Espaces de coworking : nouveaux lieux d'apprentissage du capitalisme cognitif ?

Publié par Raphaël Besson, le 28 mai 2015   8.3k

Invité à intervenir lors d'une journée sur les espaces de coworking dans les Pyrénées, Raphaël Besson (Villes Innovations) en profite pour poursuivre sa série de billets sur les Tiers-Lieux et nous fait part de son analyse du modèle d’apprentissage promu par les espaces de coworking.

Invité dans le cadre du projet européen « Coworking Pyrénées » à intervenir sur le thème des coworking spaces comme espaces d’apprentissage, Raphaël Besson décrit les principaux résultats de cette journée organisée par la Coopérative des Tiers Lieux le 27 mars 2015 à Anglet. Il fait également part de son analyse du modèle d’apprentissage promu par les espaces de coworking.

Coworking Pyrénées. Un programme européen de valorisation des compétences des coworking spaces

Coworking Pyrénées est un projet européen qui réunit quatre partenaires franco-espagnols : le SMALCT (Syndicat Mixte Arize-Lèze de Coopération Transfrontalière), la Coopérative des Tiers-Lieux, et deux organismes privés de formation professionnelle, le centre Somorrostro et le Fondo Formación Euskadi situés dans le Pays-Basque espagnol. Ces acteurs développent une série d’actions visant à structurer un réseau pyrénéen de tiers-lieux ainsi que la création d’espaces pilotes pour la formation des télétravailleurs pyrénéens. Récemment, une enquête a été lancée par le SMALCT afin de recenser les espaces de coworking pyrénéens, de mieux comprendre les besoins en formation des télétravailleurs et des « facilitateurs » en charge de l’animation des Tiers Lieux.

Périmètre du programme européen « Coworking Pyrénées »

Au total, pas moins de 230 coworking spaces ont identifiés, avec la présence en Aquitaine d’une cinquantaine d’espaces et d’une centaine en Catalogne. Précisons que la création de lieux de coworking sur la chaîne pyrénéenne est un phénomène récent, puisque plus de 92 % des espaces ont moins de 2 ans ! L’enquête a également permis d’identifier des besoins en formation des facilitateurs, que ce soit en termes de management, de gestion de projet, de médiation ou de communication.

Les résultats de l’enquête (document ci-dessus) ont été présentés publiquement le 27 mars 2015 à Anglet, lors d’une journée consacrée aux coworking spaces. Organisée par la Coopérative des Tiers Lieux, la matinée s’est structurée autour des interventions de Villes Innovations, du réseau catalan Cowocat et de l’Atelier Lab Berri. L’après-midi a consisté en un workshop construit autour du thème de l’ancrage territorial des Tiers Lieux. Au-delà des résultats obtenus par cette journée studieuse, la rencontre a permis de mettre en perspective les nouveaux modèles d’apprentissage à l’œuvre au sein des coworking spaces. Et c’est bien de l’analyse de ces modèles émergents dont il est question dans notre article.

Workshop : « Comment créer des liens entre les tiers-lieux et le territoire ? »

Co-working spaces et nouveaux modes d’apprentissage. Un thème d’actualité

On voit actuellement un nombre croissant de coworking spaces se positionner sur les questions de formation. On peut citer l’exemple du coworking Geekdom à San Antonio, qui développe le programme éducatif SparkEd. Destiné aux collégiens, ce programme propose des enseignements dans les domaines de l’entrepreneuriat, du webdesign ou de la robotique. D’autres coworking spaces comme General Assembly ou Betamore à Baltimore ont même délaissé leurs fonctions originelles, pour se consacrer au développement de formations dans les domaines de la technologie, de l’entrepreneuriat et du design.

Certains coworking spaces développent des partenariats avec des espaces de savoir traditionnels comme les universités ou les bibliothèques. Aux Etats-Unis, l’université du Nevada propose aux étudiants des cours au sein du coworking space Reno Collective. L’objectif affiché : « aider [l’université] à être plus innovante et entreprenante ». A Dresde, la bibliothèque de l’université s’est associée à l’espace de coworking Neonworx, pour s’ouvrir aux nouveaux enjeux induits par le numérique, et répondre à des problèmes récurrents de sureffectif.

Face à l’ampleur du phénomène, certaines universités comme le H4 en Caroline du Nord ou le Kosilab dans la ville de Siegen en Allemagne, ont décidé de développer leurs propres espaces de coworking. En France l’université de Marne-la-Vallée a également créé son coworking  afin « d’intégrer les étudiants (…), des interlocuteurs qui jusqu’à présent, n’apportaient pas leurs connaissances » (Sylvie Mercier, Professeur à l’Université de Marne-la-Vallée).

Au-delà de ces quelques exemples, comment comprendre l’engouement actuel pour ces nouveaux lieux d’apprentissage ? Pourquoi les coworking spaces apparaissent-ils davantage adaptés aux évolutions socio-économiques, que ne le sont aujourd’hui les universités ? Quelles sont les spécificités des modèles d’apprentissage des coworking spaces ? Pour mieux en comprendre le développement présent, il semble essentiel de s’intéresser aux transformations actuelles de l’économie. Les chercheurs évoquent les notions d’économie cognitive, d’hyper-capitalisme, de capitalisme cognitif, d’économie de la connaissance ou encore d’économie créative et culturelle. Si ces notions diffèrent, et notamment sur le caractère plus ou moins systémique des transformations en cours, elles convergent sur deux points essentiels. Le premier est que la connaissance tend à remplacer les matières premières et le travail physique comme outils du développement économique. Le second reconnaît l’importance des externalités (sociales, urbaines ou environnementales) dans les processus de création de valeur (Boutang, 2008).

Connaissance et création de valeur

La connaissance qui crée de la valeur dans la nouvelle économie n’est pas la « connaissance informatisable », mais celle qui est par essence « vivante et vécue » (Gorz, 2004). C’est la distinction qu’opère Yann Moulier Boutang entre les « Immatériels 1 » (les biens de connaissance codifiés), et les « Immatériels 2 », les connaissances vivantes, non-codifiables, tacites ou implicites. Ces connaissances sont intimement liée aux individus, à leur subjectivité et à leur capacité à collaborer entre eux dans le but de développer des découvertes inattendues. Dans ces conditions, les modes de production et de création de valeur changent. Il ne s’agit plus de produire ce que l’on sait faire, mais bien d’organiser les conditions d’épanouissement de l’intelligence collective, afin de produire en continu des connaissances nouvelles. Pour comprendre une telle transformation, Yann Moulier Boutang utilise la métaphore de la « société pollen » (Boutang, 2010), dans laquelle il ne s’agit pas tant de s’intéresser à l’output de ce que produisent les abeilles (le miel), qu’à l’activité pollinisatrice des abeilles. Boutang s’appuie sur le modèle économique de Googgle, qui parvient à tirer un profit marchand de la pollinisation humaine (Boutang, 2010). Ainsi s’explique-t-il : en plus des milliers d’employés qui travaillent au Googleplex, Google bénéficie de la contribution gratuite de millions d’utilisateurs par seconde sur son moteur de recherche. Ces derniers produisent de l’information et du réseau, données ensuite revendues à d’autres opérateurs économiques.

De nouvelles représentations des lieux de production et de transmission des connaissances

Ces nouvelles conditions de production et de création de valeur questionnent les lieux traditionnels de fabrique et de diffusion des savoirs. Il n’est pas certain que les laboratoires, les universités, les bibliothèques ou les technopoles, soient les espaces les plus à-même d’extraire, de stimuler et de valoriser une connaissance tacite et issue des contacts informels de la multitude. Leur conception de l’épanouissement du savoir dans des lieux souvent isolés et éloignés des tumultes de la vie sociale et urbaine, ne semble pas adaptée aux nouveaux modes de production du capitalisme cognitif (voir de ce point de vue l’article : Insularité vs ouverture. Le dilemme des lieux de savoir et d'innovation). Cette représentation d’une connaissance opérée par un repli sur soi, ou dans l’entre soi des communautés de chercheurs, d’ingénieurs ou d’entrepreneurs, apparaît de plus en plus obsolète. 

On assiste en effet à une transformation des lieux de savoir traditionnels et à l’émergence de Tiers lieux, qui bousculent les représentations classiques des espaces dédiés à la connaissance. Tout d’abord, la production de connaissances nouvelles se conçoit moins dans des « lieux de retraite ou des abris protecteurs », que dans des espaces ouverts et à-même de stimuler les rencontres informelles entre des acteurs multiples : chercheurs, industriels, artistes, mais aussi habitants et utilisateurs des innovations. On observe ce processus dans la reconversion actuelle de nombreux campus universitaires et technopoles, avec l’introduction progressive de logements, commerces, cafétérias, restaurants, et autres équipements dédiés aux loisirs, au sport, à la culture, mais aussi à l’implantation d’espaces de valorisation économique des connaissances (notamment avec le développement d’incubateurs et de pépinières d’entreprises). 

Ørestad College (Copenhague)

De ces initiatives, l’on peut tirer une autre conclusion : les espaces contemporains dédiés au savoir et à la formation se conçoivent moins dans des lieux solennels (grand amphithéâtre, bibliothèque centrale, etc.), que dans des espaces informels et dédiés à la vie communautaire. Il s’opère actuellement un déplacement très marquant, vers tout ce qui relève de la vie sociale et communautaire : les cafétérias, les lieux de restauration, les espaces de détente et de loisirs apparaissent comme autant de lieux stratégiques pour penser les processus créatifs. Ainsi, progressivement, sont construites de nouvelles représentations des lieux de travail et de créativité comme des lieux ludiques et conviviaux.

Hunt Library (North Carolina State University)

Cette courte analyse des mutations des lieux de savoir nous montre que les coworking ne sont pas les seuls espaces à penser les nouvelles conditions de production et de transmission des savoirs. Dès lors, quelle est la spécificité des coworking spaces ? Quelle est leur légitimité à investir les questions de formation et de diffusion des savoirs ? 

De la fonction des coworking spaces dans les processus d’apprentissage

Face à un phénomène encore émergent, nous avons tenté d’identifier les spécificités du modèle d’apprentissage des coworking spaces. Nous avons identifié quatre principales caractéristiques:

  • Des formations en « temps réel », en prise directe avec l’&e cute;volution des métiers, des filières et des savoir faire. Les formations promues par les coworking spaces bénéficient d’une capacité d'adaptation et d’invention, afin de répondre en continu à l’évolution des besoins des professionnels
  • Un modèle d’apprentissage collectif. La majorité des formations repose sur des démarches d'apprentissage individuel, dans un rapport souvent hiérarchique entre l’enseignant et l’enseigné. Or, les espaces de coworking défendent un modèle d’apprentissage collectif où la figure de l’enseignant tend à disparaître, face à un enseignement mutualisé entre les membres. Au fond, c’est la communauté elle-même  du coworking space qui devient matière première de la connaissance. Les apprentissages se font de pair à pair, chaque coworker ayant la possibilité d’être tour à tour celui qui apprend ou celui qui transmet, lors de temps essentiels de collaboration, de partage de connaissances et d’expérimentation.
  • Des formations pluridisciplinaires « non professionnelles » qui stimulent l’autonomie et la capacité d’invention des individus. Les formations dispensées dans les espaces de coworking consistent moins à formater des coworkers à tel métier actuellement disponible (et susceptible de se tarir dès demain) qu’à doter les individus d’une capacité d’invention pour faire face aux transformations continuelles du marché du travail. L’enseignement ne vise pas la transmission d’un savoir académique et l’obtention d’un diplôme. Il s’agit davantage de partager les processus de connaissance et d’innovation, les enjeux, les problèmes et solutions imaginés dans les projets de coworkers.
  • Des espaces de formation ouverts. En plus d’être ouverts à la pluridisciplinarité, les coworking spaces semblent s’ouvrir à tous ceux qui souhaitent se reconvertir professionnellement. Souvent, ils se positionnent comme des lieux ouverts de débat démocratique et des plateformes de réflexion collective sur les grands enjeux de société.

Pour conclure, précisions que les modèles d’apprentissage des coworking spaces ne se construisent pas contre l’université. Ils ne retirent rien à la valeur des savoirs académiques et constituent, bien au contraire, de nouveaux espaces d’investigation, de diffusion et de confrontation des savoirs théoriques, que l’université ne saurait ignorer. Ce sera là tout l’enjeu d’un prochain colloque organisé par le programme européen Coworking Pyrénées, le 16 juin prochain à Valls (Espagne). De nouveau invités, nous ne manquerons pas de décrire dans un futur article, les résultats du colloque, dont le thème traitera des opportunités de coopération entre Tiers Lieux et universités.

>> Crédits : Haldane MartinSMALCT, Jérôme Bellon, 3XNJeff Goldberg/Esto