L’urgence sanitaire et sécuritaire renforce la « datazerisation » de l’individu !

Publié par Yannick Chatelain, le 13 juillet 2021   1.4k

De lois pérennisant des outils de surveillance de masse non évalués en tentatives dites expérimentales, les états d’urgence qui se sont succédé présentent un point commun : la datazerisation de l’individu à marche forcée.

Par Yannick Chatelain Professeur Associé/ GEMInsights Content Manager à  Grenoble École de management

De l’état d’urgence à l’état d’urgence sanitaire jamais la collecte de données individuelles initiée et commanditée par l’État – sous couvert de motif impérieux et pour le bien du collectif –  n’a été aussi débridée ; jamais la mise en chantier d’une société de surveillance de masse n’a été aussi décomplexée, dans une approche d’inversion systématique des responsabilités, l’État posant comme postulat de base les citoyens comme tous suspects a priori… Suspects de comportements déviants et ipso facto nuisibles au collectif.

L’aboutissement d’une telle approche a conduit – notamment dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire –  à la rédaction d’un rapport prospectif du Sénat, ciblant un citoyen posé comme seul et unique responsable de notre destin collectif, puisque posé comme seule variable d’ajustement pour endiguer la crise.

Ce rapport pourrait faire une excellente et distrayante dystopie alarmiste, si elle ne se prétendait force de proposition et de débat sans débat. Dans une inversion totale des responsabilités, il oublie d’évoquer les carences de l’État et les améliorations nécessaires en termes de moyens humains et logistiques en cas de nouvelle crise.

Ces États d’urgence ont mis entre parenthèses notre État de droit tout en étant supposés s’inscrire dans ce dernier (le recours à l’état d’urgence étant encadré) et ont néanmoins été utilisés de mon point de vue de façon opportune pour multiplier les initiatives (décrets, lois) attentatoires à des libertés fondamentales, en tentant régulièrement et autant que faire se peut, d’inscrire ce recul de libertés dans le temps afin qu’il se poursuive une fois les crises passées, ce qui implique une sortie de ces états d’urgences successifs, sans retour possible à l’État de droit qui aurait dû être rendu au citoyen…  en l’état.

La poursuite d’une volonté de contrôle social outrancier en terre démocratique

De lois (loi sécurité globale) pérennisant des outils de surveillance de masse non évalués (Boîtes noires) en tentatives dites expérimentales (reconnaissance masquale), les états d’urgence qui se sont succédé (état d’urgence, puis état d’urgence sanitaire) présentent un point commun : la poursuite de la datazerisation de l’individu à marche forcée, à une cadence infernale, et tous azimuts. Cette datazerisation de l’humain est de mon point de vue une matérialisation de la négation de l’individu et par voie de conséquence une négation de notre humanité.

La crise sanitaire n’a fait qu’amplifier le phénomène. Si je pointe le cas de « la reconnaissance que je qualifie de reconnaissance masquale », c’est qu’il est édifiant ! Il mérite de s’y arrêter un instant pour réfléchir ensemble et posément sur sa raison d’être et d’avoir été ! Au Journal officiel du 11 mars, le gouvernement avait  fait publier un décret autorisant le « recours à la vidéo intelligente pour mesurer le taux de port de masque dans les transports ».

Après s’être régulièrement opposée au recours à la reconnaissance faciale, tant à l’entrée des lycées que dans d’autres usages, à savoir le recours à des caméras intelligentes Anticoronavirus, la CNIL a souligné le risque de « porter atteinte au bon fonctionnement de notre société démocratique » . Quoi qu’elle puisse en dire, elle a fini par céder, au prétexte d’une observation comportementale sans a priori de reconnaissance faciale à proprement parler.

Pour autant les questions qui se posent à toute personne de bon sens sont :

  • Où sont les résultats ?
  • Quelle a été l’exploitation des résultats obtenus ?
  • En quoi cette expérimentation et la collecte d’informations sur des êtres humains devenus objets d’étude a-t-elle servi  d’une quelconque façon à agir pour endiguer la pandémie ?

Je crains fort que mes questions candides restent sans le moindre début de réponse. Hormis fabriquer au forceps un consentement à une surveillance très discutable légalement et éventuellement, agir sur les comportements par crainte (pour certains) d’une potentielle répression future…

Au demeurant ces avancées vers une société de contrôle outrancière qui se met en place, transgression après transgression, sont certainement rentables pour les vendeurs de ce type de solutions au service du contrôle social. Nous pouvons émettre l’hypothèse que ces expérimentations discutables visent, à défaut de résultats exploitables, à améliorer ou tenter d’améliorer leur technologie balbutiante.

Le même procès en « inutilité » et en récupération de données et/ou altération de libertés fondamentales peut être fait à l’application TousAntiCovid : si tout a été tenté par l’exécutif pour obliger les citoyens français à le télécharger (dont l’intégration d’une fonctionnalité pour générer des attestations à l’envi) je repose naïvement les mêmes questions :

  • Quelle a été son utilité dans la gestion de la crise ?
  • Des millions de téléchargements, des millions de datas récupérés, pour quels résultats ?

La « datazerisation » : entre manne économique et électoralisme

L’un des enjeux des élections présidentielles portera, appuyé par les médias, sur la sécurité. Il n’est alors guère étonnant que le politique lance autant d’offensives en faveur de la vidéosurveillance et de la reconnaissance faciale. Il ne s’agirait pas de perdre des électeurs – quitte à s’appuyer sur leur ignorance –  le politique semblant considérer que cette surenchère dans la surveillance technologique est la plus à même  de répondre à l’attente légitime des citoyens qui réclament davantage de sécurité en matière de délinquance ou d’un point de vue sanitaire.

Pour ce qui est de la sécurité relative à la délinquance, toutes les méta-analyses montrent le manque d’efficacité de la vidéosurveillance. Que toutes les expérimentations sérieuses menées en matière de reconnaissance faciale ont montré leurs limites du fait des biais algorithmiques multipliant les faux positifs importe peu.

L’important pour le politique est de donner le sentiment d’agir en jouant sur l’ignorance d’une majorité de citoyens et pour les prestataires – outre le fait de trouver des débouchés économiques démultipliables au plus grand nombre de collectivités – de tenter d’améliorer à grands renforts d’expérimentations sur l’humain – les technologies encore aujourd’hui balbutiantes.

Il est notable et inquiétant que ces avancées se fassent quitte à transgresser sans complexe la législation européenne en la matière et/ou en exploiter toutes les faiblesses pour tenter de contourner tous les garde-fous… quitte à pousser le Conseil d’État à « défier la justice européenne sur les données de connexions ».

Pour ce qui est de la reconnaissance faciale, le secrétaire d’État au numérique parle même d’une nécessité pour faire progresser « nos industriels ». Toujours selon lui, la France doit parvenir à créer une « reconnaissance faciale éthique ».

Une fois le mot éthique prononcé, vous pouvez dormir intranquille. Il demeure un mot peu en rapport avec la réalité de la biométrie actuelle. Comme le pointe le site Technopolice  :

« Comme si la surveillance biométrique de masse pouvait être autre chose qu’un outil de contrôle autoritaire mettant fin à l’anonymat de nos déplacements dans l’espace public. »

Les régimes autoritaires pour modèles… cherchez l’erreur !

Quand on lit attentivement le rapport prospectif surréaliste du Sénat, on s’étonne de le voir en pâmoison devant la gestion de la crise sanitaire des régimes les plus autoritaires. Ce rapport signe l’air de ce temps politique, le pose comme base de toute discussion future. S’il a prétention à préparer et donner des pistes pour nos lendemains, ces derniers seraient alors bien sombres.

À sa lecture, nous sommes en droit d’être si ce n’est sidéré, tout du moins dubitatif quant à l’amour porté par nos politiciens au respect de libertés fondamentales des citoyens, ces libertés fondamentales qui sont les pierres angulaires de toute démocratie.

Cette fuite en avant dans la surveillance de masse s’explique facilement.

Depuis quelques années le système français s’étant progressivement rapproché du système pervers anglais évoqué par Guillaume Gormand dans sa thèse : un système qui a été identifié par Martin Gill :

"Pendant les années 1990, le gouvernement britannique a présenté la situation ainsi aux collectivités locales : « si vous avez des problèmes d’insécurité, la vidéosurveillance peut vous aider. Vous obtiendrez des fonds pour en installer dans votre ville. Vous êtes libres de choisir un autre dispositif, mais dans ce cas vous n’obtiendrez pas d’aide financière ".

La situation de la France est désormais quasi-analogue.

En effet, le sociologue Laurent Mucchielli (@lmucchielli), le montre fort bien dans ses études : " La vidéosurveillance s’impose par contagion et sous la pression citoyenne qui voit dans les promesses de la vidéosurveillance une solution pour réduire le sentiment d’insécurité réel comme ressenti." La vidéosurveillance est ainsi utilisée comme une réponse pour calmer colère et inquiétude. Elle permet de mener une action concrète et visible.

Comme le pointe le sociologue :

"Localement, le choix de la vidéosurveillance apparaît le plus souvent comme une décision d’élus cherchant à afficher leur action en matière de politique de sécurité."

Qu’ajouter ?

À titre d’illustration de cette dérive perverse au niveau de la France, pour les lecteurs et lectrices qui ne seraient pas convaincus, l’exemple le plus caricatural –  qui est naturellement reproductible à l’envi – est la prise de position du ministre de l’Intérieur pour « venir en aide » au maire de Grenoble suite aux événements qui ont agité le quartier Mistral fin août 2020.

Le tweet du ministre de l’Intérieur, puisque gouverner c’est désormais twitter… parle de lui-même et ne nécessite aucun commentaire :

Surveillance de masse et en même temps libertés individuelles ?

On vous surveille en masse et en même temps on protégerait vos libertés individuelles. Dans un meilleur des mondes vendu au citoyen, autrement dit en utopie, cela peut-être crédible. A contrario, dans le pire des mondes qui se profile, si aucun halte-là salvateur et légal ne ramène les gouvernements à la raison, cela ne fonctionnerait malheureusement pas ainsi ! Tout ce qui est fait par l’homme peut être défait par ce dernier, et ce quels que soient les garde-fous promis.

Il n’y a pas en matière technologique -entre autres- de en même temps viable. Aussi puisqu’il faudrait selon le président de la République « une hygiène démocratique de l’information », pour ceux qui aspirent à un monde parfait conjuguant mort zéro et délinquance zéro, nous voilà en route vers une « hygiène démocratique des comportements ». Tout un programme.

Récemment, pour aller toujours plus avant dans cette société du contrôle qui semble devenir totalement hors contrôle et prête à s’affranchir de toutes les lois ou tout du moins d’en exploiter toutes les failles et de tenter de les contourner par tous moyens « des chercheurs et ingénieurs français ont mis au point le premier dispositif de reconnaissance faciale entièrement cryptée ».

Comme à l’habitude le discours est le même : jurer ses grands dieux de se conformer aux directives européennes du Règlement Général de la Protection des Données qui interdit d’identifier une personne en se servant de ses données biométriques. Après tout, pourquoi pas ?

Pour ce qui est de l’approche de toutes ces initiatives au service d’une surveillance de masse de la population, par-delà les discours rassurants des acteurs qui œuvrent à ces déploiements – d’aucuns pour des raisons financières, d’autres à des fins électoralistes – une fois de plus les faits qui se succèdent sont têtus. Question fiabilité et utilité ils ne semblent pas vraiment corroborer les discours des aficionados d’une surveillance de masse idyllique.

Quant à l’inquiétude régulière des pratiques françaises en matière de surveillance tous azimuts, elle n’inquiète pas seulement ceux qui sont rapidement traités de complotistes voire d’irresponsables, fussent-ils des experts modérés, et exclus d’un débat qui se devrait de prendre en considération les multiples alertes.

Ce débat n’existe pas. La liberté de penser étant insidieusement réduite à la liberté de penser comme les bâtisseurs d’une société de contrôle toujours plus oppressante.

Nul n’est censé ignorer la loi ! Le pouvoir exécutif ne peut s’en exonérer

Pour rappel : en juin 2021 « la France a été priée de se mettre en règle avec le droit européen… »

Pour rappel : un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme condamnant le Royaume-Uni révèle l’illégalité de nombreuses pratiques françaises. La France fait d’ailleurs actuellement l’objet d’un recours devant la CEDH sur la conformité de ses moyens de surveillance avec le droit européen.

Pour ce qui est d’une technologie de surveillance – parmi d’autres –  la reconnaissance faciale, il se pourrait fort que les apprentis sorciers d’une société de contrôle totale et d’une datazerisation de l’être humain outrancière en soient pour leurs frais. Leurs discours sur un cadre éthique censé être une caution de toute régression en matière de libertés ne sont que des mots de bonimenteurs technosolutionnistes.

Ces mots sont supposés rassurer la population. Ils n’engagent que ceux qui les prononcent et les utilisent comme un label légitimant tous leurs excès. « La loi est dure, mais c’est la loi ». N’en déplaise aux hygiénistes holistiques promettant à la population la mort zéro et la délinquance zéro par des moyens factuellement extrêmement contestables, ces discours se heurtent et se heurteront à un mur : LE DROIT !

Pour rappel : en juin 2021 « la France a été priée de se mettre en règle avec le droit européen… »

Pour rappel : un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme condamnant le Royaume-Uni révèle l’illégalité de nombreuses pratiques françaises. La France fait d’ailleurs actuellement l’objet d’un recours devant la CEDH sur la conformité de ses moyens de surveillance avec le droit européen.

Pour ce qui est d’une technologie de surveillance – parmi d’autres –  la reconnaissance faciale, il se pourrait fort que les apprentis sorciers d’une société de contrôle totale et d’une datazerisation de l’être humain outrancière en soient pour leurs frais. Leurs discours sur un cadre éthique censé être une caution de toute régression en matière de libertés ne sont que des mots de bonimenteurs technosolutionnistes.

Ces mots sont supposés rassurer la population. Ils n’engagent que ceux qui les prononcent et les utilisent comme un label légitimant tous leurs excès. « La loi est dure, mais c’est la loi ». N’en déplaise aux hygiénistes holistiques promettant à la population la mort zéro et la délinquance zéro par des moyens factuellement extrêmement contestables, ces discours se heurtent et se heurteront à un mur que nous sommes en droit d’espérer inébranlable : le droit français et le droit européen.

Le droit qui saura reconnaître sans le moindre recours à des outils biométriques ce qui relève de l’inacceptable en démocratie. Et si les États d’urgence en France, quelles que soient leur nature, se sont mis à ignorer le droit au profit de l’action en se retranchant derrière l’urgence, si ces états d’urgence successifs ont visé à pérenniser la dictature temporelle infligée légalement aux citoyens, si le pouvoir exécutif d’alors est sorti en conscience du cadre démocratique dans lequel il devait impérieusement s’inscrire, il se devra demain d’en répondre.

" Le véritable progrès démocratique n’est pas d’abaisser l’élite au niveau de la foule, mais d’élever la foule vers l’élite !"

Gustave le bon

Article Original publié le 12/08/2021 sur CONTREPOINTS

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