Interdisciplinarité & solution technologique au changement climatique : réflexions & retours d’expériences
Publié par Elsa Morin, le 24 octobre 2025
L’interdisciplinarité dans la recherche est aujourd’hui plébiscitée comme un outil efficace pour faire avancer la science, et notamment pour faciliter l’application des savoirs à des problèmes pratiques.
Mais n’est-on pas voué à survoler un sujet en travaillant ainsi ? Ou au contraire, est-ce la seule façon d’obtenir la fameuse « vue d’ensemble » permettant à un concept scientifique de s’intégrer dans son contexte ?
Retours d’expériences des scientifiques de la communauté DefiCO2 autour de ce sujet de l’interdisciplinarité.
L’hiver 2025 marquera la fin du premier acte de ce projet DefiCO2 sur le captage et l’utilisation du dioxyde de carbone (CO2). Réunissant 14 laboratoires grenoblois venant de domaines bien différents (chimie, biologie, physique, sciences de la Terre, sciences de l’ingénieur, économie, et sociologie), l’interdisciplinarité est au cœur de ce projet. D’où l’envie de faire un premier bilan sur cette caractéristique. Un bilan qui nous emmène à revisiter le passé du projet, afin d’envisager son futur.
Les origines de DefiCO2
Le projet interdisciplinaire DefiCO2 a commencé le 13 octobre 2022. Mais comment s’est-il créé ?
L’Université Grenoble Alpes (UGA) avait depuis 2016 mis en place des appels à projets innovants : les Cross Disciplinary Program (CDP), afin de favoriser l’interdisciplinarité dans ses laboratoires de recherche, et faire avancer la science autour des grands défis du XXI siècle. Une initiative qui a inspiré 3 chimistes Grenoblois·es… Carole Duboc, Anne Millet et Vincent Artero se sont ainsi réuni·es un matin, dans l’idée de monter le CDP qui, selon elleux, manquait : un CDP avec de la chimie.
Le CO2 s’est imposé assez vite comme l’élément central à étudier : la recherche sur ce gaz à effet de serre s’intensifiait en chimie, des biologistes pouvaient aussi travailler sur ce sujet (et les scientifiques de ces deux disciplines se connaissaient déjà via l’école doctorale Chemistry, Biology & Health), des interactions avec les industriels pouvaient se développer… Restait à trouver des collègues en Sciences Humaines et Sociales (SHS), avec lesquel·les les chimistes n’avaient jusqu’alors que très peu de liens. Cette perspective de nouvelles collaborations les motiva d’autant plus à créer ce CDP.

Mais surtout, étudier le CO2 s’inscrivait dans un élan global de participation à la recherche sur le changement climatique et les pistes de solutions potentielles à ce sujet. L’envie de mieux connaitre les enjeux climatiques et les politiques associées fut source d’engagement.
Choisir de travailler sur un tel sujet en interdisciplinarité a eu des conséquences directes et indirectes sur les recherches des scientifiques impliqué·es, mais aussi sur leurs vies personnelles.
Une interdisciplinarité qui ne se décrète pas, mais se cultive
Dès le démarrage du projet, une chose est apparue évidente : il allait falloir apprendre à parler un langage commun.
Chez les humains, les premiers mots apparaissent généralement lors de la première année, mais c’est au bout du 18 mois que l’on parle d’une « explosion lexicale », où le bébé passe d’un vocabulaire limité à plusieurs dizaines de mots, qui précèdent la formation de phrases. Si une fois adulte le langage est parfaitement maitrisé, il arrive que l’on soit confronté à un nouveau monde dans lequel nous perdons nos repères et nous retrouvons à devoir essayer de comprendre l’autre, qui n’a pas les mêmes habitudes et notions que nous. C’est ce qui peut arriver lorsque l’on voyage… ou lorsque que l’on sort de son domaine de recherche. Habitué·es à échanger avec leurs pairs, les chercheur·euses ont un vocabulaire très spécifique qui est inconnu du grand public, mais également inconnu des expert·es d’autres disciplines.
La mise à niveau du vocabulaire n’est pas le seul défi à relever : il faut également intégrer dans le travail commun la notion de différences dans la temporalité des recherches, différences de méthodes entre disciplines, et différences de concepts et visions autour d’un sujet.
Parvenir à se comprendre entre chimistes et sociologues par exemple est ainsi un long processus, demandant des efforts supplémentaires par rapport à un projet de recherche classique. Des efforts payants, selon les chercheur·euses de DefiCO2.
[être] confronté·e à un nouveau monde dans lequel nous perdons nos repères et nous retrouvons à devoir essayer de comprendre l’autre, qui n’a pas les mêmes habitudes et notions que nous. C’est ce qui peut arriver lorsque l’on voyage… ou lorsque que l’on sort de son domaine de recherche.
Des bénéfices directs et indirects sur la recherche
L’impact direct ce travail en interdisciplinarité sur DefiCO2 est difficilement mesurable. Néanmoins, plusieurs membres de la communauté ont rapporté des bénéfices sur leurs recherches, ou tout du moins, sur leurs façons de réfléchir, qui influencent leurs travaux.
Si comprendre une politique publique n’aide pas à trouver une nouvelle voie de synthèse biochimique, cela aide à la compréhension du contexte global dans lequel s’inscrit une telle technologie. Envisager une problématique sous différents angles permet de mieux la comprendre, et d’adapter ses recherches en fonction.
S’adresser à des scientifiques venant d’autres horizons aide également à vulgariser. Car si l’égo peut être flatté lorsque l’on parle en tant que sachant·e (ce qui n’est pas désagréable, plaisante une scientifique), le but est bien de se faire comprendre, et d’arriver à être explicite dans son propos.
Si comprendre une politique publique n’aide pas à trouver une nouvelle voie de synthèse biochimique, cela aide à la compréhension du contexte global dans lequel s’inscrit une telle technologie.
Les chercheur·euses sont « des êtres curieux de nature », et découvrir de nouvelles approches est également une grande source de motivation pour beaucoup. Selon plusieurs chimistes, chercheur·euses comme doctorant·es, travailler avec les SHS a fortement enrichi leurs connaissances du contexte de la décarbonation : « on comprend mieux pourquoi c’est si compliqué d’appliquer certaines régulations, quels sont les leviers politiques et industriels », « je ne pensais pas que le marché des quotas carbone était si complexe »… De l’autre côté, un sociologue a également rapporté avoir été très intéressé par la découverte des « exotiques » sciences expérimentales, avec un sentiment d’étrangeté non pas vue comme un obstacle mais plutôt comme une « situation stimulante ».
Pour les enseignant·es chercheur·euses, apporter un grain de sel d’une autre discipline dans un cours permet aussi de capter l’attention des élèves, et de transmettre un message à ces jeunes qui sont, de par l’enseignement actuel au lycée, habitué·es à survoler des disciplines avec un regard critique et pertinent, mais moins habitué·es à rentrer profondément dans un sujet scientifique de haut niveau – ce qui est pourtant demandé à la fac. Parler différents langages assure ainsi une meilleure transmission.
La recherche d’une « meilleure » interdisciplinarité : du partage à la co-création de savoirs
Chez DefiCO2, l’interdisciplinarité s’est construite autour du partage des avancées sur les recherches, de la création d’une communauté diversifiée, et de la mise à niveau de certains outils dont quasiment toutes les disciplines peuvent s’emparer - comme l’Analyse du Cycle de Vie (ACV), à laquelle Damien Evrard a formé nombre de scientifiques du projet.
Les rencontres interdisciplinaires ont été des espaces de partages importants. Elles ont permis aux membres de DefiCO2 d’accéder à des nouveaux savoirs, à de nouvelles façons de penser. La meilleure connaissance du contexte global dans lequel s’inscrit la capture et l’utilisation du CO2 a ainsi pu changer le logiciel de pensée des personnes ayant assisté aux rencontres. « Le sujet du changement climatique, interdisciplinaire par nature, se prête particulièrement bien à ce type d’échanges ».
Si de nombreux effets bénéfiques à travailler de concert avec d’autres disciplines ont été rapporté, un long chemin reste à parcourir : « on n’a pas encore atteint la VRAIE interdisciplinarité sur tout le projet ».
Seules certaines thèses financées par DefiCO2 présentent une réelle interdisciplinarité. La thèse d’Ola Bajouk allie physique et chimie : elle étudie la réduction du CO2 de l’air par piégeage dans un concentrateur à mousse. Alix Haurez a de son côté intégré les sciences de l’ingénieur à sa thèse en chimie : elle a réalisé une ACV de son procédé d’électroréduction du CO2 en méthane par des nanoparticules de cuivre. Soline Beitone est également une doctorante « interdisciplinaire » : son travail de thèse consiste à synthétiser un matériau dépolluant et étudier sa capacité à réduire le CO2 via la photocatalyse, tout en évaluant les impacts environnementaux de son procédé. On peut également noter le projet ANR MIAM CO2 ayant découlé de DefiCO2, dont l’objectif est de réaliser des photobioréacteurs à mousse chargés en microalgues – une alliance entre physique et biologie.
Concernant le reste des travaux réalisés par les scientifiques de DefiCO2, il s’agit majoritairement de travaux monodisciplinaires. Il est en effet très difficile (voir impossible selon les domaines) pour des chercheur·euses d’être expert·e de plusieurs sujets.
Une piste serait d’avoir des thèses « miroirs », avec une même thématique pour deux étudiant·es, que chacun·e étudierait selon l’angle de leur discipline respective. Une option intéressante, qui nécessiterait une excellente communication entre les deux doctorant·es et leurs superviseur·es respectif·ves pour fonctionner.
Plusieurs scientifiques ont également apporté l’idée de disposer d’un outil ou dispositif commun sur lequel les chercheur·euses de différentes disciplines travailleraient de concert, chacun·e apportant sa pierre à l’édifice. L’avantage par rapport à la « seule » thématique commune est qu’un tel outil/dispositif permet d’agréger les gens et savoir-faire de manière plus concrète. On ne partage plus uniquement son savoir autour d’un sujet commun, on crée du savoir commun ensemble.
[...] disposer d’un outil ou dispositif commun sur lequel les chercheur·euses de différentes disciplines travailleraient de concert, chacun·e apportant sa pierre à l’édifice.
L’avantage par rapport à la « seule » thématique commune est qu’un tel outil/dispositif permet d’agréger les gens et savoir-faire de manière plus concrète.
Un chercheur en particulier a rapporté son expérience positive sur d’autres projets, qui ont permis d’élaborer des modèles dynamiques permettant à des chercheur·euses de différentes disciplines (géologie, sociologie, économie, modélisation, droit) de conceptualiser leurs pensées. Ces modèles mathématiques mettent en équation les interactions entre différent·es acteur·rices à intérêts divergents, des ressources, des impacts sur l’environnement… Une façon de reproduire les trajectoires passées et de se projeter dans le futur selon des décisions.
Sur ce type de projet, l’interdisciplinarité prend tout son sens, devenant « facile » et « TRÈS enrichissante ».
De quoi inspirer DefiCO2 et d’autres CDP pour la suite !
De la particularité de travailler sur une solution technologique à immense enjeu : le changement climatique
Travailler sur une technologie liée au changement climatique a fait relativiser des membres de DefiCO2 sur ce qui est le plus urgent et pertinent à faire aujourd’hui.
En effet, agrandir sa vision de ce sujet complexe, intégrer de nouveaux éléments dans sa grille de lecture et dans ses schémas mentaux n’est pas sans conséquences. Cela apporte le risque d’être déstabilisé, de se demander quel est le sens de sa recherche face aux vertigineux enjeux climatiques. Si les individus ont pu se questionner et cogiter à ce sujet, le groupe a l’avantage de permettre des espaces de discussions et de se soutenir, tout en maintenant une dynamique de production de la connaissance, ainsi « au global, c’est positif ». D’autant plus que le doute, s’il peut être déstabilisant, est un élément important de la démarche scientifique.

Travailler sur une technologie liée au changement climatique a fait relativiser des membres de DefiCO2 sur ce qui est le plus urgent et pertinent à faire aujourd’hui.
À l’inverse, d’autres scientifiques se sont sentis regénéré·es par l’idée de travailler sur ce sujet. « Cela m’aide au niveau écoanxiété d’être dans l’action au sein d’une communauté, engagée dans une recherche collective liée à ces enjeux ».
De plus, être persuadé·e que ses recherches seront un apport scientifique majeur est toujours une force motrice importante pour les scientifiques.
Pour les sciences fondamentales et les SHS, éloigné·es des applications directes, c’est l’idée de faire avancer la connaissance sur ces enjeux clés qui est la plus grande source de motivation. Ainsi, en chimie fondamentale, « il faut accepter l’idée que ce qu’on fait aura peut-être un impact dans 30 ans, mais que l’on ne sera certainement pas l’innovation de demain ».
Responsabilité vis-à-vis du narratif sur le changement climatique et ses solutions : de la nécessité d’ouvrir sa vision des futurs possibles
Pour conclure cet article, nous évoquerons une critique qui a été faite à une solution technologique au changement climatique, et la proposition d’amélioration associée – qui repose sur l’interdisciplinarité.
L’article « Opening up ‘The refinery of the future’ »(1) par Kasper Ampe et al répond à une étude publiée dans Nature(2) qui propose d’électrifier une raffinerie et de remplacer ses intrants fossiles avec du CO2 et des déchets. La critique ici porte sur le fait que leur raffinerie du futur est implicitement présentée comme désirable et imminente, sans mentionner d’autres alternatives, rétrécissant ainsi les futurs possibles à leur solution, et légitimant le cadre industriel et législatif existant dans lequel elle s’inscrit. Les impacts sociaux, écologiques et économiques sont mentionnés comme importants, mais ne sont pas réellement pris en compte dans cette approche, comme si leur mention suffisait à accorder de la valeur à la solution présentée.

Il est proposé en réponse par Kasper Ampe et al de révéler les choix et les préoccupations implicites, afin de permettre d’ouvrir les possibilités de solutions. Ce travail est typiquement fait dans le cadre de DefiCO2 par les chercheurs en sociologie. Cependant, la critique faite à l’article de Nature souligne la responsabilité des expert·es techniques quand il s’agit de fabriquer des technologies et de débattre des futurs associés. Les technologies en question pouvant avoir des effets sur les communautés et les écosystèmes, les auteurs de la critique proposent un cadre pour les présenter sans que cela ne revienne à évincer les futurs alternatifs. La méthodologie proposée est la suivante : éviter de présenter des feuilles de routes comme étant la seule voie possible, faire preuve de prudence face aux appels en faveur de « politiques adéquates », réfléchir aux impacts socio-techniques et socio-écologiques via par exemple la méthodologie de Longhurst & Chilvers(3), et développer sa sensibilité aux relations sciences-société via la collaboration interdisciplinaire.
Pour ouvrir les futurs possibles, l’interdisciplinarité est donc une force. Reste à la renforcer et à l’améliorer… Ce qui apparait être un souhait commun de bon nombre de scientifiques de la communauté DefiCO2 !
Sources :
1. Opening up ‘The refinery of the future’ – Kasper Ampe, Jorrit Smit, Gert Goeminne, Jeroen Oomen
2. Vogt, E.T.C & Weckhuysen, B.M The refinery of the future, Nature 629, 295-306 (2024)
3. Longhurst, N. & Chilvers, J. Mapping diverse visions of energy transitions: co-producing sociotechnical imaginaries. Sustain Sci 14, 973–990 (2019)
