La littérature pour rendre le monde plus habitable

Publié par Marion Sabourdy, le 29 avril 2013   4.4k

Le livre est la demeure naturelle des exilés, selon Michèle Petit, anthropologue et chercheur honoraire au CNRS qui a donné une conférence en ouverture du Printemps du livre, le 10 avril dernier.

Lire pour se (re)construire, malgré un environnement hostile - pays souffrant de conflits armés ou de crise économique - ou tout simplement peu propice à la lecture - zones rurales ou quartiers populaires. C’est le thème des recherches de Michèle Petit, anthropologue au laboratoire Ladyss à Paris.

Selon Brigitte Bonhomme, directrice des ressources documentaires au CRDP : « le travail de Michèle est atypique car il s’agit d’une approche anthropologique de la lecture et de son rôle dans la construction de soi. Elle étudie le rôle de la lecture pour des habitants de zones en crise et travaille sur la lecture comme objet de lutte contre l’adversité et résistance au milieu ambiant ». Pour ce faire, l’anthropologue note les expériences singulières des enfants ou des adultes lors d’entretiens approfondis avec eux, où ils évoquent de façon spontanée la manière dont les textes les ont aidés à se (re)construire. Elle raconte ces rencontres et le fruit de ses recherches dans des livres (1).

Michèle Petit en conférence par Nausika

Le 10 avril dernier, elle est venue au CRDP pour en parler devant une assemblée essentiellement féminine, constituée notamment de professeurs et de bibliothécaires lors d’une journée consacrée à la Littérature de jeunesse dans le cadre du Printemps du livre. Pendant plus d’une heure, elle enchaîne les récits de ses rencontres avec passion, citations de grands auteurs et apartés à la salle conquise. Voici quelques notes à partir de cette intervention très riche :

Lire pour raconter le monde et le transmettre

Quand on lit des livres à ses enfants ou qu’on leur raconte des histoires, on leur présente notre monde d’une manière imagée voire poétique. Toute culture tente d’apprivoiser la montagne, la forêt, les fleuves, la ville avec des mythes, des rites ou des œuvres d’art, de leur donner une « épaisseur légendaire » afin que notre environnement soit « habitable ». Ainsi, les légendes attribuées aux constellations permettent aux humains d’apprivoiser leur ciel et ne pas être saisi de panique quand vient la nuit.

La lecture et les histoires, notamment sur leur propre famille, permettent d’inscrire les enfants dans la suite des générations. L’adulte présente les livres parce qu’une grande partie des choses découvertes, imaginées ou ressenties par les humains y sont mentionnés. On montre ce qu’on pense le plus beau à ses enfants, pour qu’ils décident plus tard de le suivre ou non. A l’inverse, cette présentation d’univers possibles permet également à l’enfant de ne pas être trop inféodé aux ancêtres, pour pouvoir écrire sa propre histoire et affronter à sa manière les grandes questions humaines (amour, rivalité, peur de l’abandon…).

Lire pour se recréer un espace à soi

Michèle Petit a recueilli des récits de jeunes grandissant dans des lieux en crise, qui se sont approprié des textes afin de s’accorder au monde où ils vivent et sortir de ce processus d’exclusion. Leurs descriptions de la lecture faisaient très souvent intervenir des métaphores spatiales (un autre pays, un univers parallèle) et des mots en lien avec l’intime, l’abri, le refuge. Les lecteurs aiment être transportés, sortis de leur cadre habituel afin de se préserver une place à eux. Une sensation d’autant plus importante lorsque le contexte est difficile. En ce sens, « le livre est la demeure naturelle des exilés ». Il ne s’agit pas d’une fuite mais plutôt d’un pas de côté dans un monde où la rêverie est possible.

En Colombie, Michèle Petit a rencontré des bibliothécaires qui ont créé le programme « Refuge des contes ». Equipés de gilets pare-balle, ils allaient lire à haute voix des contes aux collégiens, souvent victimes de déplacements de population. Plus près de nous, une jeune femme vivant en banlieue parisienne a lu les lettres de Madame de Sévigné au lycée et visité sa maison lors d’une sortie avec son professeur. Adulte, elle y revient souvent. « Les vivipares ont leur tanière ; les humains ont besoin de l’abri d’une culture, d’interposer un tissu de mots, de connaissances, de fantaisies entre eux et le monde pour donner à ce qui les entoure une coloration, épaisseur, profondeur à partir de laquelle rêver, associer… ».

Lire pour se construire

« Lire, c’est constituer une réserve poétique et sauvage où on pourra puiser tout au long de sa vie pour aménager des chambres à soi et être le narrateur de sa propre histoire ». C’est souvent une fois adulte que les histoires des parents, ou le souvenir des livres lus ont un effet décisif car toute lecture s’accompagne d’un travail psychique. « Le lecteur est en quête d’un écho de ce qu’il a vécu et se transforme grâce à un fragment de texte qu’il fait dériver ». Lire, c’est finalement trouver hors de soi des choses qu’on a vécu (notamment difficiles), décrypter ce qui nous hante, prendre conscience d’une vérité intérieure, entrer dans la peau d’un autre, être invisible, se balader dans plusieurs époques…

Lire pour résister

Parfois, la transmission culturelle est mise à mal : quand la lutte pour la survie ou le travail prennent le pas sur la lecture. Les parents ne partagent plus d’histoire et la culture orale, qui a longtemps fourni des repères pour lier sa propre expérience à des représentations culturelles, est désorganisée. Les contes permettent de construire du sens, se représenter l’espace et le temps, mettre des mots sur des émotions, figurer des conflits. Mais quand ils sont oubliés ou honteusement cachés, alors une étape manque aux enfants pour s’approprier la culture écrite et l’espace qui les entoure ne leur suggère rien.

La solution ? Trouver d’autres médiateurs comme les cafés littéraires, les ateliers d’écriture ou de lecture, la musique… Michèle Petit a ainsi assisté à des ateliers proposés à des personnes qui ont connu un exil plus ou moins forcé comme des guérilleros, des toxicomanes, des adolescents détenus… Une transmission culturelle leur a fait défaut, leur lieu de vie a été détruit ou ils vivent dans des espaces stigmatisés, non (re)présentables. Ces hommes et ces femmes ont besoin d’être « recomposés matériellement et imaginativement », d’acquérir une nouvelle présentation du monde pour redéfinir leur champs des possibles. Un travail que tout un chacun peut accomplir au quotidien, avec la lecture mais aussi toutes les autres formes d’art.

>> Notes :

  1. Liens vers les ouvrages de Michèle Petit : Lecteurs en campagnes : les ruraux lisent-ils autrement ?, De la bibliothèque au droit de cité : parcours de jeunes (lire un dossier sur ce thème), Eloge de la lecture : la construction de soi, Une enfance au pays des livres, L'art de lire ou comment résister à l'adversité

>> Illustrations : Eddi van W. (Flickr, licence cc), Nausika (DR), Ville de Clermont-Ferrand, cindiann (Flickr, licence cc)