#10 Nouredine Hadjsaïd, regard d'un professeur chercheur - Exposition "Au croisement des Ohms"
Publié par GEG, le 23 août 2023 800
L'énergie... «C'est un des trois défis de l'humanité pour le 21e siècle, à côté de l'accès à l'eau évidemment, ou à côté de l'accès à la nourriture. »
Nouredine Hadjsaïd est professeur-chercheur à l'Institut Polytechnique de Grenoble (Grenoble INP/ENSE3) et mène ses recherches au sein du Laboratoire du génie électrique de Grenoble G2Elab dont il est actuellement directeur adjoint. Ses recherches portent notamment sur les réseaux électriques et smart grids (réseaux électriques intelligents). Découvrez son témoignage !
Comme il l'enseigne à ses élèves, Nouredine Hadjsaïd considère l'énergie comme la base même de notre civilisation. Aujourd'hui, le moindre de nos gestes consomme et nécessite de l'énergie : c'est d'ailleurs probablement ce qui fait la particularité du monde de maintenant. Loisirs, transports, ordinateurs, communication, et tant d'autres... Tous ces aspects de notre vie quotidienne ont recours à l'énergie !
Pour preuve, c'est parce que nos économies sont construites sur cette dépendance à l'énergie que nous avons tous suivi avec inquiétude les actualités ces derniers mois, notamment à l'Automne 2022.
Prix de l'énergie : comprendre l'architecture du marché de l'électricité
Comment justifier le prix de l'énergie? Nouredine fait la distinction entre son avis de citoyen, qui comme la plupart d'entre nous considère le prix de l'énergie comme trop élevé, et celui qu'il a en tant qu'enseignant-chercheur. En effet, il faut nuancer cet avis en intégrant la notion de market design, désignant la manière dont est organisé le marché électrique en Europe.
Aujourd’hui, au vu de notre dépendance, l’énergie doit être accessible économiquement : toutes nos activités reposent dessus. Or, le prix de l'énergie et particulièrement de l'électricité dépend de multiples variables : disponibilité de l’énergie, l’offre et la demande, le type d’énergie et enfin le market design, l’ensemble des règles déterminant la façon dont le prix est fixé sur le marché.
Pour que l’énergie soit accessible économiquement, la demande doit idéalement être élastique, c’est-à-dire sensible aux fluctuations de prix. Par exemple, si le prix augmente, le demande devrait diminuer. Une demande aussi responsive permettrait d’envoyer sur le marché un signal indiquant qu’il faut diminuer les prix pour que les gens consomment à nouveau de l’énergie. Cependant, nous avons tous besoin d’électricité au quotidien et nous ne pouvons pas diminuer notre consommation d’énergie aussi facilement et rapidement que cela !
C'est pour cela que certains gouvernements comme la France ont dû mettre en place des mesures comme des boucliers tarifaires afin de limiter "artificiellement" la hausse des prix de l'énergie pour le consommateur. Ainsi, entre le 1er février 2022 et le 31 Janvier 2023, le bouclier tarifaire du gouvernement a limité la hausse des tarifs réglementés de vente de l'électricité (TRVe) à 4% TTC et gelé l'augmentation du tarif réglementé de vente du gaz naturel. Depuis février 2023, cette hausse est désormais plafonnée à 15%. [1]
Comment fonctionne le marché de l'énergie?
De plus, comme l'explique Nouredine Hadjsaïd, le marché énergétique est un marché particulier reposant sur le principe suivant : le prix de marché est fixé par le coût de production du dernier mégawattheure. C'est cela qui permet d’obtenir une « forme de pilotage du prix ».
Qu'est-ce que cela signifie?
Tout d'abord, il s'agit de faire la distinction entre prix de gros et de détail. Le prix de gros de l'électricité désigne le prix payé sur le marché européen en amont de la livraison aux consommateurs (nous) généralement par les fournisseurs (GEG, EDF, etc...). Le prix de détail désigne le prix payé par les consommateurs finaux: celui que l'on retrouve sur notre facture !
Comme nous le savons, les modes de production d'électricité sont multiples : nucléaire, charbon, éolien, solaire, hydraulique, gaz, biomasse, etc... Chaque pays, en fonction de ses choix politiques mais aussi de ses ressources, a un mix énergétique différent ! Par exemple en France, l'énergie nucléaire est prépondérante avec 56 réacteurs nucléaires en marche répartis sur 18 centrales : en 2019, 70 % de la production d’électricité française provenait de la fission d’atomes d’uranium [2].
Actuellement, dans l'Union Européenne, le prix de gros de l'électricité est en partie déterminé par la dernière centrale électrique sollicitée pour répondre à la demande de consommation. C'est pourquoi les prix de l'électricité ont été si volatils lors de la crise en Ukraine.
Ainsi, lorsque les énergies renouvelables à un moment donné (une heure de faible consommation, par exemple en pleine journée à 14h) suffisent à couvrir les besoins de la population d'électricité, les centrales à gaz ou charbon ne fonctionnent pas. Mais aux heures de grande consommation comme 17h, on a souvent recours à elles pour produire plus d'énergie et répondre à la forte demande. Or, la mise en marche des centrales à charbon et à gaz est certes rapide et efficace mais elle est plus onéreuse. Cela explique pourquoi l'électricité coûte plus cher à ce moment : la dernière unité d'électricité est produite par ces centrales donc le prix de l'électricité produite par n'importe quel type de centrale électrique à ce moment sera déterminé par le coût de la centrale à gaz utilisée en dernier pour équilibrer le marché.
Pourquoi le prix de l'électricité a-t-il autant augmenté lors de la crise énergétique? Cela nous permet de comprendre la crise énergétique que nous avons rencontré. Le conflit entre la Russie et l'Ukraine a raréfié l'approvisionnement en gaz russe par les marchés de gros de l'énergie. Ainsi, si le mégawatt de gaz s'échangeait avant la guerre à environ 50 euros, il a pu atteindre les 1000 euros durant la crise. Les producteurs d'électricité au moment de rallumer les centrales au gaz pour répondre aux fortes demandes et équilibrer le marché n'ont eu d'autres choix que de payer le gaz au prix fort et comme le prix de l'électricité est corrélé au dernier mode de production, cela a directement fait grimper le prix de l'électricité aussi!
C'est pour cela que des pays comme la France et l'Espagne appellent à une réforme du marché de l'énergie en Europe [3]. Ils ont notamment demandé à la Commission Européenne le 14 mars dernier un découplage du prix de gaz et de l'électricité, jugeant injuste que le prix de l'électricité (commun au marché européen) soit par exemple déterminé par l'utilisation d'une centrale à charbon dans un autre pays européen alors qu'en France l'énergie nucléaire est peu chère à produire.
Toutefois, en réalité, le marché de l'énergie européen est bien plus complexe que cela et d'autres variables sont à prendre en compte. Ainsi, la Commission Européenne n'a pas retenu cette proposition pour sa réforme du marché électrique commun mais prévoit d'encourager le déploiement de contrats à long terme supposés protéger mieux les consommateurs des prix volatils de l'énergie et favoriser les investissements dans les énergies renouvelables [4] .
« L'énergie ce n’est pas une marchandise comme une autre, ce n’est pas comme des pommes de terre, c'est une énergie. Elle se réfléchit sur du long terme. »
Selon Nouredine, la façon dont est fixé le prix de l'énergie comme vu précédemment favorise l'instabilité du marché. Lorsque l’offre est tendue, c’est-à-dire qu’il a moins d’énergie produite disponible par rapport à la demande, cela engendre une tension sur les prix. Toutefois, c'est un facteur qui peut d'après lui se révéler intéressant quand l'offre est supérieure à la demande.
Enfin, l’énergie comme il le rappelle, est loin d’être une marchandise comme les autres : elle se réfléchit sur le long terme. Il insiste sur l’importance de préparer dès maintenant les énergies de demain. Pour cela, nous devons anticiper et projeter nos besoins futurs, en prenant en compte leurs dimensions multiples d’ordre sociologique, politique, économique, etc…
Ainsi, si nous avons récemment pu observer une détente des prix relative, il faut garder en tête les projets de long terme. En France, des investissements massifs vont être réalisés sur le plan nucléaire comme renouvelable. Les prix de l’énergie seront forcément impactés, mais il est essentiel d’assurer nos futurs énergétiques et adapter nos modes de production aux contextes en mouvance.
« J'ai tellement pensé à mon énergie que j'ai tout conçu à la maison de façon à ce que ce soit en basse consommation »
« J’ai toujours voulu rationaliser ma consommation d’énergie, car je sais ce que c’est la valeur de l’énergie. Je sais d’où ça vient, je sais les efforts qui sont faits pour nous assurer l’accès à l’énergie quotidiennement .»
Optimiser sa consommation d’énergie : miser sur le retour sur investissement
Nouredine peut être assimilé au profil énergiphile [5] . Il le dit lui-même : au quotidien, il est sensible à l’énergie. En effet, grâce à sa formation d’ingénieur électrique et ses activités de recherche au Laboratoire de génie électrique G2LAB, il sait comment quantifier l’énergie, ce que représente un kilowattheure en terme d’énergie et de prix associés.
Ainsi, sa maison a été réfléchie de manière à consommer le moins possible et tout du moins avec un rendement le plus optimal possible. Cela se traduit par des mesures comme l’isolation des murs de sa maison, utiliser des lampes LED, vérifier la performance énergétique d’un appareil avant de l’acheter, etc… Ces gestes peuvent sembler anodins mais permettent un usage rationnel et raisonné de l’énergie.
Toutefois, les connaissances de ces bonnes pratiques ne sont pas, il le reconnaît, à la portée de tous. La clé est donc de mettre à disposition des citoyens des « éléments simples qui leur permettraient d’optimiser leur consommation d’énergie » . L’idée n’est donc pas de se priver mais bien d’optimiser l’usage de l’énergie en améliorant à la fois consommation et confort : en somme, obtenir un retour sur investissement !
« Je peux contribuer aux innovations énergétiques en anticipant les besoins de demain et en la rendant accessible. Cependant, je transmets aussi l’information pour les personnes qui souhaiteraient en savoir plus sur l’énergie. »
La question énergétique : une préoccupation citoyenne récente
Nous le voyons aujourd’hui : le prix de l’énergie est une préoccupation récente pour une grande partie des français. Longtemps, d'après Nouredine, les citoyens ont été habitués à un prix raisonnable et abordable indexé sur les coûts faibles de production nucléaire, hydraulique ou fossile. Cela encourageait une forme d’insouciance en terme de consommation électrique. L’instabilité du marché électrique tel qu’il est conçu aujourd’hui, sensibles aux évènements géopolitiques internationaux comme la guerre en Ukraine, illustre l’intérêt de réfléchir à la mise en œuvre et à la pérennité de mesures d’économie d’énergie.
Aujourd'hui les questions énergétiques concernent selon lui les citoyens via trois composantes : disponibilité, prix mais aussi de plus, l'environnement. Il observe un désir citoyen de consommer une énergie plus propre, qui soit neutre en carbone. C’est une préoccupation qui atteint également les industriels et les encourage par exemple à doter leurs hangars de panneaux photovoltaïques, sécuriser leurs bâtiments en termes de consommation d’énergie et donc minimiser les coûts liés. .
Par exemple, le GE2LAb où travaille Nouredine, est un bâtiment énergétiquement efficace. Le chauffage y est centralisé à 19°C et la lumière est gérée via des capteurs afin d’optimiser l’usage d’énergie. De plus, en tant que directeur du Laboratoire, Nouredine a mis en place un comité de développement lié aux responsabilités sociétales afin de regarder et réfléchir en détails sur les consommations professionnelles et mettre en œuvre des actions de sobriété et préservation des ressources.
Venez découvrir le témoignage de Nouredine Hadjsaïd, ainsi que celui des dix autres personnalités iséroises qui parlent énergie à travers le temps !
Inauguration de l'exposition Au croisement des Ohms, en présence de Nouredine Hadjsaid.
Propos recueillis par les étudiants de Colibri Junior Conseil : la Junior de Sciences Po Grenoble (junior-sciencespogrenoble.fr)
Article rédigé par Louna Sainty, Etudiante en 2de année à Sciences Po Grenoble
[1] Ministère Ecologie Energie Territoires Bouclier tarifaire pour l’électricité | Ministères Écologie Énergie Territoires (ecologie.gouv.fr)
[2] Pétrole, charbon, nucléaire : quel est le mix énergétique des pays de l'UE ? - Touteleurope.eu
[4] Réforme du marché de l’électricité de l’UE : quels effets attendus ? | vie-publique.fr
[5] Energiphile i.e. qui se passionne pour l’énergie en soi. Source : (La Branche, S. (2021). Les enquêtes par entretien à l’épreuve de la distanciation. Dans : , S. La Branche, Énergie et écologie : les sept profils socioénergétiques (pp. 2-8). FONTAINE: Presses universitaires de Grenoble.