Les Grands Moulins de Villancourt : hier, aujourd'hui, demain ...

Publié par Laurent Ageron, le 29 mars 2016   5.8k

Légende photo : photo du bas. Au 9, de la rue Lesdiguières à Grenoble, la plaque apposée sur le mur juste à côté de l'entrée ne commémore aucune société anonyme qui établit son siège ici, mais la poétesse Suzanne Renaud qui y vécut dans les années 60, avant de rejoindre la Tchécoslovaquie, patrie de son mari Bohuslav Reynek. (photo Sylviane Raynaud). Illustration du haut. En-tête de la société des moulins de Villancourt avec le siège social de la rue Lesdiguières (archives municipales - Pont de Claix).

Retrouvez tous les mois un épisode relatant la vie de ceux qui ont façonné ce site emblématique de l'agglomération grenobloise. Réalisation : service des archives municipales de la ville de Pont de Claix.


Chapitre 9 : Voici venu le temps des héritiers


Où l'on voit les pères fondateurs laisser leurs places à leurs héritiers ; les liens se tissent, au sens premier du terme, sur fond d'affaires immobilières. De l'aveu même de celui qui fut dirigeant du conseil national du patronat français ( Cnfp, ancêtre du Medef) et père de l'actuel président du mouvement des entreprises de France (Medef) : “Pour la succession des entreprises familiales les patrons se partagent en deux catégories : ceux qui croient que le génie est héréditaire et ceux qui n’ont pas d’enfants”. L'humour en plus.


Quels faits, quelles sources permettent à Bernard Montergnole (1) d'écrire dans son ouvrage consacré à l'histoire de sa ville : « des Echirollois ont trouvé place à la chocolaterie Cémoi ou encore aux biscuits Brun, dépendants l'un et l'autre de Ferradou » ? Une chose est sûre : la banque Ferradou-Reiss (qui deviendra Nicollet et Lafanechère puis, Banque de l'Isère ) est, dans les années 20, LA banque des industries alimentaires ; d'ailleurs la société anonyme des moulins de Villancourt, qui s'est constituée en 1909 et dont l'administrateur est Albert Ferradou, déplace son siège social de Pont de Claix à Grenoble, au 9 de la rue Lesdiguières, le siège de la banque. En 1917, Aimé Bouchayer succède à son père Joseph, le fondeur- fondateur, rachète la fabrique de chocolats le Dauphin qu'il cédera à Felix Cartier-Millon (la marque deviendra avec lui Cémoi), fils de Louis, créateur de la fabrique de pâtes aux œufs frais Lustucru. Il n'est pas inutile de noter, pour la suite de notre histoire, qu'à partir de 1940, un autre fils de Louis Cartier-Millon, Albert, qui a gardé l'usine de pâtes s'en retire afin, dit-on, d'éviter tout contact avec les allemands, alors qu'on trouve dans la presse locale, l'annonce d'une audience de la cour de justice civile durant laquelle Pierre Cartier-Millon (directeur commercial de Cémoi et fils de Félix) est prié de s'expliquer, à la Libération, sur son appartenance au PPF, parti d'inspiration fasciste de Doriot.

En 1923, Edmond Gillet succède à son père à la tête d'un puissant groupe où les textiles artificiels se développent en même temps que la chimie, c'est alors que la société nationale de la viscose qu'il représente rachète à la société immobilière des Champs Elysées (1, rue Lesdiguières à Grenoble) présidée par Aimé Bouchayer, les terrains où se construira la cité de la viscose. Né dans le moulin de la Capuche que son père a reçu en cadeau de mariage, Gaëtan Brun meurt en 1923, à 49 ans sans laisser d'héritier. Mademoiselle Claire Mallard veuve Touche et épouse Darré (en seconde noces, donc), fille d'un minotier marseillais, est très liée aux banquiers et industriels grenoblois : les Mallard possèdent déjà des parts de la société anonyme Bouchayer et Viallet et René Ferradou témoigne à propos de Claire Darré-Touche : « elle était présidente du conseil de surveillance de la banque de l'Isère et après le décès de mon grand-père, en 1924, elle n'a eu de cesse d'obtenir de mon père, Denis Ferradou, la cession de son paquet d'actions (des Moulins de Villancourt, n.d.l.r) , ce qui fut fait je pense en1928 ; c'était une personne qui était tenace ». Elle héritera de la biscuiterie (ses centaines d'ouvriers et ses 40 tonnes de biscuits par jour), de la distillerie, de la levurerie et de la société pour la construction et l'entretien des routes, la SACER, créée par Gaston en 1920 et devenue avec ses 84 rouleaux compresseurs le parc le plus important de France. Quant à la légitime madame Brun, née Amélie Laurent, épousée en 1901, elle s'en ira créer dans le centre de la France une entreprise de cylindrage dénommée jusqu'après sa mort en 1944 et à sa demande : « société Veuve Gaëtan Brun ».


Comme dans un moulin…


Après la guerre de 70 et avant celle de 14, le comité de ravitaillement de Grenoble a établi la liste des producteurs, industriels, courtiers et intermédiaires susceptibles de fournir des marchés en cas de mobilisation : on y trouve : pour le blé, Armand (avenue Alsace Lorraine), pour la farine, l'avoine et l'orge, Brun père et fils, négociants rue du Polygone (actuelle avenue Pierre Semard à Grenoble). C'est à cette adresse que travaille l'ouvrier meunier François Picot, membre du syndicat CGT de la corporation qui compte 64 membres en Isère en 1906. Selon le témoignage d'Henry de Vernissy (3) dès les années 20, le moulin de Villancourt est un des « ateliers » de la biscuiterie Brun « il est là au lieu d'être à la Croix Rouge, à Saint Martin d'Hères » , ce que corrobore le témoignage de Mme Abric, née en 1925 (3) : « Madame Darré-Touche est venue visiter les lieux, y compris le petit appartement là-bas où ma mère était en train de me langer sur la table, alors après avoir demandé à quoi servait ce local, là, à quoi servait « ces gens », elle a dit « bon ! vous me supprimerez tout ça », ma mère était scandalisée et toute sa vie elle en a parlé : comment pouvait-on traiter une famille de « tout ça » et dire « à supprimer » ! Elle n'imaginait pas que ça puisse exister ! ».


(1) Professeur agrégé d'histoire, enseignant à l'IEP de Grenoble, député socialiste de l'Isère (1983-1986), adjoint au maire d'Echirolles, dans « Histoire d'Echirolles, du bourg vers la cité ouvrière ». (2) Clément Bon, op.cité. (3) voir « Les moulins de Villancourt, hier, aujourd'hui, demain » : chapitres précédents.