De l'écobiographie
Publié par Jean Claude Serres, le 21 août 2025
Dès les premières pages du livre de Jean-Philippe Pierron : “Je est un nous”, le terme d'écobiographie a surgi comme une évidence. Ce philosophe possède une rare écriture fluide. Il m' a embarqué immédiatement dans son itinéraire passionnant d' enquêtes à propos de notre rapport à la nature. Cette visite focalisée sur notre rapport à l'environnement, d'autres philosophes dont certains ont balisé mon itinéraire intellectuel, est un vrai bonheur.
La thématique de son propos coïncide avec deux autres lectures : “L’ homme et la nature” de Peter Wohlleben et enfin de Caroline Boidé :” Il nous faut la vie fauve ", véritable manifeste pour réveiller la puissance animale qui est en nous.
J'y reviendrai plus loin.
Depuis Descartes et son “Je pense donc je suis”, l' homme moderne occidental a été éduqué coupé de la nature. Ces trois livres, chacun à sa façon en prend le contre pied plus ou moins radicalement.
Reprenons ce terme majeur : l'écobiographie qui fonde le “Je est un nous”. La biographie est l' histoire, le récit de la vie d' une personne. Le “bio” rappelle que c' est le récit du vivant partant du corps, des émotions, des ressentis etc. (ce qui est rarement le cas). Le préfixe éco souligne que ce corps vivant est intimement lié avec tous les autres vivants de la nature. Il fait système avec son environnement, son biotope. L' individu doit être pensé comme un nous, ce qui s' oppose radicalement à la pensée de Descartes.
Dans mon expérience intime de la relation à la nature, des liens faibles comme les senteurs méditerranéennes le long des sentiers des calanques de mon enfance ressurgissent à chaque visite et même en regardant une photographie. Ces longues heures à crapahuter dans les éboulis, sous le soleil et parfois avec le souffle rageur du mistral font pleinement partie et sont constitutives de mon développement, autant que les heures passées sur les bancs de l’école.
Jérôme Lèbre dans “Repartir, Philosophie de l’obstacle” propose de questionner l’obstacle afin de se trouver moins empêché, de créer un mouvement, un rebond. Jérôme Lèbre établit un constat de ce qui fait obstacle : corps, objets, chair, moi, autrui, société, pierres, etc. En fait, tout ce qui fait obstacle pour le Moi-Je conscient : le Moi-peau, le Moi-corps, les autres humains, les liens ténus avec les autres vivants et l' environnement. C’est une perception très occidentale du rapport au monde.
Dans une autre perception, un autre rapport au monde, la personne dans son entièreté devient l' ensemble de ses relations ou interaction au monde. L’occidental perçoit la relation comme un obstacle à éviter, contourner, aplanir alors que la relation est constitutive de l'être. Négocier serait par contre la stratégie la moins violente pour se confronter directement à la relation à l' autre.
L’autre possible serait la perspective que l' autre, l' environnement serait constitutif de l' être, l' acceptation de toutes les relations comme constitutif du Moi Je, le “je est un nous” de Jean Philippe Pierron. Je désire explorer cet autre possible.
Faire système, penser “système “ relève d'une démarche scientifique qui questionne les relations ou interactions entre les organes constituant le système. La démarche scientifique recherche les propriétés invariantes communes à une famille de systèmes. Elle est à l' opposé d' une écobiographie qui se focalise sur les singularités relationnelles. Jean Philippe Pierron reconnaît l’importance de la démarche scientifique universaliste et de ses contributions techniques. Cependant il insiste pour faire cohabiter l’autre approche plus sensible, attentionnée et forcément singulière de notre rapport au monde.
L'écobiographie s’appuie toutefois sur la démarche scientifique afin d' identifier les relations singulières du système “individu”. La personne humaine fait système avec la nature qui l’a fait advenir.
La théorie de l'évolution révèle combien il y a continuité dans l' apparition des espèces de plus en plus complexes depuis la bactérie jusqu'aux mammifères et donc l'homme. Le neurone vient de très loin. Son bricolage chimio électrique non optimal a pourtant fait ses preuves. Mais la science pour progresser dans la connaissance doit isoler un système, le couper de l'écosystème global.
L'écobiographie se place du côté de la littérature. Elle considère l' entièreté de l' Écosystème, la complexité de “l'individu système” tout en se focalisant sur la singularité de chaque personne.
Jean Philippe Pierron se focalise sur les relations constitutives de l' individu avec la nature. Il se rapproche des penseurs et philosophes de l'extrême orient comme F Cheng “oeil ouvert et coeur battant”ou encore François Jullien “Rouvrir des possibles”. Son écriture toute en subtilité et en nuances fait penser à l’action juste, à la pensée juste de la culture chinoise : ne pas opposer mais apposer ou hybrider. En podcast il est aussi passionnant à écouter :
https://www.youtube.com/watch?v=gkVAgfUgKl0
Peter Wohlleben dans “ l' homme et la nature” propose une approche relationnelle complémentaire à celle de JP Pierron, plus symbiotique que constitutive. Nous avons besoin de la nature pour vivre, nous épanouir et nous ressourcer. Nous devons en prendre soin et la respecter. Par exemple, ne pas s'arrêter à observer la tâche d’ombre portée au sol par une montagne ou un arbre mais ressentir tout le volume d’air privé de l’ensoleillement. Nous avons besoin de l'atmosphère bienfaisante d’une promenade dans la nature et particulièrement dans la forêt.. Cependant, la nature a besoin de notre soutien pour survivre dans l’anthropocène actuel, destructrice de la biodiversité et de la pollution du sol, de l'air et des eaux. Cinquante pour cent de la forêt du haut Jura se dessèche.
Une autre dimension constitutive de la personne est évidemment culturelle. L'individu est le “produit” de ses relations avec ses semblables. La personne est relationnelle avant d'être sujet. La personne fait système avec ses semblables et surtout ses proches et aussi ses livres, ses rencontres intellectuelles. Le “je est un nous” s'applique aussi pleinement dans cette perspective.
Dans la conscience étendue par une pratique méditative de pleine attention flottante, le “moi-je-ego” en constitue une petite partie et cette partie est elle-même plurielle, contextuelle : ce “je” là est aussi un nous.
Ces “je” multiple cohabitent dans la personne sous une forme d’organisation qui n' est ni démocratie ni dictature, mais plutôt une “démocrature contextuelle". Et ces “je” ne sont pas à confondre avec nos jeux de rôles sociétaux. Le “je” alpiniste qui m' habitait quand je conduisais une cordée, peut advenir de façon imprévue dans une relation professionnelle, sociale ou familiale. Il prend alors le pouvoir de façon intuitive ou automatique en fonction du contexte et plus rarement raisonnée.
Caroline Boidé dans :” il nous faut la vie fauve” valorise à juste titre notre condition animale, notre capacité à résister aux conditionnements mortifères sociétaux. Ne pas être dominé par la peur mais prendre notre vie en main, de manière singulière voire anticonformiste. Sa posture est cependant trop radicale pour moi. Elle s’éloigne beaucoup de la posture subtile de Jean Philippe Pierron.
Le nous relationnel qui nous constitue doit prendre soin de nos relations, au respect de l' autre et de sa singularité légitime. Au profil radical, je préfère la posture juste, la pensée juste, l' action juste qui participent au maintien de l' équilibre dynamique du “nous” individuel et des “nous” collectifs.
L' amour (agapè) n'est pas d’ordre religieux mais plutôt une forme de responsabilité vis-à-vis de nos proches comme de nous même : respect, prendre soin, soucis de, désir de rencontre approfondie dans le maintien de la biodiversité culturelle. L’amour “valeur” humanisante s’étend à tout le vivant, à la nature. C’est une valeur d’humanité responsable et de don de soi. Cette forme supérieure de la relation aux autres et à l’environnement, peut encore s' étendre dans une forme d’équanimité plus rarement rencontrée. En occident, l'amour romantique, le désir amoureux a pris toute la place, autant en littérature que dans les films et amoindrit ainsi la valeur amour “agapè”, d’humanisation. L’écobiographie et en particulier l’auto-éco-biographie est une approche littéraire qui renforce la prise en compte des liens constitutifs de l'être sujet en devenir. Ce processus d’humanisation et d’individuation dure toute la vie !