Ce désir fou des artistes de participer à la compréhension du monde

Publié par Laurent Chicoineau, le 17 juin 2013   3.4k

Les initiatives de rencontres entre artistes et scientifiques sont nombreuses, à Grenoble comme ailleurs. Un petit ouvrage dirigé par Jean-Paul Fourmentraux vient de sortir, pour tenter de comprendre ce mouvement, pas si nouveau qu'il en a l'air !

Rencontres i à Grenoble, La Novela à Toulouse, Les composites à Compiègne… de plus en plus nombreuses sont les propositions culturelles construites sur des rencontres, voire des coproductions, entres artistes et scientifiques. Pour éclairer et mettre en perspective cet engouement contemporain, tant des programmateurs que des publics, le CNRS éditions vient de publier, dans la collection Les Essentiels d’Hermès, un bref ouvrage sobrement intitulé « Art et science ». Dirigé par Jean-Paul Fourmentraux, l’un des rares chercheurs actuels à s’intéresser de près aux espaces et formes de convergence entre arts, sciences et technologies, cet ouvrage rassemble cinq articles déjà publiés dans la revue Hermès, et cinq contributions inédites, dont un entretien avec le physicien philosophe Jean-Marc Lévy-Leblond.

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, les auteurs réunis ici n’interrogent pas seulement art et science, mais plutôt les interactions entre art, science et communication. Car ce qui se joue dans ces dialogues entre création artistique et recherche scientifique (ou technique) est observé, analysé, accompagné par les sciences de l’information et de la communication depuis de nombreuses années. Comme le souligne Jacques Perriault, dans un article révélant l’importance historique des relations entre art, technique et mouvement social dans la genèse des théories sur la communication, « l’art a joué un rôle éminent dans l’évolution des moyens modernes de communication ». Il montre comment certains ingénieurs artistes ont contribué à la diffusion de nouvelles pratiques médiatiques, tel Pierre Schaeffer à la radio, et rappelle le rôle majeur et médiateur de ces personnalités à la fois artistes et scientifiques dans les processus d’innovation technique et sociale.

Exposition Bio-Rythm, Science Gallery, Dublin.

La rencontre entre art et science serait donc productrice de changement. C’est également le point de vue de Jean-Paul Fourmentraux qui souligne le pouvoir de transformation des binômes artistes-scientifiques sur les processus et formes institutionnelles de la création artistique comme sur celles de l’innovation technologique et industrielle. Le fruit des rencontres entre artistes et scientifiques produit une « œuvre-frontière, tendue entre des logiques simultanément artistiques et technologiques ». Ces œuvres sont particulièrement encouragées actuellement par les pouvoir publics car elles s’inscrivent dans une vision de revitalisation économique, sociale et urbaine portée par une « classe créative », qui constitue explicitement l’un des fondements idéologiques des politiques européennes depuis le traité de Lisbonne. Jean-Paul Fourmentraux montre comment le numérique accélère et potentialise ce mouvement politique, social, technique et esthétique.

Se pose ainsi la question de la finalité des œuvres produites entres artistes et scientifiques. Déjà au XIXè siècle avec l’invention et le développement de la photographie, Monique Sicard raconte comment cette nouvelle technologie (à l’époque) naviguait entre art et science, œuvre et preuve, regard singulier médiatisé par la technique et enregistrement objectif de la réalité. Elle s’interroge : « L’art relève-t-il du voir ou du savoir ? » et souligne l’importance de l’approche sensible et phénoménologique dans toute recherche de compréhension du monde.

Car dans ces réflexions entre art et science, l’image tient une place prépondérante. Pour l’historienne de l’art Elise Aspord, mettre la science en image « est un des enjeux éducatifs prioritaires de la communication scientifique ». Ce que démontre avec malice la dessinatrice de bande dessinée Marion Montaigne, ou Pierre Bonton, dans un récit de mise en scène théâtrale des sciences, en insistant sur la dimension formatrice d’une telle expérience pour ses étudiants. De leur côté, Michel Van Praët puis Roger Silverstone reviennent sur la manière dont les idées scientifiques influencent la forme des expositions dans les musées de sciences et d’histoire naturelle. Grand spécialiste de l’histoire des muséums en France, Van Praët s’interroge sur la pertinence du média exposition à l’heure des technologies numériques et de la recherche d’expériences individuelles. Prenant appui sur une exposition présentée au Science Museum de Londres, Silverstone questionne la manière dont les sciences contemporaines sont mises en scène dans les musées, et comment les activités ludiques proposées aux visiteurs participent de la construction du sens de ces expositions.

Exposition InQuiétude, Regina Trindad, La Casemate.

Enfin, dans un long entretien inédit et plutôt contrasté avec Jean-Paul Fourmentraux, Jean-Marc Lévy-Leblond, dans sa posture pour différencier catégoriquement l’art de la science (1) assure ne voir bien souvent dans ces rencontres entre artistes et scientifiques qu’un « projet d’alliance de l’aveugle et du paralytique », l’un ne venant rechercher chez l’autre que caution et garantie superficielles. Plus profondément, Lévy-Leblond s’inquiète du devenir de la science qui serait, selon lui, en péril, au bénéfice d’une « technoscience » dont l’avènement serait encouragé par nombre de rencontres entre artistes et scientifiques qui considèrent justement la technique comme élément pivot. A nous satisfaire trop rapidement de production d’art technologique ou numérique, « on évite la question de fond » estime le philosophe.

La rencontre entre art et science constitue donc un lieu de débat et de conflit idéologique que ce petit ouvrage, à considérer comme une introduction à d’autres lectures plus exigeantes, éclaire très utilement.

>> Note :

  1. J-M Lévy Leblond a publié en 2012 "La Science n'est pas l'Art"

>> Illustrations : L.Chicoineau, CNRS Editions