Désactiver l’autocensure pour créer : les enseignements du cerveau des musiciens qui improvisent
Publié par Antoine Depaulis, le 1 septembre 2025 2
Et si la clé de la créativité se trouvait dans notre capacité à… désapprendre à nous censurer ? C'est la piste qu’explore le Dr Charles Limb, un chirurgien-musicien qui ausculte le cerveau des jazzmen ou des chanteurs de rap en pleine improvisation. Ses recherches utilisant l'IRM fonctionnelle suggèrent que l'improvisation musicale repose sur un subtil équilibre : le silence de certaines zones inhibitrices pour laisser émerger la voix libre et personnelle des circuits impliqués dans la créativité.
Projet Martino - Episode 3
Le Dr Charles Limb est un chirurgien américain qui est spécialisé dans le traitement des troubles de l'oreille et qui a mené des recherches sur la perception musicale des personnes malentendantes équipées d’implants cochléaires. Mais Charles Limb est aussi un musicien de jazz et il s’intéresse aux bases neuronales de la créativité (1). Selon lui « les artistes sont bien plus proches de la vérité que les scientifiques. La musique et la médecine traitent toutes deux de la vie dans son essence… Elles sont toutes deux là pour définir la condition humaine essentielle, pour nous aider à comprendre ce que signifie d’être humain. » Pour lui, la créativité est essentielle à la résolution de problèmes fondamentaux, à l'évolution et à la survie. Et justement, l'improvisation musicale constitue un exemple typique de créativité spontanée qui, de surcroit, est compatible avec une approche scientifique pour peu que les chercheurs fassent preuve... de créativité pour recueillir l'activité du cerveau pendant ces moments où l'état de conscience est différent!
Charles Limb a débuté ses études de médecine à l'université Harvard... où il a dirigé en parallèle un orchestre de jazz. Il a ensuite intégré la faculté de médecine de l'université Yale... et en a profité pour jouer du jazz dans les restaurants de New Haven. Après son doctorat de médecine en 1996, il a effectué un stage en neurologie à Baltimore au centre des sciences de l'audition de l'Université Johns-Hopkins, puis au National Institute of Health (NIH) où il a pu utiliser l'IRM fonctionnelle pour visualiser l'activité cérébrale de musiciens de jazz lorsqu’ils improvisent. Comme tous les saxophonistes (et pas uniquement !) Charles Limb veut comprendre ce qui se passait dans le cerveau de John Coltrane lorsqu'il improvisait des chefs-d'œuvres au saxophone. En effet, alors que plusieurs études de Neurosciences se sont intéressés à la perception de la musique, ce n'est que récemment que les chercheurs ont commencé à explorer les mécanismes nerveux à l'origine de la production musicale spontanée comme c'est le cas lors d'une improvisation. L'étude de l'extraordinaire neuroplasticité du guitariste de jazz Pat Martino (épisode 2) reste en effet un peu frustrante avec beaucoup de questions restées en suspens.

Installation d'un pianiste de jazz dans un scanner IRM
Charles Limb a réalisé toute une série d’expériences sur la créativité et l’improvisation avec des musiciens de jazz professionnels. Ces derniers sont en effet capables d’improviser sur commande une nouvelle mélodie, même dans des conditions de laboratoire aussi contraignantes que l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) . Cette sorte d’IRM permet de localiser les zones du cerveau qui consomment le plus d’oxygène lors d’une tâche, ce qui est associé à leur activation. Imaginez que vous êtes allongés dans un tube où vous pouvez à peine bouger et où le bruit est assourdissant... Par chance, vous pouvez quand même utiliser vos dix doigts! Par contre, il est impensable d’introduire un saxophone ou tout instrument en métal dans ce genre d’appareil muni d’un aimant ultra puissant. Mais si on fournit un clavier amagnétique à un pianiste de jazz, il peut vous jouer les feuilles mortes, qu'il connait par coeur car ce « tube » de Kosma et Prévert (appelé « Autumn leaves » aux Etats-Unis) est devenu un des plus grands standards de jazz. Mais surtout, ces musiciens peuvent ensuite improviser une mélodie différente en harmonie avec la suite d’accords de ce morceau... Et pour rendre la chose plus réaliste, lors des expériences de Charles Limb les pianistes-cobayes pouvaient improviser seuls ou avec l'accompagnement pré-enregistré d'un quartet (contrebasse, batterie, guitare). Comme dans une boîte de jazz!

Il est ainsi possible de faire une cartographie des régions du cerveau activées ou inhibées pendant que le musicien joue un morceau qu’il connait par cœur et de la comparer avec celle obtenue lorsqu’il improvise (2). Ainsi, dans une première expérience, Charles Limb et son équipe ont constaté que lorsque les six musiciens professionnels jouaient un morceau qu’ils connaissaient par cœur, plusieurs zones du cerveau, notamment celles liées aux sens, étaient activées.

Une telle cartographie est souvent observée lors des états de conscience accrue. En particulier, les musiciens présentent une activation du cortex préfrontal dorsolatéral une région du cerveau connue pour, entre autre, ses fonctions d’autocensure. Elle est activée lorsque qu’il vaut mieux éviter de dire tout haut ce qu’on pense et nous permettre de vivre en société, mais aussi quand le musicien joue fidèlement un morceau (de jazz ou de musique baroque par exemple) et cette activation évite sans doute de jouer des «fausses notes ». En effet, le cortex préfrontal dorsolatéral exerce un contrôle inhibiteur sur les comportements inappropriés. Par contre, il joue un rôle clé dans la planification et l'ajustement d'une séquence de comportements qui nécessitent la mémorisation de ce qui précède. Bien utile pour rester dans le tempo!
Par contre, lors d’une improvisation, ce cortex préfrontal dorsolatéral est désactivé alors que le cortex préfrontal médian lui, devient actif. Cette autre région du cortex frontal est connectée au système cérébral appelé « réseau du mode par défaut» qui est associé à la récupération de souvenirs personnels mais aussi à la rêverie.

Ce réseau nerveux qui comprend plusieurs structures corticales mais aussi sous-corticales (3) s’active quand on laisse libre cours à ses pensées. Les circuits qui s’activent de façon synchrone jouent un rôle important dans la mémoire, la perception de soi et les émotions. Ainsi, la dissociation entre les circuits nerveux du cortex préfrontal (désactivation du dorsolatéral et activation du dorsomédian) pendant une improvisation musicale ressemblent beaucoup à ce qui a été observé pendant le sommeil paradoxal (les moments pendant lesquels on rêve), la méditation et l'expression d'idées très personnelles... C'est une découverte surprenante si l'on considère que le rêve se manifeste par une sensation d'attention défocalisée, une abondance d'associations irrationnelles et imprévues, ainsi qu'une perte apparente de contrôle volontaire... des caractéristiques qui peuvent également être associées à une activité créatrice pendant l'état de veille.

Image 3D d'un cerveau humain indiquant l'activation (rouge, orange, jaune) du cortex préfrontal médian et du cortex somatosensoriel et la dé-activation (bleu, vert) du cortex préfrontal dorsolatéral pendant une improvisation (a: antérieur; p: postérieur; d:dorsal; v: ventral)
Des expériences semblables réalisées sur des chanteurs de rap qui improvisent sur un rythme donné à partir de mots suggérés ont confirmé cette dissociation d'activité dans le cortex frontal, par comparaison avec les moments où les chanteurs n'improvisent pas (4). D'autres régions cérébrales sont également activées pendant ses improvisations où se mélangent la parole et la musique, souvent en association avec le cortex préfrontal médian. De plus, cette seconde série d'expériences a également montré que non seulement la partie gauche du cortex préfrontal était impliquée, mais également la région droite où la désactivation du cortex préfrontal dorsolatéral est encore plus marquée.
« Dans toutes les expériences que j'ai menées où l'on observe ce que l'on appelle un "état de flux" – comme l'improvisation jazz ou le rap freestyle, pendant lequel un artiste génère spontanément beaucoup d'informations –, il semble que d'importantes zones du cortex préfrontal se désactivent», explique le Dr Limb dans une interview à John Hopkins. « Ce qui est intéressant ici, c'est que le cerveau se module de manière sélective pour favoriser les idées nouvelles et éviter l'auto-surveillance excessive et l'inhibition de ses impulsions. »
Une des limites de ces études qui portent sur un échantillon réduit d’individus, du fait de la complexité de la mise en œuvre des expériences, concerne un biais de recrutement. Les auteurs ont fait appel à des musiciens de jazz professionnels, uniquement des hommes, avec un parcours musical assez proche et un âge compris entre 20 et 50 ans. Peut-être qu’avec des femmes jouant d'un autre instrument et qui improvisent sur des « thèmes » de musique baroque par exemple, les résultats seraient différents ? La cartographie est-elle la même avec des improvisateurs moins expérimentés ? Est-elle modifiée par ce qu'improvise d'autres musiciens comme c'est souvent le cas dans les concerts de jazz ? En effet, les processus créatifs impliquent la production d'idées mais aussi leur évaluation permettant d'apprécier leur cohérence avec ce qui précède, dans un jeu de ping-pong qui peut atteindre des vitesses vertigineuses dans le cas de l'improvisation musicale. Et l’émotion dans tout ça ?
Les prochains épisodes du projet Martino apporteront quelques réponses à ces questions...
Pour en savoir plus
1. Conférence TED en 2010 où Charles Limb explique avec beaucoup d’humour ses expériences et ses découvertes. https://www.ted.com/talks/charles_limb_your_brain_on_improv/transcript
2. Limb, C. J., & Braun, A. R. (2008). Neural Substrates of Spontaneous Musical Performance: An fMRI Study of Jazz Improvisation. PLoS ONE, 3(2), e1679. https://doi.org/10.1371/journa...
3. Buckner, R. L., & DiNicola, L. M. (2019). The brain’s default network: updated anatomy, physiology and evolving insights. Nature Reviews Neuroscience, 1–16. https://doi.org/10.1038/s41583...
4. Liu, S., Chow, H. M., Xu, Y., Erkkinen, M. G., Swett, K. E., Eagle, M. W., Rizik-Baer, D. A., & Braun, A. R. (2012). Neural Correlates of Lyrical Improvisation: An fMRI Study of Freestyle Rap. Scientific Reports, 2(1), 834. https://doi.org/10.1038/srep00...