Sadi Carnot face à la fin de la civilisation thermo-industrielle

Publié par Joel Chevrier, le 5 décembre 2025

RÉSUMÉ. Il est écrit dans l’introduction du livre de Sadi Carnot : « Elles (les machines à feu) paraissent destinées à produire une grande révolution dans le monde civilisé. » Écrire cela en 1824 était visionnaire. Stupéfiant. Certes, dans son monde quasi-infini d’un milliard d’individus, le constat était évident : le passage de la puissance animale et humaine, 100-1 000 W, à celle des machines immédiatement bien au-delà et produites industriellement ! Il annonçait un changement du monde, et il a eu lieu : la civilisation thermo-industrielle a envahi la planète et changé le monde

Quelles visions ensuite ? Ici une tentative en 3 étapes :

• On peut se demander si ce n’est pas d’abord le rapport Meadows au MIT, The Limits to Growth. En 1972, 150 ans plus tard, pour simuler l’évolution du monde, les auteurs identifient 5 paramètres essentiels et les lois de conservation afférentes. Dans un monde maintenant fini, avec 4 milliards de personnes, et des machines qui ont produit « la révolution de Carnot », au prix du réchauffement climatique, cette approche scientifique fait émerger brutalement la question de la soutenabilité. Ce rapport se vendra à 30 millions d’exemplaires en 30 langues.

• En 2024, deux cents ans après Carnot, les conséquences pour la vie sur la planète de la civilisation thermo-industrielle mondialisée sont toujours plus aiguës. Quelle vision globale, au niveau de celle de Carnot, à la suite du rapport Meadows ? Probablement celle issue de la mise en place des limites planétaires telle que présentées par le chercheur Johan Rockström.

• Et on trouve chez Sadi Carnot, en fin d’introduction de son livre : « C’est à la chaleur que doivent être attribués les grands mouvements qui frappent nos regards sur la terre ; c’est à elle que sont dues les agitations de l’atmosphère, l’ascension des nuages, la chute des pluies et des autres météores, les courants d’eau qui sillonnent la surface du globe et dont l’homme est parvenu à employer pour son usage une faible partie. » Pensée toujours aussi claire : la grande machine énergétique sur la Terre est bien celle qui transforme le rayonnement solaire en chaleur, en mouvements et en vie. Et ce de très loin. Pour la seule vie, la contribution est dans une mesure toujours très largement au-delà des 150 000 TWh mis en jeu par l’activité humaine chaque année.

1. Carnot et la civilisation thermo-industrielle [1]

1.1. Retour aux sources

J’ai repris, un soir après le cours, les Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance que Sadi Carnot [2] a publié à 27 ans en 1824, 8 ans avant de mourir du choléra, et à l’aube de la Révolution industrielle. J’avais oublié. Je suis resté interdit devant les toutes premières pages.

En une centaine de pages, il fonde ainsi ce qui deviendra la thermodynamique baptisée ainsi 20 ans après sa mort, par William Thomson et vient ainsi donner des bases théoriques à la machine à vapeur. Quarante ans plus tard aussi, Rudolf Clausius introduira l’entropie qui complétera le tableau.

Au passage, Sadi Carnot rationalise et fonde en théorie les pratiques des ingénieurs, et prend la mesure des effets de l’ensemble sur les changements déjà en cours à son époque, sur leurs développements à venir et sur la transformation du monde qui en résultera. A posteriori on ne peut qu’admirer !

« Si quelque jour les perfectionnements de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue. » (p. 2-3)

« Elles (les machines à feu) paraissent destinées à produire une grande révolution dans le monde civilisé. » (p. 2)

Deux siècles plus tard, on peut mesurer toute l’étendue de cette grande révolution. La puissance motrice du feu, c’est-à-dire la maîtrise de la chaleur produite par la combustion des combustibles fossiles, charbon, pétrole et gaz, a radicalement changé le monde.

« La navigation due aux machines à feu rapproche en quelque sorte les unes des autres les nations les plus lointaines. Elle tend à réunir entre eux les peuples de la terre comme s’ils habitaient tous une même contrée. Diminuer en effet le temps, les fatigues, les incertitudes et les dangers des voyages, n’est-ce pas abréger beaucoup les distances ? » (p. 5)

Carnot avait anticipé l’explosion des voyages voire la mondialisation des échanges qui s’ensuivirent en des termes toujours d’actualité. Déjà le village planétaire est là.

L’approche scientifique de Carnot est d’une puissance incroyable. Elle part notamment des machines développées autour des mines de charbon. Avec cette analyse advient un saut conceptuel inouï :

« Partout où il existe une différence de température, … il peut y avoir production de puissance motrice. » (p. 12)

Il faut disposer de deux températures : une chaude et une froide pour construire une machine thermique comme un moteur de voiture ou une centrale thermique. Plus le point chaud est chaud, mieux c’est. Plus le point froid est froid, mieux c’est. C’est toujours vrai, y compris pour le nucléaire.

1.2. … et aujourd’hui

Ce concept est au cœur de ce que l’on appelle de plus en plus aujourd’hui la civilisation thermo-industrielle. Une civilisation déjà décrite en 1824 par Sadi Carnot en introduction de son texte scientifique fondamental :« C’est dans cet immense réservoir que nous pouvons puiser la force mouvante nécessaire à nos besoins ; la nature, en nous offrant de toutes parts le combustible, nous a donné la faculté de faire naître en tous temps et en tous lieux la chaleur et la puissance motrice qui en est la suite. » (p. 1-2).

Pour ce faire, nous avons brûlé d’abord des arbres, puis rapidement du charbon, enfin du gaz et du pétrole, massivement pour faire fonctionner plus d’un milliard de véhicules à moteurs essence ou diesel, et pour produire encore aujourd’hui l’essentiel de l’électricité qu’utilise près de 90 % de l’humanité.

Figure 1 — Consommation mondiale de l’énergie primaire par an. //ourworldindata.org/energy. En 2025, la part des fossiles recule si on regarde en pourcentage... un peu, mais en valeur absolue, elle continue d’augmenter malgré toutes les mises en garde scientifiques.  Voir les écrits de Jean Baptiste Fressoz. 

Le graphique [3] de la figure 1 illustre l’évolution de l’approvisionnement énergétique mondial en présentant la variation de la consommation mondiale d’énergie depuis les années 1800, sur la base des projections historiques de la consommation d’énergie primaire de Vaclav Smil [4] et des données actuelles de l’étude statistique de BP sur l’énergie dans le monde. À l’époque de Sadi Carnot, la consommation de charbon, même si déjà essentielle par exemple en Angleterre, est encore insignifiante pour l’ensemble de l’humanité et il n’y a encore aucune consommation de gaz et de pétrole. L’évolution entre 1800 et 2017 de la consommation d’énergie sous ses différentes formes passe de 5 000 à 150 000 térawattheure par an. Y sont placées quelques innovations et les cinq générations qui auront vécu et vivent ces évolutions gigantesques.

Figure 2 — Évolution depuis 1700 de la concentration atmosphérique en CO2 mesurée sur le site de Mauna Loa. Les données avant 1958 sont issues de carottes glacières. La dernière valeur mesurée en janvier 2025 se situe à 426.10 ppm. Graphique extrait de https://keelingcurve.ucsd.edu/, licence CC.

La figure 2 retrace l’évolution de la concentration de CO2 dans l’atmosphère terrestre sur plus de trois siècles, tirée de différentes analyses [5]. Les scientifiques du site isolé d’Hawaï ont notamment tracé les niveaux mondiaux de CO2 depuis 1958, dans ce qui est connu sous le nom de « courbe de Keeling [6] ». Les niveaux de dioxyde de carbone augmentent plus rapidement qu’ils ne l’ont fait depuis des centaines de milliers d’années. Les niveaux de CO2 dans l’air ont augmenté de plus de 40 % depuis 1880, en raison de l’augmentation des émissions de l’industrie. Selon une agence scientifique fédérale américaine, les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone ont connu l’année dernière leur plus forte augmentation depuis le début des relevés. L’accumulation de ces gaz retient la chaleur, ce qui réchauffe la planète et alimente les phénomènes météorologiques extrêmes. L’année dernière a été la plus chaude jamais enregistrée, selon plusieurs agences météorologiques.

Ainsi, en France métropolitaine, de 1900 à nos jours, les températures moyennes ont augmenté d’environ 1,7 °C, une valeur plus forte que celle observée en moyenne mondiale (+ 1,2 °C). Ce réchauffement a connu un rythme variable (fig. 3 [7]), avec une augmentation particulièrement marquée depuis la fin du xxe siècle. La température moyenne de la France métropolitaine est en 2022 de 14,5 °C, la plus élevée jamais enregistrée. Elle est supérieure de 1,66 °C par rapport aux températures mesurées entre 1900 et 1930. 1,63 °C serait à attribuer uniquement à l’activité humaine.

En son temps, Sadi Carnot a décrit clairement le potentiel de progrès pour l’humanité dans la maîtrise de la chaleur pour produire du mouvement. Deux siècles plus tard, la partie s’est jouée comme il l’a anticipé. Mais nous savons aujourd’hui qu’elle ne peut pas continuer ainsi. La brutalité des effets du réchauffement climatique dû au dioxyde de carbone relâché dans l’atmosphère est là comme un sous-produit inévitable de cet immense feu planétaire.

Figure 3 — Écart à la normale des températures moyennes dans la période 1900-2022. Données issues des publications : « Les effets du changement climatique en France – Synthèse des connaissances en 2022 pour les années 1900-2021 » (Ministères Territoires Écologie Logement) et « Bilan climatique 2022 pour l’année 2022 » (Météo France). Graphique de Roland45. Licence CC.

2. L’exposition Arte Povera interpelle la civilisation thermo-industrielle

Posons un autre regard moins statistique et plus sensible sur notre civilisation thermo-industrielle à partir de l’exposition « Arte Povera » ouverte à Paris du 20 octobre 2024 au 20 janvier 2025 à la Bourse de Commerce/Collection Pinault, qui retrace la naissance italienne, le développement et l’héritage international de ce mouvement artistique singulier. La visitant j’ai été particulièrement sensible à cette rétrospective de grande envergure [8].

Voilà une exposition immédiatement impressionnante, par l’espace dans laquelle elle se déploie et les 250 œuvres présentées, mais aussi par la nature des œuvres, conçues pour la plupart en Italie, au cœur des Trente Glorieuses, 1950-1980. On y voit explicitement à l’œuvre l’énergie issue des fossiles, une énergie qui vient transformer la matière de mille façons. Énergie, matériaux, transformations : le physicien est dans son élément !

Les propositions de ces artistes s’ancrent non dans la science mais dans leur créativité, leur propre vision, sur fond d’expérimentation à l’atelier. Ils passent derrière le rideau, montrent le cœur de la machine débarrassé du design. Travaillant hors du cadre conceptuel scientifique et technique à l’œuvre partout autour d’eux, ils s’en emparent pour mieux s’en détourner. Tout y passe : les matériaux, les dispositifs, les machines thermiques qui fondent le xxe siècle (centrales thermiques, voitures, avions…). En mettant à nu, ils nous montrent le monde tel qu’il est et tel qu’il va se définir, de plus en plus industriel, de plus en plus gourmand en énergie. Une lucidité et une pertinence redoutables.

Ainsi les « Mirror Paintings » de Michelangelo Pistoletto sont avant tout des plaques d’acier inoxydable. Pistoletto avait aussi testé l’aluminium : acier et aluminium sont deux matériaux phares de la société thermo-industrielle, et qui nécessitent – paradoxe apparent pour un « art pauvre » – une très haute maîtrise scientifique et technologique ainsi qu’une grande quantité d’énergie pour être produits. Michelangelo Pistoletto nous propose de nous regarder en face dans le matériau qui, à ce moment-là, change le monde, à l’ère de la sidérurgie triomphante. Quelle mise en abîme !

Jannis Kounelis, lui, fait brûler du gaz à travers une buse dans une fleur en acier brut. Le gaz forme une petite torchère bleue, produisant un bruit caractéristique. La bonbonne de gaz est bien visible. C’est un feu très propre, très contrôlé, celui qui va permettre d’atteindre des hautes températures, et donc de produire le mouvement et les transformations de la matière.

Mais arrêtons-nous un instant sur « Piombi II » (1968) de Gilberto Zorio. L’œuvre, conçue comme une pile électrique, transforme l’énergie chimique en électricité. Sur le sol, Gilberto Zorio place deux contenants en plomb attachés au mur par une corde, et verse dans l’un d’eux un mélange de sulfate de cuivre et d’eau, l’eau se colore en bleu, dans l’autre un mélange d’acide chlorhydrique et d’eau, qui se colore en vert. Un fil de cuivre tressé est tendu entre les deux récipients, immergé à chaque extrémité dans l’un des deux liquides. Mis en contact prolongé avec les deux substances, le cuivre se couvre de cristaux, tandis que la coloration des deux liquides manifeste la transmission d’énergie de l’un à l’autre. L’artiste utilise des matériaux industriels pour créer un processus énergétique qui évoque une expérience « alchimique ».

Autres œuvres marquantes, les machines thermiques du même Gilberto Zorio. Quel choc de les voir ainsi ! Elles jalonnent toute l’exposition, dès l’entrée, puis dans la rotonde. On les voit aussi dans une salle qui leur est consacrée (la « Casa ideale »), et dans laquelle on sent le froid ! Les moteurs et les échangeurs thermiques sont exposés, ils font partie de l’œuvre. On les voit gaspiller de l’énergie en direct, à tenter de refroidir le monde. Comme ces climatiseurs dans des magasins grands ouverts sur l’extérieur… Ici, le refroidissement est tel que le givre se forme sur des structures en plomb, comme dans un réfrigérateur dont on laisserait la porte ouverte. Ayant vu l’exposition le jour de son ouverture, je ne sais pas si le but est de laisser le givre s’accumuler en une couche toujours plus épaisse.

Je pense ici à l’œuvre unique et majeure de Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance où il est écrit :

« Si quelque jour les perfectionnements de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue. Non seulement, en effet, un moteur puissant et commode, que l’on peut se procurer ou transporter partout, se substitue aux moteurs déjà en usage, mais il fait prendre aux arts ou on l’applique une extension rapide, il peut même créer des arts entièrement nouveaux ». (p. 2-3) (il s’agit ici des arts mécaniques).

Carnot était visionnaire en formulant cela dès 1824. Mais Gilberto Zorio aussi, qui avait comme ses camarades prit la mesure du sujet, et continue de nous confronter aux effets de la civilisation thermo-industrielle.

L’artiste JR se demande aujourd’hui : « l’art peut-il changer le monde [9] ? ». L’Arte Povera, dès les années 1960, soulignait avec force que l’art pouvait montrer comment le monde vivait une transformation d’une ampleur inédite. Ce groupe d’artistes en avait identifié tous les éléments : mobilisation massive de l’énergie, profusion de matériaux employés et transformations industrielles en constante expansion. Ils en ont fait des œuvres sans artifice, « pauvres » dans ce sens, dépouillées de la couche de design faite alors pour tout rendre fonctionnel mais aussi désirable. Ici, les frigos sont nus, sans l’habillage métallique du mythique réfrigérateur américain Coldspot créé par Raymond Loewy (1893-1986), le designer français qui emballe l’Amérique et symbole de l’« american way of life ». Si on se remémore les publicités ou les films américains contemporains de l’Arte Povera, le contraste est brutal.

3. Quelle civilisation construire ?

Les lignes écrites par Sadi Carnot se fondaient sur une vision scientifique et rationnelle du futur de son temps. Aujourd’hui on pourrait l’imaginer cherchant avec nous une autre voie. Sa vision serait certainement construite sur les remarques suivantes :

  • les connaissances scientifiques fondamentales fondées expérimentalement ne se négocient pas. Quelques-unes ont été décrites plus haut.
  • leur utilisation rationnelle est nécessaire.
  • il y a en conséquence des observations et des prévisions comme celles associées au réchauffement climatique qui sont aussi objectives et robustes que désagréables. Nous allons y venir en explicitant certains scénarios.

100 ans après Sadi Carnot, Thomas A. Edison, l’un des inventeurs majeurs du secteur de la production d’électricité, déclarait : « J’investirais bien mon argent dans le soleil et l’énergie solaire. Quelle source d’énergie ! J’espère que nous n’aurons pas besoin d’attendre d’être à court de pétrole et de charbon avant de nous y mettre » lors d’une conversation avec ses amis Henry Ford et Harvey Firestone vers 1931, peu avant sa mort [10].

3.1. Le rapport Meadows

150 ans après, précisément le 2 mars 1972, paraît le rapport Meadows commandé par le club de Rome, Les limites à la croissance (dans un monde fini) (The Limits to Growth), 30 millions de livres vendus en 30 langues, du nom de ses principaux auteurs, les écologues Donella Meadows et Dennis Meadows. C’est une des références des débats et critiques qui portent sur les liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique [11].

Selon le rapport, le monde peut être perçu comme un ensemble global dont les parties sont interdépendantes. Le développement économique est induit par la croissance. Celle-ci est stimulée par la croissance démographique et une exploitation croissante des ressources naturelles. Cette croissance économique provoque de la pollution, qui elle-même sera cause de recul économique ou démographique. Par le jeu de ces interactions, une consommation excessive des ressources naturelles peut entraîner une crise économique durable. Ainsi, la croissance économique s’arrêtera faute de matières premières (énergie, ressources minières, appauvrissement des sols, épuisement des ressources halieutiques, etc.), la population diminuera faute de nourriture ou, comme par le passé, au moyen de conflits armés.

Cela conduit les auteurs à envisager pour l’avenir plusieurs scénarios : pénurie de matières premières et/ou hausse insupportable de la pollution. Chacun de ces deux scénarios provoquerait la fin de la croissance quelque part durant le xxie siècle. Le progrès technique ne ferait que différer l’effondrement inéluctable de l’écosystème mondial, incapable de supporter cette croissance exponentielle.

Avec plus de quarante ans de recul disponible depuis la publication du rapport Meadows il est possible d’examiner la façon dont la société a suivi le chemin dessiné par cette modélisation révolutionnaire de divers scénarii, et d’examiner si l’économie mondiale et la population sont sur le chemin de l’effondrement ou de la soutenabilité. C’est ce que propose la figure 4 extraite de l’article [12] de Graham Turner « On the Cusp of Global Collapse? Updated Comparison of The Limits to Growth with Historical Data » GAIA 21/2 (2012) : 116-124. Il confronte les modèles à des données mondiales connues pour la période 1970-2000 : population, natalité/mortalité, production de nourriture, production industrielle, pollution et consommation de ressources non renouvelables. Il constate que, sur cette période 1970-2000, ces données numériques étaient proches des valeurs que le rapport Meadows présentait pour le scénario « business as usual » (scénario standard du modèle World3).

Figure 4 — Comparaison des prévisions émises dans le rapport Meadows de 1972 (courbes pointillées en prolongation des données réelles 1900-1970) dans le modèle World3 scénario standard avec les données réelles recueillies entre 1970 et 2010 (courbes grasses). Extrait de « Graham M. Turner, “On the Cusp of Global Collapse? Updated Comparison of The Limits of Growth with Historical Data”, GAIA – Ecological perspectives for Science and Society, t. 21, 2012, p. 116-124 ».

Ce scénario entraîne l’effondrement de l’économie mondiale et de l’environnement, puis de la population. Bien que la chute modélisée de la population se produise après 2030 environ – les taux de mortalité inversant les tendances contemporaines et augmentant à partir de 2020 – le début général de l’effondrement apparaît pour la première fois vers 2015, lorsque la production industrielle par habitant commence à décliner fortement. Compte tenu de ce calendrier imminent, une autre question soulevée dans le présent document est de savoir si les difficultés économiques actuelles de la crise financière mondiale sont potentiellement liées à des mécanismes d’effondrement dans le scénario standard des limites de la croissance.

3.2. L’agenda 2030 pour le développement durable

200 ans après est adopté par tous les États membres de l’ONU en septembre 2015 l’Agenda 2030 pour le développement durable [13], qui fournit un schéma directeur commun pour la paix et la prospérité des populations et de la planète, aujourd’hui et à l’avenir. En son cœur se trouvent les 17 Objectifs de développement durable (ODD), qui constituent un appel urgent à l’action de tous les pays – développés et en développement – dans le cadre d’un partenariat mondial. Ils reconnaissent que l’élimination de la pauvreté et des autres privations doit aller de pair avec des stratégies visant à améliorer la santé et l’éducation, à réduire les inégalités et à stimuler la croissance économique, tout en luttant contre le changement climatique et en œuvrant à la préservation de nos océans et de nos forêts.

Les 17 objectifs de développement durable ; 1. Éradication de la pauvreté ; 2. Lutte contre la faim ; 3. Accès à la santé ; 4. Accès à une éducation de qualité ; 5. Égalité entre les sexes ; 6. Accès à l’eau salubre et à l’assainissement ; 7. Énergie propre et d’un coût abordable ; 8. Accès à des emplois décents ; 9. Industrie, innovation et infrastructure ; 10. Réduction des inégalités ; 11. Villes et communautés durables ; 12. Consommation et production responsables ; 13. Lutte contre les changements climatiques ; 14. Vie aquatique ; 15. Vie terrestre ; 16. Justice et paix ; 17. Partenariats pour la réalisation des objectifs.

Le modèle « wedding-cake » ou « gâteau de mariage » de la figure 5 de Johan Rockström et Pavan Sukhdev (2016 [14]) place les ODD le long des couches des systèmes en interaction du développement durable mondial : biosphère, société et économie. Il montre que la biosphère est le fondement des économies et des sociétés et la base de tous les ODD. Cette conceptualisation adopte une vision intégrée du développement social, économique et écologique. L’illustration décrit comment les économies et les sociétés devraient être considérées comme des parties intégrantes de la biosphère. Cette vision s’éloigne de l’approche sectorielle actuelle où le développement social, économique et écologique est considéré comme constitué d’éléments distincts. Elle doit aller de pair avec des stratégies visant à améliorer la santé et l’éducation, à réduire les inégalités et à stimuler la croissance économique, tout en luttant contre le changement climatique et en œuvrant à la préservation de nos océans et de nos forêts.

Figure 5 — Rockström J., Sukhdev P. (2016), New way of viewing the sustainable development goals and how they are all linked to food. Credit: Azote for Stockholm Resilience Centre, Stockholm University. Licence CC BY-ND 3.0.

3.3. Et 200 ans après…. les limites planétaires. Pas de planète B

Comment évaluer l’impact des activités humaines sur la planète ? Jusqu’à quel point la nature peut-elle supporter les pollutions ? Pour répondre à ces questions une équipe internationale de 28 chercheurs réunie autour du Stockholm Resilience Centre (SRC) et dirigée par Johan Rockström a défini en 2009 le concept de limites planétaires. Ils en ont identifié neuf et quantifié pour chacun les seuils au-delà desquels les équilibres naturels terrestres pourraient être déstabilisés et les conditions de vie devenir défavorables à l’humanité. Publiés en 2009 dans la revue Nature [15], ces travaux font l’objet de recherches continues. Ils ont été révisés en 2015 [16] et une nouvelle fois en septembre 2023. Les indicateurs, illustrés par la figure 6, sont présentés sous la forme de seuils avec une valeur basse (appelée frontière planétaire) et une valeur haute (limite planétaire). Dès le franchissement de la valeur basse on entre dans une zone d’incertitude, le risque s’élevant de plus en plus à mesure que l’on s’approche de la valeur limite haute. En septembre 2023, les chercheurs tirent la sonnette d’alarme [17] : six des neuf limites planétaires ont été franchies ce qui met la planète bien au-delà de l’espace de fonctionnement sûr pour l’humanité. Seules les trois dernières de la liste n’avaient pas encore été franchies.

Les 9 limites planétaires : le changement climatique / l’érosion de la biodiversité / la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore / le changement d’usage des sols / le cycle de l’eau douce / l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère / l’acidification des océans / l’appauvrissement de la couche d’ozone : l’augmentation de la présence d’aérosols dans l’atmosphère.

Figure 6 — Les neuf limites planétaires du cadre de 2015 actualisé en 2022. Sources : Steffen et al., 2015 ; Personn et al., 2021 ; Wang-Erlandsson et al., 2022. Commissariat général au développement durable, « Révision 2023 du cadre des neuf limites planétaires » sur statistiques.developpement-durable.gouv.fr, octobre 2023. Johan Rockström et al., « A safe operating space for humanity », Nature,‎ 23 septembre 2009. « Planetary boundaries research » [« Recherche sur les limites planétaires »], sur Stockholm Resilience Centre.

3.4. Après 2024 quelle suite ?… Solaire d’abord et avant tout

Les scénarios évoqués ci-dessus se placent dans un contexte de monde fermé, fini, sans échange avec l’extérieur. Retrouvons Sadi Carnot, sortons de notre planète finie et revenons au Soleil et au rayonnement et à la chaleur qu’il dissipe comme Sadi Carnot l’avait aussi pressenti : « C’est à la chaleur que doivent être attribués les grands mouvements qui frappent nos regards sur la terre ; c’est à elle que sont dues les agitations de l’atmosphère, l’ascension des nuages, la chute des pluies et des autres météores, les courants d’eau qui sillonnent la surface du globe et dont l’homme est parvenu à employer pour son usage une faible partie. » (p. 1).

Voyons les chiffres [18] : La Terre reçoit 174 pétawatts (1015 watts, ou PW) de rayonnement solaire entrant dans la haute atmosphère (irradiation solaire), soit environ 340 W/m2 à sa surface (rayonnement solaire incident moyen). Environ 30 % sont réfléchis dans l’espace, tandis que le reste, 122 PW, soit 3 850 zettajoules(1021 joules, ou ZJ) est absorbé par les nuages, les océans et la masse terrestre. La majorité de la population mondiale vit dans des zones où le niveau d’irradiation solaire moyen (nuit comprise) est compris entre 150 et 300 W/m2, ce qui représente 3,5 à 7,0 kWh/m2 par jour. En France, l’énergie totale reçue au cours d’une année est de 1 100 kWh/m2, tandis qu’à l’équateur, elle s’élève à 2 200 kWh/m2.

Figure 7 — (en haut) Consommation énergétique mondiale par rapport à l’ensemble de ses ressources fossiles et son potentiel annuel d’énergie solaire (Krauter 2006, p2, adapté de Greenpeace) — (en bas). Chaleur latente liée à l’évaporation sur une année comparée au potentiel annuel d’énergie solaire et à la consommation énergétique mondiale annuelle.

En 2002, cela représente plus d’énergie en une heure que la consommation humaine sur une année. La quantité d’énergie solaire atteignant la surface de la planète est si importante que, en un an, elle représente environ deux fois l’énergie obtenue à partir des ressources non renouvelables de la Terre – charbon, pétrole, gaz naturel et uranium combinés – exploitées de tout temps par l’homme. L’énergie totale utilisée par l’homme représente en effet, en 2005, 0,5 ZJ, dont 0,06 ZJ sous forme d’électricité. Donc, nous consommons environ un millionième de milliardième de l’énergie totale du Soleil. À titre de comparaison, le rayonnement solaire serait 10 000 fois plus puissant que la totalité des consommations humaines d’énergies réunies.

En France, selon le Syndicat des énergies renouvelables, 10 m2 de panneaux photovoltaïques produisent chaque année environ 1 GWh d’électricité, de sorte qu’une surface de 5 000 km2 de panneaux serait nécessaire pour produire l’équivalent de la consommation électrique du pays, soit environ la surface qu’occupe aujourd’hui la totalité des côtés sud des toits des bâtiments français, mais une partie de cette surface n’est pas utilisable.

3.5. Monde infini… le retour ! Énergie extraterrestre 

Ce report vers le Soleil ouvre de belles perspectives qui doivent être confirmées dans les faits. Visant plus loin encore la question que l’on peut se poser est : comment classer le niveau d’avancement d’une civilisation ? Une façon parmi d’autres de poser le problème est de voir quelle quantité d’énergie peut être produite, consommée et exploitée par la civilisation. La classification hypothétique dite de l’échelle de Kardashev [19] distingue trois stades d’évolution des civilisations selon le double critère de l’accès et de l’utilisation de l’énergie. (Nikolaï Semionovitch Kardachev (1932-2019) est un astrophysicien russe qui a joué un rôle majeur dans le développement de l’interférométrie astronomique et est à l’origine de l’Échelle de Kardachev qui propose de classer les civilisations extraterrestres éventuelles en fonction de leur consommation énergétique.)

Une civilisation dite de « type I » est capable d’utiliser toute la puissance disponible sur sa planète d’origine, approximativement 1 × 1016 W. Sur Terre, la puissance disponible théorique s’élève à 1,74 × 1017 W. La valeur de 4 × 1012 W, proposée par Kardachev dans ses premières publications, correspond au niveau énergétique atteint sur Terre en 1964.

Une civilisation dite de « type II » doit s’avérer capable de collecter toute la puissance de son étoile, soit à peu près 1 × 1026 W. Il s’agit là encore d’une estimation, le Soleil rayonnant environ 3,86 × 1026 W. La civilisation de type II surpasse celle de type I par un facteur d’environ dix milliards.

Une civilisation dite de « type III » a à sa disposition toute la puissance émise par la galaxie dans laquelle elle est située, soit près de 1 × 1036 W. Ce niveau de puissance disponible varie largement en fonction de la taille de chaque galaxie, et Kardachev le fixait à 4 × 1037 W en accord avec les données alors disponibles. Ce type surpasse le précédent par un facteur de dix milliards.

Ceci n’est pas si absurde : la production d’énergie de notre espèce n’a fait que croître depuis toujours. De la maîtrise du feu, à l’emploi de chevaux, d’esclaves, puis de poudre à canon, de machines à vapeur, à charbon, puis à explosion, électriques et enfin à l’énergie de fission nucléaire, nous consommons toujours plus d’énergie.

Une partie de l’énergie est utilisée pour l’exploration spatiale : aujourd’hui on utilise des fusées et des sondes à propulsion chimique, ionique ou solaire pour explorer d’autres planètes. L’exploration spatiale demande énormément de ressources, et on imagine très bien que voyager à travers la galaxie en exige davantage.

Selon la méthode de calcul de Carl Sagan, qui a affiné le modèle, l’humanité du début du xxiᵉ siècle se trouverait autour de 0,75 sur l’échelle de Kardashev. Sachant que notre économie (et notre énergie) est en bonne partie basée sur le pétrole et le charbon, il faudrait des ressources en énergies fossiles 1 000 fois plus importantes que ce qu’on a actuellement pour atteindre le Type I. Ceci étant improbable, il est absolument nécessaire de se tourner vers d’autres sources d’énergie, plus durables et plus puissantes. On pense en particulier à l’énergie solaire, la fusion nucléaire, et pourquoi pas l’énergie des cyclones, volcans ou tremblements de terre.

__________________________

Cet article est extrait de l’ouvrage collectif  « Chaleur, énergie, thermodynamique: Le message de Carnot aujourd'hui… 200 ans après » dirigé par Gilles Bertrand. «  Des premiers pas de la thermodynamique avec Carnot en 1824 aux avancées de la recherche aujourd'hui pour préparer demain.Cet ouvrage offre au lecteur une large vue d'ensemble de la thermodynamique à partir de 22 articles. Sont notamment abordés les aspects historiques de la thermodynamique et aussi la question du devenir de notre planète, les structures du monde vivant, les extensions prometteuses vers le monde quantique, les potentialités de l'énergie solaire. Sont aussi visités les moteurs, les matériaux avec un projet innovant en métallurgie des poudres. Bien d'autres pépites sont à découvrir. Il parle aussi de l'enseignement de la thermodynamique ou de la façon ludique de l'aborder par la BD. En bref un ouvrage très documenté sur l'actualité scientifique du message visionnaire de Carnot de 1824, ouvrant sur demain ! » 

Gilles Henri, professeur à l’UGA a aussi contribué avec un article intitulé: « La Thermodynamique, d'une simple question d'ingénieurs à la compréhension de l’irréversibilité » 

Ma contribution est ici reproduite avec l’aimable autorisation de Bertrand Gilles et de l’éditeur de l’ouvrage. 

___________________________

La partie sur l’Arte Povera est essentiellement extraite de : À la Bourse de Commerce, l’« Arte povera » soulève le capot des trente glorieuse https://theconversation.com/a-...

La partie sur Carnot est très inspirée de : Enseigner l’énergie au-delà de la civilisation thermo-industrielle, un défi de notre temps https://theconversation.com/en...

[1] Chevrier J., Enseigner l’énergie au-delà de la civilisation thermo-industrielle, un défi de notre temps, The Conversation, 21 juin 2020, https://theconversation.com/enseigner-lenergie-au-dela-de-la-civilisation-thermo-industrielle-un-defi-de-notre-temps-140014.

[2] Carnot S., Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, Bachelier Libraire, 1824 (réédition Jacques Gabay 2005). Voir aussi Gallica BNF édition numérisée.

[3] Energy Institute, Global direct primary energy consumption, Statistical Review of World Energy, 2024. Our World in Data https://our worldindata.org/grapher/global-primary-energy.

[4] Smil V., Energy Transitions: Global and National Perspectives. Praeger, 2017 second edition. Incorpore les données venant de BP Statistical Review of World Energy.

[5] Kunzig R., Climate Milestone: Earth’s CO2 Level Nears 400 ppm, National Geographic News, 2013.

[6] https://keelingcurve.ucsd.edu/, licence CC. Wikipedia, la courbe de Keeling.

[7] Les effets du changement climatique en France – Synthèse des connaissances en 2022 pour les années 1900-2021, Ministères Territoires Écologie Logement. Bilan climatique de l’année 2022, Météo France.

[8] Chevrier J., À la Bourse de Commerce, l’« Arte povera » soulève le capot des trente glorieuses, The Conversation, 24 octobre 2024, https://theconversation.com/a-la-bourse-de-commerce-l-arte-povera-souleve-le-capot-des-trente-glorieuses-240948. La visite peut se faire par You tube, Une expo, un chercheur : plongée dans l’Arte Povera à la Bourse de Commerce, à lire sur The Conversation : https://urlr.me/mqTyJ.

[9] Artiste JR avec textes de Lucas G., Thompson N., Remnant J., Rohrwacher A., L’Art peut-il changer le monde ?, Phaidon , 2024.

[10] Newton J. D., Uncommon Friends: Life with Thomas Edison, Henry Ford, Harvey Firestone, Alexis Carrel, & Charles Lindbergh, 1989, réédité par Mariner Books 2024.

[11] Meadows D., Meadows D., Randers J. et Behrens W. W., The Limits to Growth, Universe Books, 1972. Voir aussi Wikipedia, les limites à la croissance. Édition française Meadows D., Meadows D., Randers J. et Behrens W. W., Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Fayard, 1972.

[12] Turner G. M., On the Cusp of Global Collapse? Updated Comparison of The Limits of Growth with Historical Data, GAIA – Ecological perspectives for Science and Society, t. 21, 2012, p. 116-124. Voir aussi Les Limites à la croissance (dans un monde fini), éditions Rue de l’échiquier, mai 2012.

[13] Wikipedia, l’agenda 2030 ou les objectifs de développement durable.

[14] Rockström J., Sukhdev P., New way of viewing the sustainable development goals and how they are all linked to food. Credit: Azote for Stockholm Resilience Centre, Stockholm University. 2016.

[15] Wikipedia, limites planétaires. Rockström J. et al., A safe operating space for humanity, Nature 461, 472-475, 2009.

[16] Steffen W. et al., Planetary boundaries: guiding human development on a changing planet, Science 347, 1259855, 2015. Commissariat général au développement durable, Révision 2023 du cadre des neuf limites planétaires, sur statistiques.developpement-durable.gouv.fr, octobre 2023.

[17] Richardson K. et al., Earth beyond six of nine planetary boundaries, Sci. Adv. 9, eadh2458, 2023.

[18] Wikipedia, énergie solaire. Krauter S., Solar Electric Power Generation, Springer, 2006.

[19] Wikipedia, échelle de Kardashev. Kardashev N., Transmission of Information by Extraterrestrial Civilizations, Soviet Astronomical Journal, vol. 8, no 2, septembre-octobre 1964, p. 217-221. Sagan C., On the detectivity of advanced galactic civilizations, Icarus, vol. 19, n° 3, juillet 1973,‎ p. 350-352.