Good vibrations (2/3) : The Jelly Vibration, projet No Tech !

Publié par Joel Chevrier, le 28 septembre 2016   6.1k

Les physiciens adorent : lire le monde avec des expériences simples, sans aucune technologie, mais au cœur du réel. C’est le rêve issu de la jeunesse de la science. Dans son livre « Les objets fragiles », Pierre-Gilles de Gennes cite une de ces expériences mythiques : verser sur un lac une cuillerée d’huile d’olive. L’huile s’étale jusqu’à couvrir une surface immense. L’expérience a été faite et décrite par Benjamin Franklin âgé de 70 ans. Rayleigh a fait le calcul un siècle plus tard : l’épaisseur du film est nanométrique. C’est la fabrication d’un film d’épaisseur moléculaire en 1773. Evidemment, c’est une expérience qui a envahi le lycée [1]. Aujourd’hui, ce genre d’expériences immédiates est nettement moins courant dans les laboratoires. Tout est bien plus sophistiqué. Le simple ayant été fait, il reste le compliqué. Mais l’état d’esprit reste au cœur de la démarche scientifique. Dans un fatras de données et au cœur d'une expérience très difficile à maîtriser, on cherche toujours à voir avec les yeux de Franklin.

Et finalement, « at the end of the day » comme disent les américains, regarder ainsi le monde autour de nous, c’est aussi ce que fait l’artiste Bill Fontana. Il capte les vibrations des ponts, des cloches… En fait, de tout ce qui peut résonner et qui est excité par le bruit du monde. Il capte avec accéléromètres, transmet avec amplis, et fait entendre avec des hauts-parleurs dans des lieux magiques. C’est superbe [ndlr : lire le précédent article de la série].

Mais pour explorer les vibrations du monde, peut-on faire plus élémentaire que Bill Fontana, essentiellement « Tech free » à l’époque de la science frugale [2] ?

L’équipe de chercheurs

Jelly Vibration a été le projet de quatre étudiants dans le cours Fab Lab Jam Session à La Casemate l’an dernier (2015/2016). Anaelle Montel et Etienne Pissis, deux scientifiques de l’UGA, Sacha Parent, une designeuse de l’ENSCI Les Ateliers en résidence à Grenoble, et Laurène Pellecchia, une artiste de l’ESAD Grenoble. Une très belle équipe pleine d’énergie et d’idées. Ce projet a même nécessité de faire de la cuisine. Finalement, le plus difficile pour le professeur a été de les suivre après cette rencontre, certes provoquée par son cours, mais aussi étonnante qu’improbable. Son histoire est racontée sur le site du FabLab de la Casemate.

Comment révéler « la vibration du monde »

La question initiale reste : comment révéler « la vibration du monde » toujours présente mais si faible qu’elle est au-delà de notre perception ? Quel objet pour l’installer dans notre vie, la rendre à la fois proche et évidente mais aussi poétique ? Comment jouer avec ?

Il vient bien sûr à l’idée de refaire du Bill Fontana. Evidemment. En plus ce n’est pas si difficile et on peut imaginer beaucoup de systèmes résonnants à écouter alors que personne n’en joue. Bien sûr les instruments de musique en tête. Les micro-accéléromètres sont disponibles, très sensibles et ne coûtent rien. L’ampli d’une chaîne HiFi est bien adapté puisque c’est même sa fonction première. Facile. On peut aller jusqu’à écouter les pas d’une fourmi en la faisant marcher sur du papier aluminium tendu. Je l’ai fait il y a quelques années avec un ingénieur et un designer du LETI en une demi-heure. Le plus dur fut de trouver la fourmi dans la pelouse. On était un peu à la limite en terme de saison pour rencontrer des fourmis [3] .

Bon, tout cela est très intéressant mais c’est clairement faire de la copie de Bill Fontana. Certaines des personnes présentes lors de l’évaluation du travail des étudiants (moi le premier, privilège du professeur) ne se seraient pas privées de le faire remarquer. Le bon défi ici, c’est plutôt « zéro techno ». Aucun capteur. « Techno free ». On ne veut pas de transformation de la vibration en un signal électrique, ce que fait un accéléromètre. Dès que l’on a transformé une exploration, une observation en un signal électrique, le résultat devient aujourd’hui partie du monde numérique. Le monde, le numérique et moi. Toutes les anamorphoses, toutes les représentations, toutes les immersions dans différents mondes deviennent alors loisibles, et pratiquement gratuites [4] .

En l’absence de capteurs, c’est l’objet seul et passif (sans source d’énergie non plus donc), qui doit, par ses seules propriétés, révéler à notre perception la présence de cette vibration du monde et nous permettre de jouer avec dans le monde réel. Sa vibration mécanique, sous l’action de ces forces si fugaces, doit par exemple apparaître directement à nos yeux.

Le T-Rex arrive

C’est dans Jurassic Park que l’on trouve un exemple magnifique d’un objet seul et passif qui par ses propriétés révèle… la vibration induite par le Tyrannosaurus Rex ou T-Rex. Cet objet est un verre d’eau posé sur la banquette arrière de la voiture.

A chaque pas du T-Rex encore assez loin pour ne pas être visible ou même directement audible (quelle discrétion !), le sol tremble et met en vibration la surface de l’eau dans le verre, et ce suffisamment pour que ce soit clairement visible, évident. Le jeune garçon dans le film comprend ainsi que l’avenir immédiat dans ce parc ne se présente pas bien.

Au demeurant, je n’ai jamais vraiment compris pourquoi ils avaient retenu le truc du verre d’eau dans Jurassic Park. Il semble que Steven Spielberg tenait particulièrement à cet effet. La surface de l’eau dans un verre se met donc à faire des vagues à cause de l’approche du T-Rex. Un tyrannosaure n’est pas ce que l’on appelle un signal faible. C’est un peu une tempête dans un verre d’eau. La vibration de l’eau est en fait accompagnée dans le film de bruits sourds soulignant l’arrivée de la bête. Toute cette mise en scène est peut-être là histoire de souligner que si le dinosaure n’est pas encore arrivé, il est déjà présent par les vibrations qu’il provoque et déjà terrifiant. Et il faut bien reconnaître que l’effet cinématographique est là. Ca fonctionne très bien. L’équipe du film a souligné combien il était difficile de contrôler la vibration de la surface de l’eau. Un des techniciens était dans le coffre de la voiture pour pincer des cordes de guitare installées là pour faire vibrer la plage arrière. Il y a toujours un résonateur dans ces histoires-là !

Voir les vibrations invisibles ?

Bon. Eh bien voilà le programme. A partir de là, les étudiants ont fait du « brainstorming » pour trouver le bon système. En clair, il fallait d’abord trouver un « truc » qui vibre à la moindre sollicitation. La surface d’un liquide est donc une première évidence. En l’absence de toute résistance au cisaillement, la surface d’un liquide est tellement sensible qu’elle peut être agitée de petites vagues jusqu’à des échelles nanométriques. Le simple fait d’être à la température ambiante suffit. Ce sont les ondes capillaires thermiquement activées. La surface de l’eau, ou de tout liquide pas trop visqueux, est donc un excellent détecteur de vibration. Nos doigts posés sur la table à côté d’un verre peuvent ne rien percevoir des mouvements de la table alors que la surface de l’eau vibre beaucoup. Nos yeux peuvent ne pas nous aider bien plus : les vagues peuvent être d’une amplitude si faible, que nous ne distinguons aucun mouvement à la surface de l‘eau.

Finalement le problème est aussi de la voir cette vibration de l’eau. Elle peut être bien présente mais pour nous, imperceptible, invisible.

Il faut de la lumière pour voir

Le jeu de la lumière avec la surface peut nous aider. Au fond d’une piscine, des lignes de lumière intenses apparaissent dès que la surface est agitée des moindres vagues. Ces lignes très intenses sont dues à la réfraction de la lumière au passage de la surface agitée.

Elles portent le nom de caustiques et ont fait l’objet de nombreuses études depuis le 17 ème siècle. Dans des circonstances favorables (une piscine à la bonne profondeur, le bon éclairage), ces courbes de lumière peuvent révéler des rugosités de surface de très faible amplitude, invisible à l’œil nu. La startup Rayform créée à partir des recherches du groupe de Mark Pauly à l’EPFL tire bénéfice de la combinaison des fraises numériques et de la puissance du calcul numérique pour travailler jusqu'à des détails invisibles sur des surfaces de plastique transparent. La lumière passe à travers et une fois qu’elle est projetée sur un écran à la bonne distance, elle produit un résultat étonnant.

J’ai joué avec la détection de vagues de faible amplitude à la surface de l’eau dans la fontaine d’un village de Haute-Savoie. Le robinet fuyait et laissait tomber les gouttes régulièrement. Vers midi, en août, l’éclairage était parfait pour former ces courbes de lumière, images de ces petites vagues sur l’eau.

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Construire un détecteur très sensible des vibrations du sol et les montrant directement sur un écran se résume à un projecteur vidéo, un bac plein d’eau sur le sol et un écran ou un mur blanc. Quand on a réussi à bien placer les trois, l’effet est étonnant.

On peut alors voir à quel point, nos pas même précautionneux font l’effet de ceux du T-Rex. Selon la nature du sol, marcher au voisinage du bac sans être détecté est vraiment difficile. C’est une sorte de jeu avec des vibrations en-dessous de la perception habituelle, ici rendues visibles en temps réel. « Il suffit d’installer le montage.. » Oui, mais ce n’est pas très pratique. Encombrant. Difficile de le rendre vraiment facile à utiliser.

La solution : le projet "jelly vibration"

Le projet Jelly Vibration c'est trouver une autre solution sans trop perdre sur les performances et qui se matérialise en un objet unique, compact, de taille raisonnable, ni trop gros ni trop petit.

Dans la vidéo qui suit, on verra comment s’est réellement déroulé le projet. Les auteurs n’ont pas caché les errements et les difficultés que l’on rencontre quand on se frotte au réel qui ne négocie simplement pas. A mes yeux, ils ont réussi à proposer une solution élégante et originale.

Un Français en Angleterre contemple de la jelly dans son assiette : « ne tremble pas petite chose, je ne vais pas te manger. » Plaisanterie facile certes mais qui donne la solution. Remplacer l’eau par un gel. Ce sera certainement moins bien pour détecter des vibrations très faibles mais, avantages essentiels si on compare avec l’ensemble « eau, éclairage, écran », c’est un objet et on peut le poser un peu partout.

Il faut alors déterminer sa taille et sa forme, ainsi que le système de détection qui doit donc être intégré au gel. Le cylindre impose sa symétrie : quelque soit la direction de propagation de la vibration, qu’elle vienne de la droite, de la gauche ou d’ailleurs, le mouvement induit sera le même. Ça tombe bien, c’est le plus simple à préparer notamment au moment du démoulage. Ensuite pour déterminer la taille, la hauteur et le diamètre, le mieux est encore de faire des essais : fondre du gel dans une casserole, le mouler et mesurer les vibrations. Utiliser l’accéléromètre 3D d’un smartphone est encore le plus évident pour sonder les oscillations du cylindre tricolore dans l'image ci dessus. Ainsi fut fait ! On pose le smartphone sur le bloc de gel. On frappe la table sur laquelle on a posé l’ensemble. On obtient un magnifique spectre de vibrations.

Tout va bien... à part un détail ! La mesure faite par le smartphone le souligne : le gel peut vibrer sans qu’on le voit bouger. Le problème du système de détection n’est pas résolu à ce stade, sinon en posant un smartphone dessus. Là, ça marche bien mais ce n’est pas très « Tech Free » !

Un miroir de poche pour observer les mouvements

L’écran d’un smartphone est aussi un bon miroir. Regarder un détail au loin en réflexion sur l’écran, révèle des mouvements imperceptibles du gel en son absence. Impeccable. Il suffit donc de couvrir le cylindre de gel avec un simple miroir de poche.

Ainsi le gel surmonté d’un miroir est un système d’observation des vibrations du sol complet et « Tech Free ». Cela se compare en fait aux performances de l’accéléromètre 3D du smartphone [5] . On le verra plus en détail dans Good Vibrations (3/3), le smartphone est plus sensible aux vibrations autour de nous que notre perception. On peut tester les deux ensemble : la solution super High-Tech qu’est le smartphone et celle, Tech-Free, qu’est le cylindre de gel avec son miroir en guise de chapeau. Pour tous ceux qui ont servi de cobaye, les deux systèmes ont l’air d’avoir des performances proches. C’est donc plutôt convaincant.

Que l’on arrive à cette solution n’est finalement pas surprenant. Enfin on dit cela, comme toujours, une fois quand on l’a fait. Ainsi on dit que Steven Spielberg est venu de cette manière à la détection des vibrations pour rendre évidente la présence du T-Rex encore invisible. Avec les basses à fond dans sa voiture, la musique de Earth, Wind and Fire faisait vibrer son rétroviseur. Cela lui aurait donné l’idée. C’est peut être vrai… on dit tant de choses [6].

En tous cas, bien joué de la part de ces quatre étudiants !

L’avantage du professeur ici, c’est qu’il n’est que le spectateur, ce qui est une position d’une part confortable mais aussi agréable : c’est un des plaisirs de ce métier que de voir les étudiants réussir leur projet. Raconter cette histoire dans un article sur Echosciences ensuite en est un autre.


Notes

[1] Lire le document "L'expérience historique de Franklin". Y a-t-il aussi transmission de l’étonnement de Benjamin Franklin devant le monde quand on fait faire l’expérience en Travaux Pratiques ?

[2] Science frugale

[3] La détection des vibrations autour de nous a fait l’objet d’une brillante démonstration par des étudiants du MIT Media Lab.

[4] Pas d’ambiguïté, cette chaîne capteur / actuateur, acquisition de données et traitement numérique, c’est d’une part celle qui est au cœur de ma pratique de chercheur en physique. Elle est toujours plus aujourd’hui au cœur de l’approche quantitative de la recherche scientifique qui est d’abord une culture du nombre et des unités. D’autre part c’est aussi celle réalisée par les cartes type Arduino (ou d’autres marques équivalentes aujourd’hui comme Raspberry Pi) et la batterie de capteurs / actuateurs associés. Cette chaîne de mesure est ainsi de plus en plus en facile à mettre en œuvre et à utiliser grâce à des designs toujours plus évidents et conviviaux tant dans la chaîne de mesure que dans l’écriture du code pour représenter les données ou envoyer des instructions. Elle sort des laboratoires de recherche pour être utilisée par de larges communautés et constituer une brique essentiel du monde « Open » qui échange librement et gratuitement ses utilisations et réalisations. En retour on voit finalement des cartes type Arduino entrer dans les labos sur les expériences car c’est simple, rapide à utiliser et performant. La trajectoire de cette petite carte microcontrôleur sortie d’une école de design du nord de l’Italie en 2005 est bien étonnante et certainement emblématique de l’esprit d’innovation que l’on trouve partout. C’est un des outils pour tous ceux qui ne veulent plus séparer « faire et penser » comme l’a installé la révolution industrielle dans la production de masse depuis plus de un siècle. Et ça fait toujours de plus en plus de monde : makers, DIY, artistes, designers, scientifiques aussi. Ce mouvement vient jusque dans les écoles maintenant avec des systèmes comme littleBits issu du MIT ou celui de SEEED né à Shenzhen en Chine à côté de Hong Kong. Ces systèmes rendent la mise en place du hardware et sa programmation toujours plus évidente.

[5] La sensibilité de l’accéléromètre d’un smartphone mesurée à partir de diverses applications qui permettent d’accéder aux données, est d’environ 1mg/(Hz) 1/2 sur toute la gamme de fréquence sondée (1Hz - 100Hz)

[6] Envoyer un petit faisceau laser comme celui des pointeurs, sur un micro-miroir souple que l’interaction avec l’environnement fait osciller est aussi la base de la détection du Microscope à Force Atomique (AFM). C’est essentiellement le même système mais implanté à l’échelle micrométrique. Sensibilité sub-nanométrique garantie et facile à obtenir. Parole de spécialiste !