Voyage immobile au centre de la Terre : à la découverte du noyau de fer liquide — par Anaïs Kobsch

Publié par Papier-Mâché Sciences, le 30 septembre 2021   3.6k

Anaïs Kobsch, du Master CST, a vulgarisé une publication scientifique dont le deuxième auteur, Guillaume Morard, est membre de l'Institut des Sciences de la Terre.

Pour une question de droits d'images, toutes les figures de l'article ne sont pas affichées ici. Vous pouvez les retrouver dans la version originale, publiée sur le site Papier-Mâché.

Licence Creative Commons Anaïs Kobsch/Papier-Mâché/CC BY-NC-SA 4.0 2021

Publication vulgarisée : Kuwayama Y., et al., Equation of State of Liquid Iron under Extreme Conditions, Physical Review Letters, 2020. DOI : 10.1103/PhysRevLett.124.165701


Nous savons qu’il y a, au centre de la Terre, une coquille sphérique de fer liquide autour de la graine de fer solide. Cette partie liquide du noyau de la Terre est capitale pour nous, car c’est là qu’est généré le champ magnétique terrestre. Il est donc tout naturel de vouloir en apprendre plus sur sa composition et ses propriétés physiques. Mais peut-on vraiment explorer le centre de la Terre sans avoir (ou presque) à bouger de son laboratoire ? La réponse est oui. Cet article vous montrera comment l’équipe de recherche a reproduit en laboratoire les conditions extrêmes proches de celles régnant au sommet du noyau terrestre.

Que découvrir dans ce voyage au centre de la Terre ?

La Terre est un peu comme les oignons (ou les ogres) : elle est constituée de différentes couches (Figure 1). Il y a la croûte rocheuse en surface, le manteau rocheux en dessous, puis le noyau de fer liquide et enfin tout au centre la graine de fer solide. La température et la pression croissent avec la profondeur jusqu’à atteindre tout au centre près de 6 000 °C, l’équivalent de la température à la surface du Soleil, et 350 GPa, soit plus de 3 200 fois la pression régnant dans la fosse des Mariannes, le point le plus profond des océans. Nous savons cela grâce à l’action combinée des modèles, simulations et expériences de sismologie (l’étude des ondes sismiques, c’est-à-dire les vibrations du sol qui ont lieu lors d’un tremblement de terre par exemple) et de physique des minéraux à hautes pressions (l’étude des transformations des minéraux et de leur propriétés physiques), sans oublier les efforts de plusieurs générations de chercheurs. Néanmoins, beaucoup de travail reste à accomplir pour connaître avec précision les conditions régnant dans chaque couche, ainsi que le comportement physique, mécanique et chimique des différents matériaux les composant.

Figure 1. La Terre et les oignons sont formés de couches concentriques. Cette illustration des différentes couches formant la Terre donne les valeurs approximatives de pression et température aux différentes interfaces entre deux couches. La croûte et le manteau sont constitués de roches solides. Le noyau métallique est solide en son centre (aussi appelé graine) et liquide pour la partie externe. 

Étudier le noyau de fer liquide est important pour mieux comprendre comment notre planète s’est formée et a évolué mais aussi par exemple comment le champ magnétique terrestre fonctionne. C’est d’ailleurs ce dernier qui nous protège, nous et notre atmosphère, du vent solaire, ce flux intense de rayonnements et de particules émis par notre étoile, le Soleil. Mais l’étude du centre de la Terre est complexifiée par l’absence d’échantillons qui pourraient nous renseigner sur la composition du noyau terrestre. Contrairement à ce que pourraient nous laisser imaginer Jules Verne ou certains réalisateurs de films, personne n’a réussi (et ne réussira probablement jamais) à atteindre le centre de la Terre. Les forages restent très superficiels et n’atteignent même pas le bas de la croûte : le plus profond jamais réalisé est celui de Kola (en Russie) qui a atteint 12,2 kilomètres de profondeur sous la surface [1]. Quant aux plus profonds échantillons qui nous parviennent naturellement, les péridotites (roches vertes du manteau) et les diamants, ils sont formés à moins de 500 voire 700 km de profondeur. Pour voyager au centre de la Terre il faut donc ruser et réaliser des expériences en laboratoire à très hautes pression et température au moyen, comme c’est le cas dans cette publication, d’une cellule à enclumes de diamant chauffée par laser.

Embarquement immédiat à bord de la cellule à enclumes de diamant

Ce dispositif expérimental, bien connu des minéralogistes, est représenté en Figure 2. Il consiste principalement en deux minuscules diamants (d’environ 1,5 mm de hauteur et qui ne pourraient pas servir en joaillerie car la pointe a été coupée) se faisant face, et qui enserrent une rondelle métallique appelée joint. Ce dernier a son centre percé d’un trou de 200 μm (micromètres) de diamètre, soit environ 2 fois le diamètre d’un cheveu. C’est cette cavité qui forme la chambre de compression : on y place l’échantillon à comprimer ainsi qu’un matériau, liquide ou solide, servant à maintenir une pression homogène dans tout l’échantillon tout en l’isolant thermiquement de l’extérieur. Dans cette étude, c’est du chlorure de potassium ou du saphir en poudre ou en monocristal qui est utilisé. L’échantillon, quant à lui, consiste en une fine tranche de fer pur de 15 à 20 μm d’épaisseur, soit près de 5 fois plus fin qu’un cheveu.

 Figure 2. Schéma du dispositif expérimental de cellule à enclumes de diamant avec chauffage par laser et photographie d’une cellule démontée. L’échantillon de fer pur est placé au centre de la chambre (trou au centre du joint métallique) dans un milieu transmetteur de pression et servant d’isolant thermique. Pour comparaison, le diamètre du trou dans le joint fait environ deux fois celui d’un cheveu. Sur la photo, l’élément au centre s’insère dans celui de droite afin de placer les deux diamants face à face de part et d’autre du joint. Le capot (à gauche) se visse ensuite sur le montage. Le dispositif expérimental peut différer légèrement selon les gammes de pression visées. Crédit photographie : © Pierre Thomas, extraite de l’article Une cellule à enclumes de diamant (Planet-Terre, 2011), avec l’aimable autorisation de l’auteur.

L’un des deux diamants est fixé dans un support immobile appelé cylindre (partie droite sur la photo Figure 2), tandis que l’autre est collé sur la partie mobile, le piston (au milieu sur la photo). Celui-ci s’insère dans le cylindre et est maintenu en place par le capot (à gauche sur la photo) qui vient se visser sur le cylindre. En rapprochant le piston du cylindre par un système de vis de serrage (par exemple) il est possible d’atteindre de très hautes pressions telles que celles régnant dans le manteau terrestre. Dans cet article, les auteurs ont atteint des pressions allant jusqu’à 116 GPa, ce qui correspond presque à la limite noyau-manteau [2] (Figure 1). Une fois l’échantillon comprimé à la pression voulue à température ambiante, il est chauffé par un laser envoyé de part et d’autre du dispositif (Figure 2) jusqu’à être totalement fondu. 14 expériences de ce type ont été réalisées pour atteindre 14 conditions de pression/températures différentes. Pour chaque expérience, un nouvel échantillon de fer pur est utilisé (on ne réutilise pas les échantillons plusieurs fois). 

Pour la visite guidée, suivez les rayons X

Ce voyage, qui jusque-là s’est déroulé tranquillement dans le laboratoire, doit maintenant se poursuivre dans un synchrotron, dans le cas présent au Spring-8 dans la province de Hyogo au Japon. Un synchrotron est un instrument scientifique de forme circulaire, mesurant entre plusieurs dizaines ou milliers de mètres de circonférence et produisant des rayons X extrêmement puissants (autrement dit extrêmement énergétiques). Hors de question donc d’utiliser ce rayonnement pour passer une radio si vous ne voulez pas que ce soit la dernière de votre vie ! Les rayons X produits par cette source permettent en revanche d’analyser certaines propriétés de la matière, comme la position des atomes dans un cristal. Cela est possible grâce à un phénomène bien pratique appelé la diffraction. C’est par exemple ce qu’il se passe lorsque l’on regarde une source lumineuse derrière un rideau très fin. Les mailles du voilage sont suffisamment fines pour que les rayons lumineux de la source en arrière-plan soient déviés et interagissent entre eux — on dit qu’ils interfèrent — de façon à former des taches lumineuses et sombres espacées régulièrement. La mesure de l’espacement des taches lumineuses permet, avec la connaissance des paramètres expérimentaux, de retrouver les dimensions de l’obstacle (ici les mailles du voilage).

Le principe est donc le même avec les rayons X mais à une échelle beaucoup plus petite. Ainsi, il est possible de trouver l’espacement entre les atomes qui est de l’ordre de l’ångström, soit 0,1 nm (nanomètre). L’intensité de chaque tâche de diffraction est mesurée en fonction de son angle avec le rayon X incident, ce qui donne un graphique tel que présenté en Figure 3 : chaque pic représente une tâche de diffraction. À température ambiante, le fer est solide. Les atomes de fer sont organisés en un arrangement périodique (= qui se répète) ; un nombre fini de pics est donc visible car on a besoin d’un nombre fini d’informations (géométriques et types d’atomes) pour reproduire la totalité du cristal (Figure 3, spectre du bas T_\mathrm{amb}). Au contraire, sous forme liquide, cet arrangement organisé des atomes est perdu [*], le spectre de diffraction montre alors une large bande (Figure 3, zone rouge).

Figure 3. Comparaison schématique de spectres de diffraction X à température ambiante (Tamb) et à la température de fusion du fer (Tfus), c’est-à-dire la température à laquelle le fer devient liquide. Spectres du bas et du milieu : tant que le fer est solide (Tamb et T<Tfus), un nombre fini de raies (de « pics ») est observé car la structure atomique est ordonnée. Spectre du haut : quand le fer est fondu (Tfus), seule une large bande est visible car la structure est désordonnée. Notons que le saphir reste solide pendant toute l’expérience et conserve donc ses raies. Image produite à partir des données de la publication originale.

Ce que les auteurs de cette publication sont parvenus à faire, c’est développer une meilleure méthode pour extraire l’information contenue dans cette bande de diffraction. Ils ont ainsi déterminé plus précisément la masse volumique (autrement dit la masse des atomes contenus dans un volume donné) du fer liquide à différentes pressions jusqu’à 116 GPa et différentes températures. Mais nous avons un problème : il est estimé que la pression dans le noyau externe terrestre varie entre 140 et 330 GPa (Figure 1). Alors comment utiliser les résultats obtenus ici, de pressions inférieures à celles du noyau externe, pour analyser ce qu’il s’y passe ? Grâce à l’équation d’état du fer liquide, déterminé à partir des valeurs obtenues.

À votre droite, vous pourrez admirer les équations d’état du fer liquide

Une équation d’état est une fonction mathématique qui relie plusieurs grandeurs thermodynamiques comme la pression, la masse volumique et la température, afin de décrire, ici, le matériau étudié. Les auteurs utilisent l’équation de Mie-Grüneisen (dont la formule vous est épargnée) qui relie la pression à la masse volumique et à la température. Ils ajustent numériquement les paramètres de cette équation pour que les courbes ainsi obtenues reproduisent au mieux leurs données et celles de quelques expériences de choc [**] réalisées à plus hautes pressions par d’autres équipes de recherche. En prenant en compte le fait que le noyau de fer liquide, aussi appelé noyau externe, est bien mélangé par les mouvements de convection et en considérant trois températures possibles à l’interface graine-noyau externe, les auteurs déterminent alors l’évolution de la masse volumique avec la pression pour le noyau externe. 

Vient alors le moment décisif de comparer les résultats obtenus avec le modèle préliminaire de référence de la structure interne de la Terre appelé PREM (Preliminary Reference Earth Model) [***]. C’est grâce à ce modèle de propagation des ondes sismiques développé depuis 1981 [2] que nous avons connaissance de la structure interne de la Terre. Les résultats montrent qu’il y a une différence flagrante entre les courbes colorées obtenues par les auteurs et le modèle PREM (points noirs) : le noyau externe terrestre est 7 à 8 % moins dense qu’un noyau composé de fer pur. Le résultat de cette observation est donc sans appel et cohérent par rapport aux études précédentes : le noyau externe n’est pas composé uniquement de fer.

Que rajouter dans ce noyau théorique de fer pur pour que les expériences et modèles soient alors conformes à l’observation du noyau terrestre ? [****] La masse volumique qu’il faut obtenir avec le mélange fer-éléments inconnus doit être plus faible que celle du fer pur afin de correspondre aux valeurs données par le modèle PREM. Les éléments légers régulièrement envisagés sont le silicium, l’oxygène, le soufre, le carbone ou l’hydrogène [3]. Les auteurs s’intéressent ici à l’oxygène. Ils estiment que la quantité d’oxygène à rajouter au fer liquide pour annuler la différence entre les expériences et le modèle PREM à l’interface noyau interne-noyau externe ne permet pas de résoudre la totalité de la différence de masse volumique dans tout le noyau externe. Cela signifie donc que, contrairement à ce qui était envisagé dans d’autres études, l’oxygène ne serait pas l’unique élément léger dans le noyau externe. 

Fin du voyage, que reste-t-il à visiter ?

Cette publication, comme beaucoup d’autres, est une pierre de plus apportée à l’édifice de la connaissance de la composition de la Terre. La méthode de calcul de la masse volumique qui est développée par les auteurs peut être utilisée pour étudier d’autres matériaux et liquides. Cette amélioration ne suffit cependant pas par elle-même pour atteindre la connaissance complète de l’intérieur de notre planète. Pour aller plus loin et comprendre la nature particulière de ces matériaux sous pression, des améliorations des techniques expérimentales sont effectivement nécessaires.


[*] Il peut rester un ordre des atomes au niveau local, mais à longue distance la structure paraît désordonnée.

[**] Type d’expériences consistant à créer une onde de choc dans le matériau pour lui faire atteindre des pressions et des températures bien plus hautes que celles atteignables par cellule à enclumes de diamant. Ces expériences sont cependant plus coûteuses et compliquées à mettre en place, et l’obtention de certains paramètres comme la température est très compliquée.

[***] Voir le papier mâché sur la publication de 1981 présentant le modèle PREM.

[****] Les scientifiques s’accordent sur un noyau composé principalement de fer ou d’un alliage fer-nickel. Utiliser un alliage fer-nickel à la place du fer pur ne change pas la suite du texte. En effet, le nickel a une masse supérieure au fer. Il faut donc bien ajouter des éléments plus légers que le fer pour diminuer la masse volumique du noyau théorique.


[1] Kozlovsky Y. A. & Adrianov N. I. (ed.), The superdeep well of the Kola Peninsula. Springer Berlin Heidelberg, 1987. DOI : 10.1007/978-3-642-71137-4

[2] Dziewonski D. W. & Anderson D. L., Preliminary reference Earth model. Phys. Earth Planet. Inter., 1981 DOI : 10.1016/0031-9201(81)90046-7

[3] Hirose K., et al., Composition and State of the Core. Annu. Rev. Earth Planet. Sci., 2013 DOI : 10.1146/annurev-earth-050212-124007