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#AveCent : "Que sait-on vraiment de l'expression faciale des émotions ?"

Publié par Maison des Sciences de l'Homme Alpes (MSH-Alpes), le 16 février 2018   5.8k

Pour la 5ème conférence du cycle Avenue Centrale, la MSH-Alpes recevait Anna Tcherkassof, spécialiste des émotions (intervention filmée, disponible à la fin de l'article). 

De récentes études remettent en cause une des théories de base (P. Ekman) sur les émotions, selon laquelle il n'existerait que 6 catégories d'expressions faciales. Mais alors si ce n'est pas 6, combien y en aurait-il ? Plus ? Moins ?

La chercheuse Anna Tcherkassof étudie ce sujet depuis plusieurs années, comme le montre son parcours universitaire et académique : 

Imaginez-vous : vous voilà en situation d'entretien pour un emploi. Le recruteur vous questionne, vous répondez... Mais vous ne pouvez vous empêcher d'examiner ses mimiques, à la recherche d'un signe ou d'une quelconque réaction positive ou enthousiaste. Vous espérez pouvoir "déchiffrer ses émotions" sur son visage. Pensez-y pour une prochaine fois : cette technique n'est pas valable. C'est ce que révèle la chercheuse dès le début de sa présentation. 

A l'origine de cette "croyance" ; une théorie, d'après laquelle, il y a un circuit neuronal propre à chaque émotion, avec des effets physiologiques spécifiques et une réaction physique particulière. Par exemple : un ensemble de neurones fait ressentir la joie, entraînant alors une augmentation du rythme cardiaque et un sourire se dessine sur le visage.

L' équipe d'Anna Tcherkassof s'est attelée à décrire l'activité faciale de plusieurs sujets pour les 6 émotions de base (colère, joie, tristesse, surprise, peur, dégoût) afin d'extraire toutes les manifestations qu'elles pouvaient prendre. En parallèle, les chercheurs ont distribué à des "observateurs" des photographies et la liste des 6 émotions de base : les participants devaient indiquer quelle émotion de la liste correspondait à l'expression faciale qui leur était présentée.
Résultat : les émotions sont correctement associées, et ce dans des cultures différentes (de sujets européens à des Papous de Nouvelle-Guinée). 

Où est le problème alors ? Pourquoi douter de ces évidences ? Certaines anomalies lors des expériences ont amené les scientifiques à questionner leur protocole de recherche, à vérifier si celui-ci n'induisait pas involontairement des biais... notamment le fait de proposer des termes émotionnels à l'observateur. C'est comme si le chercheur proposait déjà des solutions et guidait  la réponse du sujet. Cette même expérience a donc été refaite mais sans donner de liste.

via GIPHY

Il a été demandé aux observateurs de dire si des visages de personnes différentes présentés par paires exprimaient la même émotion (Lindquist et al., 2006). Seules 42% des paires présentées ont été correctement appariées
Autre expérience (Lindquist et al., 2014) : les participants devaient trier des photographies en autant de piles qu'ils le souhaitaient selon les émotions qu'ils observaient (normalement 6 pour les 6 émotions de base). Or, seules 3 piles ont été formées ; une pour les expressions faciales positives (joie), une autre pour les émotions neutres et une troisième pour les expressions faciales négatives (peur, colère, tristesse et dégoût). 

En 2005, Anna Tcherkassof et son équipe ont demandé à des observateurs d'associer à des expressions faciales soit une émotion soit un comportement. Par exemple : soit cette personne "a peur", soit cette personne "a un mouvement de recul".  Les chercheurs sont désormais fixés : le protocole dit "classique", à savoir proposer une liste d'émotions en même temps que les expressions faciales, biaise les réponses des sujets. Cet accès au savoir détermine en quelque sorte la reconnaissance des émotions de base. Si l'observateur ne dispose pas de noms d’émotion, il ne reconnaîtra pas aussi bien les expressions faciales. 


Mais un autre biais est possible : les expressions faciales utilisées lors des expériences. Les chercheurs demandent à des sujets "acteurs" d'exprimer de la colère, de la joie, de la tristesse ; ces émotions sont donc "mimées idéalement" et les "comédiens" ne ressentent pas l'état émotionnel qu'ils émettent sur leur visage. Or, dans la vie quotidienne, observons-nous des archétypes d'émotions ou des expressions faciales spontanées ?

"Si on montre aux gens des expressions spontanées, de la vie de tous les jours, les taux de reconnaissance chutent radicalement : autour de 20 % de reconnaissance seulement, contre 84% pour des expressions factices". - Anna Tcherkassof (à gauche) - (Crédits : MSH Alpes)

Des études portant sur des expressions faciales émises lors de situations réelles ont montré que les représentations que nous nous faisons des émotions de base sont largement erronées : une personne peut pleurer de joie (là les pleurs ne sont pas associés avec la tristesse), un sportif peut hurler de joie lorsqu'il inscrit un nouveau record (et non de rage). 

Anne Tcherkassof a aussi démontré en 2013 qu'en situation réelle, nos visages émettent des comportements en continu. Or, cette cinétique est encore négligée par la recherche scientifique. La conception émotionnelle s'est focalisée sur des expressions faciales statiques et non dynamiques. Les mouvements et les postures sont également des éléments à prendre en compte dans les analyses d'expressions et d'émotions (lever les bras, taper du pied, tourner le visage, serrer les poings...).

Le contexte est aussi un facteur essentiel dans la compréhension des expressions faciales des émotions. Les rapports sociaux dans la vie réelle sont multiples (hiérarchiques, séduction, parental...) et ceux-ci vont affecter les expressions faciales. Par exemple, un représentant des forces de l'ordre sera certainement moins enclin à afficher un sourire de par son statut envers ses concitoyens qu'un commerçant. 


CONCLUSION en 3 points :

  1. Les émotions ne s'affichent pas de façon prototypique.
  2. Une émotion n'est pas produite par un circuit neuronal particulier.
  3. Il ne sert à rien de relier des mouvements physiques à une émotion : les mouvements n'ont pas de signification unique (cf. contexte).


Malgré ces avancées de la recherche, des pays et de grandes entreprises (Facebook, Google...) investissent des millions de dollars dans la recherche en reconnaissance automatique, d'autres vous proposeront des formations pour  "décoder" les expressions faciales émotionnelles... Le "langage" corporel  et émotionnel ne se décrypte pas. Mais que cela ne vous empêche pas d'apprécier encore des séries  comme Lie to me par exemple ! Tout reste possible dans une fiction !


Rédacteur : Mathilde Chasseriaud, pour la MSH Alpes
Visuel principal : Wikimedia Commons


Intervention d'Anne Tcherkassof, docteur et maître de conférence au laboratoire de psychologie de Grenoble