de présenter leur domaine de recherche, ses enjeux, de partager ce qu'ils aiment de leur travail et d’être "challengés" et inspirés par les artistes et leurs visions.

En guise d’introduction à ces échanges, les artistes et chercheurs présents ont jeté quelques mots-clés liés à leur approche du langage, de l’IA et plus généralement de l’informatique :

  • Langage : information, poésie, transmission, non-dits, communication, grammaire, humanité, chemin, distance, dyslexie, chanter, logos, beauté, pouvoir, écriture, magie, partage, heureux, interaction
  • IA : rapidité, obscurité, curiosité, infinité, fourre-tout, énergie, galvaudé, intrigante, imaginaire, froideur, tentaculaire, électronique, attention, fascination, travailleuse de l’ombre, corps sans organe, nébuleuse, perplexe, balbutiement
  • Informatique : carte-mère, hacker / à cœur, algorithme, computationnel, réseau, langage, GPT-3, modèle, binaire, fractale, clé, calculs, touche F1, virus, far-west, calculabilité, tétris, TOC, décidabilité

A vous de compléter cette liste avec vos propres visions de ces domaines ou, peut-être, de créer des phrases avec ces mots, comme par exemple la “poésie tentaculaire des calculs” ou le “pouvoir de la nébuleuse fractale”.

Là où la rencontre art/science se fait

Pour la suite de cette séance exploratoire, le focus est placé sur les questions d’IA et de langage et les intervenants scientifiques minutieusement choisis. Tour à tour, il viennent parler des principales questions qui taraudent tout autant les scientifiques que les artistes. Je les cite ci-dessous en proposant des vidéo d’interventions qu’ils ont pu faire par ailleurs :

Les liens entre IA, langage et société - parJean-Philippe Magué, Maître de Conférences en Sciences du Langage et Humanités Numériques à l’ENS de Lyon, membre du laboratoire ICAR et directeur adjoint de l’Institut Rhônalpin des Systèmes Complexes (IXXI) et Jean-Pierre Chevrot, professeur de linguistique à l’Université Grenoble Alpes et membre senior de l’Institut Universitaire de France

Les langues à l’ère de Twitter, par Jean-Philippe Magué dans le cadre de l’événement “Et si on en parlait”

Les neurosciences à l’école - Café science du 25 mars 2021 avec Jean-Pierre Chevrot

Le traitement automatique des langues - par Didier Schwab, enseignant-chercheur à l’Université Grenoble Alpes et au Laboratoire d’Informatique et François Portet, Enseignant Chercheur à l’Université Grenoble Alpes et responsable de l’équipe GETALP (Groupe d’Étude en Traduction Automatique/Traitement Automatisé des Langues et de la Parole) du Laboratoire d’Informatique de Grenoble.

Les petits pictogrammes font les grands discours, par Didier Schwab

Les liens entre IA et voix - par Thomas Hueber, chercheur CNRS au GIPSA-Lab, responsable de l’équipe “Cognitive robotics, interactive systems & speech processing” (CRISSP) et Olivier Perrotin, chargé de recherche CNRS au GIPSA-lab

Interview de Thomas Hueber lors de la Journée Nationale de l'Innovation en Santé - Cité des sciences - 2017

Cantor Digitalis - Concert pour les JDEV 2013 à l’ Ecole Polytechnique, Palaiseau, avec Olivier Perrotin

Les liens à tisser avec les robots pour qu’ils collaborent avec nous, sans nous remplacer - par Justine Cassell, titulaire d’une chaire sur la recherche interdisciplinaire en intelligence artificielle à l'institut “PaRis Artificial Intelligence Research InstitutE” (PRAIRIE) et chercheuse associée à Inria Paris

“Social Artificial Intelligence”, une conférence (en anglais) par Justine Cassell

Heureux hasard, le 2 juin, la Méthode scientifique sur France culture diffusait l’émission “Empathie artificielle, des robots ami-ami” :

Au milieu de ces présentations riches et denses, Diane Larlus, chercheuse en vision par ordinateur au laboratoire européen de Naver Labs (voir la vidéo d’une de ses interventions ici) a proposé des temps de jeu, afin que les artistes puissent toucher du doigt les questions complexes d’intelligence (avec le jeu de “la feuille de papier intelligente”) ou de réseau de neurone (chaque participant jouant le rôle d’un neurone et devant transmettre des informations à la couche de neurones suivante) ou encore rédiger un mail automatiquement à partir de paires de mots piochées chez chacun.e. Des jeux grandement appréciés par les artistes, danseurs et metteurs en scène, habitué.e.s à s’exprimer par leur voix et leur corps.

Des artistes qui s’emparent de l’IA

En face - ou plutôt en compagnie - de ces chercheurs, 7 artistes, certains ayant une formation scientifique, tous travaillant, de près ou de loin, autour du langage, de l’informatique et de l’intelligence artificielle :

  • Rocio Berenguer, metteuse en scène, auteure, chorégraphe, citée plus haut
  • Baija Lidaouane, fondatrice du Théâtre d’Anoukis et créatrice des Accueillantes, première biennale de spectacle vivant à St-Marcel-Bel-Accueil (Isère)
  • Lionel Palun, électro-vidéaste, directeur artistique de la compagnie 720 Digital
  • Thierry Poquet, metteur en scène
  • Bruno Thircuir, auteur, metteur en scène, fondateur de la compagnie La Fabrique des petites utopies
  • Vladimir Steyeart, auteur et metteur en scène
  • Nicolas Zlatoff, metteur en scène

Leur présence ensemble, leurs visions et leur approche ont fait la richesse de ces journées, ponctuées de réactions, d’idées, de questionnements. A la question de leur rapport au langage, ils donnent des réponses profondes et complémentaires. Pour Lionel Palun, “Une des raison pour laquelle j'ai quitté la physique est l'intérêt que j'ai trouvé dans le langage du corps dont je ne connaissais pas la grammaire mais qui s'adressait directement à mes émotions, a contrario du langage très spécialisé de la nano-électronique avec lequel je ne pouvais communiquer qu'avec un tout petit nombre de personnes dans le monde.”

Présentation d’une résidence de collégiens avec Lionel Palun autour de l’Instrumentarium

Thierry Poquet, lui a choisi la scène de théâtre ou d’opéra comme espace d’expression “parce qu’elle réunit d’autres dimensions du langage que j’aime intriquer aux mots et aux sons : le corps, la couleur et la lumière, l’image projetée. Je considère l’espace de la scène comme la toile vierge d’un peintre où j’inscris la dimension temporelle d’un récit, dans la verticalité combinée à l'horizontalité". Baija Lidaouane, dans son travail de metteuse en scène, quant à elle “regarde beaucoup ce que j'appelle "les blancs" du langage. Comment le langage échoue à nous décrire, à dire nos richesses intérieures, comment les "non-dits" finissent par prendre le pas sur nos paroles”.

Plateau télé avec Bruno Thircuir, de la Fabrique des petites utopies


La question de l’intelligence artificielle les concerne toutes et tous et c’est Thierry Poquet qui résume leur réflexion : “Au niveau de la sphère politique, je suis préoccupé par l’évolution de notre monde qui vit une époque complexe, charnière, d’importante transformation, notamment par l’arrivée de l’IA dans chaque entreprise, dans chaque foyer, dans la poche de chaque individu. La manière dont nous allons décider quelle place lui accorder dans nos vies sera déterminante pour notre futur. Je suis heureux de pouvoir contribuer à cette réflexion”.

Terres rares, mis en scène par Thierry Poquet


De leurs réflexions, de leurs rapports au langage et de leurs échanges avec des scientifiques (sur ces deux journées mais aussi très souvent de longue date), sont nées ou sont en train de naître des œuvres variées. Par exemple, depuis 2019, Nicolas Zlatoff “travaille à des dispositifs qui mettent en interaction des spectateur.rice.s et.ou des acteur.rice.s avec des agents conversationnels, c'est-à-dire des entités sans corps et sans organes, capables de produire du texte à l'aide de différentes techniques informatiques, parmi lesquelles on peut citer le Deep Learning ou la réduction symbolique du langage”. 

Sierre: une carte postale multimédia, subjective et affective, mise en scène par Nicolas Zlatoff


L’intrigue de la dernière création de Baija Lidaouane “nous amène à suivre ADA une IA échappée de la Turing Corp et dont la fonction est d'écrire des pièces de théâtre. En nous inspirant de Her nous avons fait le choix de travailler avec une comédienne (cachée du public) et d'humaniser au maximum sa voix (souffle, inspiration, mimique, rires...). La pièce pose la question de la créativité des IA et de la spécificité des sentiments humains. Comment décrire avec des mots quelque chose que l'on ne peut pas approcher ni ressentir de par sa nature artificielle ?”.

Je Suis Une Épopée Individuelle, par le Théâtre d’Anoukis

Quant aux derniers spectacles de Vladimir Steyaert, ils “tournaient autour de la figure d’Alan Turing et j’ai tenté de traiter et de raconter l’émergence du concept d’I.A (Test de Turing, Kasparov vs Deep Blue). L’IA m’interpelle non seulement comme technique pour la création d’un spectacle (peut-elle être l’égale d’un.e comédien.ne ? peut-elle créer de l’aléatoire source de jeu et donc de spectaculaire?) mais aussi à travers ses aspects éthiques.”.

Codebreakers présenté par Vladimir Steyaert

Le musée imaginaire de l’IA et du langage

Au-delà des présentations et des échanges, ces deux jours furent aussi l’occasion de tenter une petite expérience de pensée collective, se basant sur deux principes :

  • Le “palais de la mémoire” (ou “méthode des loci”), une technique utilisée notamment par Hannibal Lecter, le tueur en série fictif du Silence des agneaux, pour travailler sa mémoire et ranger de grandes quantités d’informations dans un palais imaginaire dont il parcourt les pièces
  • Le “musée imaginaire”, un ensemble d'œuvres d’art qu’une personne tient pour essentielles et qu’elle aimerait réunir dans un musée idéal

En mixant ces deux concepts, les participants étaient invités à construire ensemble leur Musée imaginaire de l’IA et du langage, une sorte de cartographie de leur imaginaire commun autour de cette thématique, mobilisé lors de ces deux jours, ainsi que des réflexions que cela a suscité. Nous vous invitons à vous balader ensemble dans ce musée via la carte mentale ci-dessous et à ajouter des concepts, si vous le souhaitez, en commentaire de cet article. Attention cependant, cette carte est le reflet d’échanges sur le vifs faits durant ce séminaire. Il ne s’agit pas d’un musée définitif, avec des notions scientifiques ou “vraies”, mais bien d’un musée imaginaire, rempli de réflexions, connaissances, questions, doutes…

Une fois le musée visité, nous vous invitons à créer le cartel de VOTRE œuvre sur l’IA et le langage, à l’aide de la fiche en pièce jointe (colonne de gauche de cet article). Pour pouvoir, vous aussi, contribuer à cette discussion entre arts et sciences.


Projet présenté dans le cadre du projet European ARTificial Intelligence Lab co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne et par IDEX - UGA.


Pour aller plus loin


>> Crédits image principale : MIT_AI, article “The race to understand the exhilarating, dangerous world of language AI” dans MIT Technology review (20 mai 2021)