Les lycéens de Stendhal prennent la plume et la blouse des Experts

Publié par Marion Sabourdy, le 27 mai 2014   2.9k

Des chercheurs lyonnais et grenoblois proposent à des lycéens grenoblois de créer des polars mettant en scène la police scientifique pour étudier l’image des sciences et des techniques chez ces jeunes.

Drame sur un site archéologique chinois : la danseuse étoile Franka vient d’être retrouvée morte, les mains liées. Près de son corps, un livre ancien relié de cuir, rédigé dans une langue ancienne, ainsi qu’un pistolet à poudre datant du 16ème siècle. Les experts de la police scientifique ont relevé de la salive et des gouttes de sang au sol, ainsi que des traces de pas dans la terre.

A partir de ces quelques éléments, neuf élèves de seconde au lycée Stendhal doivent créer une nouvelle policière. Pour cela, ils sont accompagnés des chercheurs Marianne Chouteau et Eric Triquet, respectivement Professeur associée au Centre des Humanités de l'INSA de Lyon, membre de l’UMR EVS et Maître de conférences en didactique à l’Université Joseph Fourier et membre de l’UMR S2HEP de l’Université de Lyon-1. Cet atelier d’écriture est pour les chercheurs un bon moyen d’étudier la manière dont les élèves mobilisent leurs connaissances scientifiques et leur imaginaire lié aux séries policières télévisées : est-il possible d’étudier l’ADN de la personne qui a laissé la salive ou le sang, quel spécialiste (ingénieur, informaticien, linguiste…) les lycéens vont-ils convoquer pour telle ou telle pièce à conviction, etc. ?

L’animation s’est tenue pendant le mois de mai à raison de trois séances de deux heures. La première était dédiée à la présentation d’un logiciel d’écriture collaborative (Framapad) et la définition des différents éléments de l’enquête à partir d’un jeu (1). Les élèves ont ensuite préparé des fiches de description de personnages « experts » (nom, métier, éléments étudiés, apport du personnage à l’enquête), qui ont été affinées lors de la deuxième séance. Est ensuite venu le temps de l’écriture, par petits groupes, avant la finalisation de l’histoire lors de la dernière séance. « On ne va pas forcément retrouver tous les personnages dans la nouvelle mais chacun a permis de faire avancer l’histoire. Les connaissances scientifiques et techniques permettent de fonder et de faire avancer un récit » précise Marianne.

Présente lors de la deuxième séance, j’ai pu observer le petit groupe s’activer et présenter chaque élément. Une jeune fille prend en note les éléments principaux, en fait préciser d’autres. Les intervenants guident les élèves, mentionnent les éléments oubliés, indiquent qu’un indice, comme la salive, n’appartient pas forcément au tueur. Eric les motive : « pour l’instant vous n’avez encore que deux pistes… Il y en a souvent un peu plus dans un roman policier. Créez de fausses pistes ! ». Une lycéenne, danseuse comme la « victime », décrit alors le scénario d’un film qui lui a plu, avec un échange de valises à l’aéroport. Son camarade demande : « l’ADN des gens qui n’ont pas de casier judiciaire est-il enregistré quelque part ? ». Sur le Framapad, on peut lire quelques noms de personnages cocasses : Alan Postroph, Abel Auboisdormant, Aymeric Bétrave, Professeur K. Tastrof… Les jeunes enchaînent les propositions d’intrigue : trafic, gaz mortel, rivalité entre la danseuse et sa chorégraphe. Certains égarements donnent lieu à des échanges cocasses : « j’ai déjà traîné ma sœur par terre, elle ne s’est pas fait une luxation de l’épaule comme la victime ! » ; « le tueur pourrait à la fois avoir un cancer et être infecté par un virus… le pauvre ! »…

Jeune fille découvrant les méthodes de la police scientifique à l'Université de Chicago

Ces trois séances de création en petit groupe s’inscrivent dans le dispositif « aide personnalisée » et pour certains fait suite à l’option « Méthode et pratiques scientifiques » (MPS), un enseignement d’exploration suivi par une partie des élèves de seconde (d’autres choisissant par exemple « Littérature et société »). Pendant l’année scolaire, trois groupes de 30 élèves ont ainsi participé à des TP de biologie, physique et math qui consistaient à résoudre une enquête à partir de ce qu’ils avaient appris, par exemple sur l’ADN, la boue ou encore la cryptographie. « Les 90 élèves disposaient des mêmes indices mais les scénarios créés à partir du rapport d’enquête étaient très différents. On n’arrivait pas forcément au même tueur ! On voulait leur montrer que les sciences ne permettent pas une résolution mystérieuse d’une enquête. Des doutes peuvent rester alors que dans les séries policières, le scientifique est omniscient et n’a même pas besoin d’actualiser ses connaissances » explique Eric. Ils ont ensuite réinvesti leur travail dans l’analyse d’un épisode des Experts et ont rencontré par deux fois un juge d’instruction ainsi qu’un spécialiste de l’image de l’Institut Lumière de Lyon.

Un premier bilan des deux chercheurs, qui travaillent ensemble dans le cadre du projet « Science et Technique en fictions, quel regards portés par les jeunes » financé par l’ARC-5 de la région Rhône-Alpes : « les jeunes que nous avons suivis ont des références, notamment la série NCIS, explique Marianne, dans une enquête menée en 2013 auprès de 90 lycéens et 150 élèves ingénieurs de l’INSA, nous avons même pu voir qu’ils sont très critiques. Pour eux, les séries Les Experts et Bones sont dépassées ». Si les chercheurs ont déjà étudié les contributions des séries policières aux représentations du monde scientifique et technique (2), le ressenti plus particuliers de ces jeunes et le bilan de ces ateliers seront mentionnés dans de futures publications. Avec leurs collègues Catherine Bruguière (S2HEP Lyon-1) et Céline Nguyen (MCF au Centre des Humanités de l'INSA de Lyon, à l’origine du projet de l’ARC-5), ces deux chercheurs évoluent dans des champs d’études variés de la didactique et des sciences de l’information et de la communication, comme par exemple les albums jeunesse, les biographies et fictions d’aventuriers naturalistes ou encore d’autres séries TV invoquant les sciences comme Real humans. La bande dessinée ne les laisse d’ailleurs pas indifférents.

Photo prise par la police des West Midlands au Royaume-Uni

>> Notes :

  1. Le jeu a été créé spécialement pour les chercheurs par le game designer lyonnais Sébastien Hovart (entreprise 2nd Degré), à partir d’un jeu qu’il a animé lors de l’événement Quais du polar, à Lyon. Lors de cet événement, les sessions de jeu – grandement appréciées - duraient 50 minutes avec une vingtaine de participants chacune
  2. NGUYEN C., CHOUTEAU M., TRIQUET, É., & BRUGIERE, C. (2012.). La perspective narrative dans les séries « Cop and Lab ». Quelles contributions aux représentations du monde scientifique et technique ? In : actes du colloque Les Séries télévisées américaines contemporaines : entre la fiction, les faits et le réel, Paris, Université Diderot, 4-7 mai 2011. (A lire ici)

>> Pour aller plus loin et découvrir d’autres recherches :

>> Crédits : Yumi Kimura, Adam Ward, projectexploration, West Midlands Police