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Pat Martino ou comment la pratique de la musique peut stimuler la neuroplasticité

Publié par Antoine Depaulis, le 31 juillet 2025   160

L’histoire de Pat Martino (1944-2021) est celle d’un prodige du jazz, mais aussi d’un incroyable combat contre l’amnésie. Guitariste virtuose, il perd brutalement la mémoire après une opération du cerveau en 1980, oubliant jusqu’à son propre nom et sa musique. Pourtant, grâce à la ténacité de son père et à la plasticité de son cerveau, il réapprend tout : ses souvenirs, ses morceaux, et même son art de l’improvisation. Son retour sur scène, quelques années plus tard, fascine autant les mélomanes que les neuroscientifiques. Comment un musicien peut-il retrouver son génie après une telle lésion cérébrale ? Entre résilience et neuroplasticité, le cas Martino reste une source d’inspiration pour les neurosciences de la créativité mais aussi pour le développement de programmes de ré-éducation après une lésion cérébrale.

Projet martino - épisode 2

Patrick Carmen Azzara, plus connu sous son nom de scène de Pat Martino (1944-2021), a fait partie des grands guitaristes et compositeurs de jazz de ce début de siècle. Né à Philadelphie, il rêve d’apprendre la trompette, mais son père lui déconseille cet instrument de peur que cela lui abîme les lèvres et que les filles ne veulent pas de lui... Il apprend donc la guitare (bien plus efficace en effet !) à l’âge de 12 ans, découvre vite le jazz et l’improvisation, arrête l’école et devient musicien professionnel à 17 ans. Il joue avec les grands jazzmen des années 60 et se fait remarquer pour sa créativité et son style très personnel.

En 1976, alors qu’il a déjà enregistré plusieurs albums de ses compositions avec quelques grands noms du jazz, il commence à souffrir de fréquents maux de tête, mais aussi de crises d’épilepsie partielles associées à des symptômes émotionnels et hallucinatoires. Il présente également un trouble bipolaire avec de violentes crises de dépression qui l’amènent à faire plusieurs tentatives de suicide. Il est soigné avec les médicaments antiépileptiques de l’époque mais aussi par électrochocs.

En 1980, alors qu’il séjourne à Los Angeles et que son dernier album porte un titre prémonitoire (Exit)(1), il est victime d’une crise d’épilepsie plus grave que les autres qui l’oblige à être hospitalisé. Pour la première fois, il bénéficie d’une imagerie cérébrale qui met en évidence une malformation complexe des vaisseaux sanguins (anévrisme) au niveau de son lobe temporal gauche. Les neurologues lui conseillent de se faire opérer de toute urgence car aucun médicament n’est efficace contre ses crises d’épilepsie (c’est toujours le cas à notre époque où près de 30% des patients épileptiques restent « orphelins » d’un médicament efficace) et, surtout, il risque de mourir d’une hémorragie cérébrale. Une première opération permet d’évacuer un hématome et lors de la seconde opération Frederick Simeone, le neurochirurgien de l’hôpital universitaire de Philadelphie, lui retire près de 70% de ce fameux lobe temporal, siège de structures essentielles pour différents formes de mémoire.

Au réveil, catastrophe ! Pat Martino ne sait plus qui il est, ne reconnait plus ses parents, ni ses proches et... ne sait plus jouer de la guitare ! Une amnésie rétrograde est un des risques de ce genre d’opération, même si, de nos jours, la délimitation du foyer épileptique est plus précise grâce à l’évolution des techniques d’imagerie et aux enregistrements électroencéphalographiques intracrâniens. Par « chance », il ne présente aucun trouble moteur : il peut se déplacer, se nourrir, bouger normalement, utiliser ses dix doigts...

Mais son père ne baisse pas les bras et c’est lui qui va se charger de la rééducation de son fils. A l’aide de photos, de rencontres avec des musiciens et avec ses amis, et surtout d’écoute de ses anciennes compositions, Pat Martino retrouve peu à peu sa mémoire. Avec l’aide d’un programme musical sur ordinateur, il apprend même à écrire la musique, lui qui jouait entièrement à l’oreille auparavant. Pour faire plaisir à son père (sic) et éviter de penser à ses problèmes de santé, il ré-apprend la guitare, puis, lentement se remet à improviser... Au bout de deux ans, Pat Martino a retrouvé ses capacités musicales et rejoue de nouveau avec talent. Il remonte sur scène, et en 1987 sort un nouvel album intitulé « the return »(2) (évidemment !). Il reprend alors une carrière brillante avec encore une vingtaine d’albums et une approche de l’improvisation très originale qui a inspiré beaucoup de guitaristes de jazz. Il est récompensé par de nombreux prix et en 2004, il est consacré meilleur guitariste de jazz de l’année par les lecteurs du journal DownBeat. Il arrête sa carrière en 2018 en raison de problème respiratoire et meurt en 2021.

Plusieurs années après son opération (2007), l’équipe de neurologues et de neurochirurgiens de l’hôpital de Philadelphie qui avaient opéré Pat Martino, ont cherché à comprendre comment il avait pu retrouver non seulement sa capacité à jouer de la guitare mais aussi à composer et à improviser malgré la lésion importante causée par la résection chirurgicale (3). En effet, plusieurs travaux en Neuroscience ont suggéré ces dernières années que les musiciens avaient des connexions plus importantes entre leurs deux hémisphères et pouvaient ainsi mieux récupérer après une lésion ou un accident vasculaire cérébral (AVC). Avec son accord, ils ont donc comparé les images IRM de son cerveau avec celles de 5 sujets sains du même âge. Ils ont pu vérifier que la chirurgie avait enlevé des régions adjacentes à l’hippocampe et à l’amygdale gauches, mais aussi du cortex temporal inférieur. Le volume de l’hippocampe gauche était bien inférieur à celui de son hippocampe droit et de ceux des sujets contrôles. Par contre, la résection chirurgicale avait épargné le fornix, les corps mammilaires et le thalamus (désolé pour ce langage de neuroanatomiste, mais ces noms ont quand une sacrée poésie !). Ces régions sont le lieu de projection de l’hippocampe, ce qui suggère que celui-ci pouvait encore fonctionner après l’opération.

Quelques mois après les IRM, l’équipe lui a fait passer des tests neuropsychologiques. Pat Martino avait du mal à reconnaitre et à nommer plusieurs objets courants qui lui était présentés et avait des problèmes de mémoires en général. Il avait également du mal à retenir certaines informations orales en particulier pour des concepts peu utilisés dans la vie courante. Malgré tout, il pouvait tenir une conversation courante sans problème. Pat Martino avait ainsi des troubles cognitifs plutôt modérés, compte tenu des structures cérébrales que la chirurgie avait enlevées en 1980.

IRM du cerveau de Pat Martino réalisé 27 ans après son opération. A droite (les images IRM sont inversées), la cavité laissée par la résection du lobe temporal gauche en 1980.

Comment Pat Martino a-t-il pu retrouver la mémoire et surtout ses compétences musicales et créatives ? Une des hypothèses suggère que l’anévrisme dans son lobe temporal gauche devait être présent depuis sa naissance et a augmenté en taille de façon lente et progressive. D’après les auteurs de l’étude, cette région du cerveau fonctionnant anormalement a entrainé une plasticité impliquant son homologue controlatéral entrainant une réorganisation très importante des circuits nerveux impliqués dans les compétences du musicien. D’autres études ont montré en effet que les patients opérés d’un anévrisme récupèrent en généralement mieux et plus rapidement lorsque celui-ci s’est formé progressivement(4). Malheureusement aucune étude avec IRM et test neuropsychologique n’avait pas été réalisée dans les deux ans qui ont suivi l’opération, ce qui aurait permis de dissocier les effets d’une neuroplasticité avant et après l’opération. Seul son témoignage peut fournir des indices. Son style musical n’a pas changé après l’opération, mais comme il le dit dans une interview, ses problèmes de mémoires lui ont permis d’être dans le temps présent et de jouer la musique qui a du sens pour lui et non plus pour plaire aux autres ou leur montrer qu’il est le meilleur.

Here and now : interview de Pat Martino en 2015 (en anglais)

Le Professeur Hugues Duffau, Neurochirurgien à Montpellier, spécialiste de la neuroplasticité associée au développement des tumeurs cérébrales et musicien, a commenté l’article de l’équipe de Philadelphie sur le « cas » Martino(5). Ce spécialiste de la chirurgie éveillée et auteur du livre « l’erreur de Broca »(6) suggère qu’une neuroplasticité importante à la fois dans la zone du cerveau qui a été affectée par la chirurgie, mais aussi dans les régions voisines et enfin dans le lobe temporal controlatéral a permis à Pat Martino de retrouver ses compétences musicales. Il est fort possible que cette mise en jeu de régions voisines ou distantes se soit faite avant la chirurgie chez ce musicien en raison de ses débuts précoces en tant que professionnel, avec sans doute beaucoup d’heures à jouer du jazz et à improviser. L’examen des images IRM réalisées par l’équipe de Philadelphie montre en effet que certaines voies nerveuses ont été épargnées par la chirurgie et notamment celle du fascicule fronto-occipital inférieur impliquées dans la conscience « noétique », qui permet notamment la conscience de soi, mise en jeu dans la mémoire sémantique. Cette voie semble être également impliquée dans l’improvisation musicale comme le suggèrent les travaux de Charles Limb à San Francisco (prochain épisode!). Outre une meilleure connaissance des circuits impliqués dans l’improvisation musicale, l’histoire remarquable de Pat Martino permet d’envisager des programmes de restauration fonctionnelle adaptés après un AVC ou la résection d’une tumeur, d’un anévrisme ou d’un foyer épileptique.

Vous êtes musicien et vous improvisez? N'hésitez pas à répondre au questionnaire du projet Martino sur cerveau et improvisation musicale! 

https://www.survio.com/survey/...

Et pour en savoir plus sur le projet Martino, cliquez ici et suivez les prochains épisodes!

Références

  1. Exit, Muse label, 1977 : Pat Martino (guitare), Gil Goldstein (piano), Richard Davis (contrebasse), Jabali Billy Hart (batterie). https://www.youtube.com/watch?...
  2. The return, Muse label, 1987, Pat Martino (guitare), Steve Laspina (Contrebasse), Joey Baron (Batterie)
  3. Galarza, M., Isaac, C., Pellicer, O., Mayes, A., Broks, P., Montaldi, D., Denby, C., & Simeone, F. (2014). Jazz, Guitar, and Neurosurgery: The Pat Martino Case Report. World Neurosurgery, 81(3–4), 651. https://doi.org/10.1016/j.wneu.2013.09.042
  1. Duffau, H. (2005). Lessons from brain mapping in surgery for low-grade glioma: insights into associations between tumour and brain plasticity. Lancet Neurol., 4(476-48). https://doi.org/10.1016/S1474-4422(05)70140-X
  1. Duffau, H. (2014). Jazz Improvisation, Creativity, and Brain Plasticity. World Neurosurgery, 81(3–4), 508–510. https://doi.org/10.1016/j.wneu.2013.10.006
  2. Duffau H, Duchatelet, Ch, l’erreur de Broca, (2016) Exploration d’un cerveau éveillé, Michel Lafon (ed), 281 pages.