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Les "pisseurs de glyphosate” : savoirs et expertises dans une controverse au long cours (résumé de séminaire)

Publié par Tancrède Menard, le 10 décembre 2021   3k

Cet article est un résumé de la cinquième et avant-dernière rencontre du séminaire “Science, société et communication” à la MSH Alpes organisé par Mikaël Chambru. Nous y avons reçu François Allard Huver, Maître de conférences à l’Université de Lorraine, pour une présentation intitulée “Les pisseurs de glyphosate" : savoirs et expertises dans une controverse au long cours.”


Le glyphosate : définition et caractéristiques

Ce que l’on appelle “glyphosate” dans le langage courant est un ensemble d’herbicides dits “totaux” ou “non-sélectifs”, c'est-à-dire agissant de manière non-ciblée sur toutes les plantes qui y sont en contact. C’est l’herbicide le plus utilisé dans le monde, et ce depuis sa commercialisation par Monsanto en 1974.

C’est en fait la molécule C3H8NO5P qui porte le nom de “glyphosate”. Elle est toujours couplée à d’autres substances dans les herbicides (où elle est nommée “principe actif”), bien que la différence soit rarement faite dans la littérature portant sur la controverse qui lui doit son nom. Ainsi, on associera quasi-systématiquement les maux du fameux “Roundup” à ceux du glyphosate, et vice-versa.

Origine de la controverse

L’utilisation massive du glyphosate, quasiment devenue symbole de l’agriculture intensive et productiviste, fait l’objet d’au moins deux controverses : son impact environnemental, et son impact sanitaire. C’est de ce dernier dont nous allons majoritairement parler ici.

Depuis de nombreuses années, mais particulièrement depuis 2015, le glyphosate fait l’objet de nombreux soupçons quant à sa participation dans l’apparition et le développement de tumeurs cancéreuses. Ces doutes, que la population partage massivement, font principalement suite à une publication du CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer - ou IARC) qui, cette année-là, publie une “monographie” (i.e. une étude complète et détaillée sur une molécule précise) concluant à la qualification de la molécule de glyphosate comme “probablement cancérogène”. [NDLR : on fera ici l’approximation que “cancérogène” = “cancérigène”, le premier signifiant “favorisant l’apparition de tumeurs”, le deuxième “favorisant leur développement”.] De nombreux articles de presse et de reportages de télévision avaient alors repris cette information, diffusant l’information dans le monde entier.


Acteurs et débats

Depuis (même s’il avait fait parler de lui auparavant pour les mêmes raisons, notamment aux États Unis), bien des débats ont eu lieu dans la société, de même que des propositions de loi, quant à l’interdiction de son utilisation dans l’agriculture en général. Il est prévu, à l’heure où ces lignes sont écrites, d’interdire son utilisation fin 2022.

D’un côté, des citoyens se sont regroupés via de nombreux groupes d’action et associations pour dénoncer, toujours en s’appuyant principalement sur les conclusions de la monographie du CIRC, le risque de développer un cancer en cas de contact avec la substance, que ce soit dans l’air, dans le sol ou directement dans ou sur les aliments consommés au quotidien. De nombreuses ONG et des partis politiques ont également pris part au débat dans ce sens.

En face, nombre de poids lourds de l’industrie agro-alimentaire - notamment des syndicats agricoles comme la FNSEA - se sont alors dressés pour contester la validité des conclusions du CIRC. En effet, l’échelle de classement de cancérogénicité des substances telle qu’elle a été définie par l’organisme est facilement interprétable de façons différentes : elle se base sur le danger et non le risque. C’est principalement sur cet argument que se fondra la défense des acteurs du camp industriel : la question des seuils d’exposition n’est pas tranchée dans le rapport, et selon leurs données et études, il n’est pas possible de développer un cancer en raison de l’utilisation d’un produit à base de glyphosate si les doses utilisées et la manière de répandage respectent les instructions inscrites dans la notice d’utilisation du produit.

Le débat est très polarisé : 50% de la population française pense que toute la vérité ne leur est pas dite sur les pesticides. De l’autre côté, il a été montré lors des “Monsanto papers” que l’entreprise (dont le brevet original pour le glyphosate est passé dans le domaine public en 2000) a eu d’énormes activités de lobbying auprès des décideurs politiques. Elle s’est efforcée, avec des moyens conséquents et totalement hors d’éthique, de freiner nombre d’études toxicologiques portant sur le glyphosate, par exemple en empêchant les publications via des contacts dans les comités de lecture de certaines revues.

Intérêts sanitaires d’un côté, intérêts économiques de l’autre : voici ce qui semble ressortir de cette controverse ...


Cas des “pisseurs de glyphosate”

En réponse à ces différentes inquiétudes, un mouvement (porté notamment par Dominique Masset) nommé “Campagne glyphosate” a vu le jour, dénonçant la dangerosité des résidus de l’herbicide dans l’organisme, en l'occurrence dans les urines. Accompagnés d’Elise Lucet lors du célèbre “Envoyé Spécial” sur la question, les différentes personnes du collectif ont pu, sous la surveillance d’un huissier, effectuer des tests censés déterminer la quantité de glyphosate présent dans leurs urines.

3,1 ng/ml par ci, 5,2 par là … alors que la quantité autorisée dans l’eau potable n’est que de 0,1 ng/ml ! Ainsi, télévision oblige, Lilian Thuram est très inquiet d’avoir plus de glyphosate dans ses urines que Jamel Debbouze. Au total, 6800 tests ont été réalisés entre 2018 et 2020 (aucun agriculteur n’est dans le lot cependant), conduisant à 5500 dépôts de plainte pour “mise en danger de la vie d’autrui” contre l’État et les industriels. Ne permettant pas de déterminer la dangerosité du produit, ces chiffres sont tout de même utiles pour “alerter la population et les autorités sur la quantité détectée”, déclare une élue EELV.

Également soucieux de la santé de ses membres, et en réponse à ces “pisseurs de glyphosate”, un syndicat agricole a, à son tour, effectué des tests sur les urines de certains agriculteurs, qui après tout, restent les plus exposés. Avec une méthode de détection différente, tous les résultats obtenus étaient totalement négatifs. Le syndicat, lui aussi, portera plainte dans la foulée pour diffamation ...

Mais alors, quid de ces méthodes de détection ? Pourquoi donneraient-elle des résultats différents ? La première, utilisée par le collectif “Campagne glyphosate”, est beaucoup moins coûteuse. Elle utilise des anticorps pour détecter la molécule, mais fait encore débat sur les faux-positifs qu’elle produirait. La seconde, beaucoup plus utilisée dans les laboratoires d’analyses et dans l’industrie, utilise de la chromatographie en phase liquide associée à de la spectrométrie de masse. Problème : on ne sait dire quelle méthode est la plus adaptée à ce problème précis …


Analyse et discussion

On voit, depuis le début de cette controverse, que le cruel manque de données fait souvent pâlir l’honnêteté intellectuelle de bon nombre de ses acteurs. D’un côté comme de l’autre, on cherche à faire dire à la science ce qu’elle ne dit pas, faute d’étude globale et/ou de moyens fiables sur les différentes questions posées par l’utilisation du glyphosate (ndlr : en 2021, aucun lien n’est établi par l’Inserm entre l’utilisation du glyphosate et l’apparition de cancers chez les agriculteurs ou les riverains de zones agricoles, seulement des soupçons). Comme dans toute controverse digne de ce nom, chacun accuse l’autre d’être corrompu par différents lobbies ou intérêts financiers. On remarque ici quelque chose que l’on a beaucoup vu pendant la crise du covid : le “on se sait pas” de la part de la communauté scientifique est pratiquement inaudible par les citoyens. Seront écoutés, puis crus ou détestés, ceux qui prétendent connaître la vérité vraie et définitive sur un sujet. Il y a un vrai décalage entre ce que racontent les scientifiques ne présentant pas d’intérêt particulier à porter attaques ou bienveillances à l’égard du glyphosate et ce qui est traduit par la population, légitimement en quête de réponses à ses inquiétudes. Cela pose la question de la perception et de l’image qu’ont les citoyens de la science en générale (en l’occurrence plutôt quelque chose d’universel et parfait, capable de répondre à tout), et du décalage total avec ce qu’elle est dans des questions actuelles. Par exemple, la nécessité de l’humilité, l’omniprésence des débats entre scientifiques eux-mêmes et la prépondérance du temps long ne font pas bon ménage avec les exigences des médias traditionnels censés informer la population.

On remarque également que l’aspect potentiellement cancérogène du glyphosate est largement prépondérant au cœur des débats concernant l’herbicide. On en oublierait presque qu’il est - et pour le coup, de manière totalement avérée - terriblement efficace pour détruire la biodiversité aux abords des cultures où il est utilisé ...

Cet article a été rédigé par Tancrède MENARD, d'après un live-tweet d'Olivier Katz et Roxanne Gillon, puis amélioré par Olivier Katz et Noémie Hesse.