De la décoïncidence
Publié par Jean Claude Serres, le 13 mars 2023 2.5k
François Jullien était à Grenoble le 3mars. Il a présenté son ouvrage « Rouvrir des possibles »
d’une clarté étonnante, toute en nuance et en délicatesse autour du concept clé de la décoïncidence
De passage par hasard ou presque, j’y ai pris grand plaisir et aussi quelques notes.
La coïncidence comporte deux sens : le celui du hasard et celui de l’adéquation complète. Quand deux personnes se rencontre par hasard dans une ville qu’elles n’habitent ni l’une ni l’autre, c’est une coïncidence. Quand deux personnes expriment le même point de vue, la même croyance, la même idéologie il y a adéquation de pensée il y a coïncidence. Quand deux personnes tombent amoureuses et engagent une vie de couple il peut y avoir coïncidence ou adéquation complète (1+1 =1). Quand une personne est envahie complètement par sa souffrance passé elle est en coïncidence avec son passé.
Quand deux termes sont en coïncidence, ils sont collés ensembles, on ne peut les détacher. Ce qui les attache est implicite et ne se questionne pas. Pour une personne qui perçoit le monde de façon duale ( blanc ou noir, bon ou mauvais) penser ainsi est implicite. Pour les Occidentaux la pensée occidentale est implicite et ne se questionne pas.
François Jullien s’est déplacé de la culture occidentale pour s’imprégner de la culture chinoise ( classique). Ce faisant il a produit un écart, une insécurité qui lui a permis de prendre conscience de la spécificité de la culture philosophique occidentale en partant des Grecs jusqu’à aujourd’hui. Cet écart lui a permis de décoïncider, d’engager ou de créer une fissure. Cela permet de sortir de l’implicite et de se questionner, de produire un doute. Ce n’et pas une opposition, ce n’est pas une révolution, ce n’est pas par hasard. Cela crée un écart, une fissure qui permet d’entendre, de percevoir ce qui ne l’était pas. Il produit de l’inouï, du non entendu, autre concept clé de ce philosophe.
Quand par une décoïncidence judicieuse un jeune couple va sortir de la coïncidence cela va leur permettre d’ouvrir des possibles et que leur amour continue à s’enrichir ne soit pas étale, monotone ou répétitif. L’écart génère la créativité, l’imagination. Un couple devenu mature se percevra comme triple chacun d’eux plus le couple (1+1 = 3). La rencontre pourra se poursuivre de jour en jour. Aucun n’aura fait le tour de l’autre.
L’artiste se réalise et progresse dans le temps quand il ose sortir de sa zone de confort, de notoriété, quand il se met en danger en quelque sorte. Dans le traitement psychothérapeutique, l’intervenant va provoquer un écart, une décoïncidence entre son passé et son présent ou son futur pour créer une fissure, rouvrir des portes fermées, ouvrir des possibles, des espaces de créativités, de bifurcation. Il ne s’agit pas de réparation mais de bifurcation sur d’autres chemins possibles. En politique, le débat démocratique implique que chaque parti sorte de sa zone de confort (posture idéologique) pour créer un doute, un espace de créativité qui va ouvrir des possibles, des espaces de négociations.
Je reste perplexe à toute forme d’étiquetage. Fidèle à la pensée de l’auteur de « il n’y a pas d’identité culturelle », le roman pas plus que la philosophie ne peuvent s’inscrire dans une réflexion dualiste. La dialogique et la reliance imposent la porosité sinon la dilution des frontières, l’apposition et l’hybridation des genres. Il peut exister plus de différence entre les romanciers ou entre les philosophes qu’il n’en existe entre « Philosophie », « Science » et « Religion ». Comment étiqueter notre maître Edgar Morin ? Combien la fiction entre en résonance avec les travaux de recherches et nourrit l’élaboration des théories ? Les deux livres de Naccache : « le cinéma intérieur » et un peu plus difficile à lire « apologie de la discrétion » (entendre discret au sens mathématique) sont bien révélateurs de la puissance de notre imaginaire dans toute élaboration de pensée.