Communauté

Humagora

Indiscutable. La fabrique discursive du consensus autour d’un projet controversé : l'extraction de gaz de charbon en Lorraine

Publié par Cindy Shalaby, le 28 novembre 2019   1.8k

Dans le cadre des séminaires “Sciences, Société et Communication” de la MSH-Alpes, petit tour en Moselle-Est pour parler de Coal Bed Methane . Marieke STEIN, maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, explique les différents aspects de cette controverse ainsi que les moyens utilisés pour l’invisibiliser.

 

Qu’est-ce qu’une controverse qui “réussit” ? Pour Marieke STEIN, il s’agit d’une controverse dont les acteurs parviennent à donner de la visibilité, à entamer des discussions à son sujet. C’est le cas par exemple des compteurs Linky[1] ou des OGM. Mais certaines controverses peuvent “échouer”, même si l’activisme des acteurs est fort et les arguments utilisés pertinents, comme pour celle autour du Coal Bed Methane (CBD). D’abord militante sur ce sujet pour défendre sa commune, M. STEIN a ensuite davantage endossé sa casquette de chercheuse pour comprendre ce qui fait qu’une controverse ne devient pas ou peine à devenir un problème public.

 

L’origine de la controverse

Parfois appelé gaz de charbon, le CBD fait parti des hydrocarbures dits non conventionnels. Tout comme le gaz de schiste, il s’agit de ressources plus difficiles à exploiter que les hydrocarbures conventionnels, comme le pétrole et le gaz naturel, car ils se trouvent à de très grandes profondeurs. Ils nécessitent donc des techniques d’extraction souvent plus lourdes comme la fracturation hydraulique.

Schéma représentant les hydrocarbures conventionnels ou non
Schéma représentant les hydrocarbures conventionnels ou non[2]

Le Nord-Est est historiquement un bassin houiller dédié à l’activité charbonnière. Dès la fin des années 60, le charbon devient moins compétitif que le charbon étranger, le pétrole et le nucléaire, entraînant la fermeture de la dernière mine en 2004 et une augmentation du chômage.

Dès 2004, une entreprise australienne demande des permis afin d’exploiter le gaz de charbon de la région. Ce projet ne provoque pas de polémique au début, car il est alors synonyme de seconde vie pour le territoire, de nouveaux emplois, et ne touche initialement que des zones limitées.


La polémique prend place en 2011 avec les mobilisations contre l’extraction d’un hydrocarbure non conventionnel, le gaz de schiste. Ces dernières se propagent à tous les hydrocarbures non conventionnels : tous les permis sont récusés et, le 13 juillet 2011, la loi Jacob  interdisant la fracturation hydraulique est votée. Une seule société, EGL (European Gas Limited), peut maintenir son activité de recherche sur les hydrocarbures non conventionnels, mais il n’existe aucune technique pour extraire ce gaz à ce jour.

La vraie première phase de contestation contre le gaz de charbon s’initie en 2013-2014, suite à un changement de réglementation en juin 2012 : une enquête publique devient obligatoire pour tout forage exploratoire. EGL parvint à contourner cette prérogative en déposant un dossier incomplet juste avant la promulgation de la loi. Cette situation a été dénoncée par Thérèse Delfel, mais un procès en diffamation l’a réduite au silence.

Entre 2015 et 2017, la controverse se trouve dans sa phase la plus vive. Les premières données sur le CBD sortent grâce à une enquête publique et à la publicisation des informations techniques sur les forages. De plus, le changement d’échelle est important : il ne s’agit plus de quelques petits projets ponctuels, mais de 200 puits sur 168km² d’ici 2030. Cette évolution n’apporte aucune amélioration économique pour le bassin, car l’entreprise EGL est une société “junior” : son but est de trouver le plus de ressources possible pour pouvoir revendre les permis d’exploitation à d’autres compagnies. Son activité est uniquement spéculative, elle n’enrichit donc pas le territoire où elle se trouve. Tous ces points entraînent donc des tensions avec la population.

 

Pour limiter la propagation de la controverse du gaz de schiste vers le CBD, EGL met en place une communication basée sur 4 points :

  • une “communication positive” basée sur les arguments des industries gazières :  redressement économique, caractère écologique de ce gaz... ;
  • une communication dissociant le gaz de charbon du gaz de schiste, notamment après l’interdiction de la fracturation hydraulique ;
  • un fort travail de la presse autour de la nomination de ce gaz, en partant “du gaz” en 2006-2007 pour arriver jusqu’à “gaz de houille” et de nombreux autres termes en 2011, notamment le “grisou”. Ce dernier est uniquement utilisé dans les plaquettes à destination des populations locales (pas dans les documents techniques/réglementaires), donnant une image “mythique” à l’entreprise qui cherche à dompter un gaz qui a longtemps fait peur aux miniers.
  • une communication basée sur la négation de l’incertitude, c’est-à-dire que l’entreprise EGl explique qu’il n’y a absolument aucun problème avec le gaz de charbon donc il n’y a pas de discussions à avoir.

 

Le rôle des journalistes dans la controverse

Au fil du temps, les journalistes de la Presse Quotidienne Régionale (PQR) ont traité différemment la controverse. Avant 2011, les articles à ce sujet étaient descriptifs, très informationnels : les travaux étaient expliqués sans que les difficultés liées soient masquées. Après 2012, des journaux se mettent à reprendre mot pour mot la communication d’EGL (“[...] la terreur des mineurs est devenue une source d’énergie[3]”, alors que le gaz n’est toujours pas exploité aujourd’hui), jusqu’à ne plus interroger les opposants au projet à partir de 2016 et ne garder que le point de vue d’EGL à leur sujet.

Comment expliquer cette évolution ? Selon M. STEIN, cela peut être dû à la fragilité de l’écosystème médiatique : les journalistes n’ont plus le temps d’aller enquêter directement sur le terrain. De plus, selon V. Croissant et B. Toullec[4], un des buts de la presse régionale est de mettre en valeur le territoire et de promouvoir les acteurs qui le font vivre. Ceux qui s’opposent aux projets de ces acteurs deviennent, par glissement, des opposants aux territoires.

La PQR a également une double dépendance économique et politique : EGL est l’annonceur majeur de certains journaux locaux, d’autres dépendent de banques qui ont des actions dans la compagnie (ex : en 2016, le Crédit Mutuel, propriétaire du journal Le Républicain Lorrain, devient actionnaire d’EGL).

 

Est-ce que les dispositifs délibératifs peuvent permettre la discussion du projet ?

En participant à différents dispositifs de concertation, M. STEIN a constaté différents points empêchant un réel échange et neutralisant la discussion. Tout d’abord, le rôle des citoyens n’est pas très clair : sont-ils présents pour être informés, consultés, s’exprimer ? Les habitants pensent qu’il sera fait quelque chose de leur opinion, mais ce n’est pas forcément le cas. De plus, il existe une forte dissymétrie dans les temps et les modalités de parole : pendant que l’industriel et la DREAL peuvent présenter leurs projets comme ils le souhaitent, les citoyens ne peuvent s’exprimer qu’en demandant la parole et sous forme de questions, ce qui empêche tout échange. Enfin, les cadrages multiples et réducteurs limitent la discussion au seul projet présenté, sans possibilité de faire des liens avec d’autres projets ou avec des questions sociétales.

   

Quel avenir pour les dispositifs de concertations ?

Des dispositifs concertatifs existent pour que la population puisse donner son avis, mais les institutions ne savent pour le moment pas s’en emparer.  Des progrès doivent être faits en termes de concertation afin de limiter la frustration et le sentiment d’impuissance de ceux qui y participent, sans forcément voir l’impact de leur participation. Des chercheurs pourraient accompagner l’amélioration de ces dispositifs pour qu’ils soient moins frustrants, car le risque à présent est le désengagement citoyen, qui ne vote plus, et la radicalisation d’autre, seul moyen selon certains pour se faire entendre.  

 

Écrit par Lea Martel et Cindy Shalaby, étudiantes en master 2 de Communication et Culture Scientifiques et Techniques de l’Université Grenoble Alpes.

 

[1] : https://www.echosciences-grenoble.fr/.../linky-a-la-une...

[2] : https://www.senat.fr/...

[3] : https://docplayer.fr/70900252-...

[4] : https://hal.archives-ouvertes....