L’artiste Gunther Uecker rencontre le discret et le continu comme la science... mais lui, avec ses tableaux de clous.
Publié par Joel Chevrier, le 4 octobre 2020 3.2k
Je découvre Gunther Uecker.
Depuis 60 ans, Gunther Uecker produit des œuvres à partir de clous qu’il plante. Apparemment simple. Je ne connaissais pas cet artiste. C’est Dominique Lévy qui m’en a parlé : « Vous devriez regarder. Cet artiste maintenant présent sur la scène internationale depuis plus d’un demi-siècle, crée une œuvre qui devrait parler à un scientifique. » Je n’ai rien tenté de lire sur Gunther Uecker. Je n’ai fait que regarder son travail. Et effectivement, ce fut une découverte. Gunther Uecker est un artiste allemand né en 1930. Son tableau, Sans titre de 1960, annonce la couleur. Jusqu’à aujourd’hui, avec constance, il a produit des œuvres construites sur des clous enfoncés en (très très) grand nombre dans des tableaux mais aussi dans d’autres supports. Ça ne laisse pas indifférent, comme on dit !
Vidéo: Un portrait de Günther Uecker à l’occasion de la présentation de ses œuvres en 2017 à la Galerie Lévy Gorvy de Londres
Pourquoi un scientifique écrit-il sur Gunther Uecker ?
Il y a un clou, des clous et puis un tableau. Simple et tellement présent. L’œuvre résultante joue de ces différents plans : le clou au choix comme « particule élémentaire ou brique de base ». L’évidence est là. Elle est bien installée : on voit les clous immédiatement. Ils sont assez gros et assez espacés pour que leur présence individuelle soit incontournable. Mais simultanément, l’œuvre émerge aussi de l’ensemble organisé des clous. Les clous sont rigidement liés entre eux par le substrat dans lequel ils sont plantés. Les distances et les orientations relatives entre les clous sont définitivement fixées. De là émerge donc une forme générale au-delà de ce paquet de clous. Dans certains cas, il s’agit d’une géométrie délibérément élémentaire comme sur l’image ci-dessous.
Günther Uecker, barefoot, by Lothar Wolleh
Dans d’autres cas, Gunther Uecker installe une dynamique, un mouvement comme ici avec ce tourbillon complexe de clous sur un tableau de 2 mètres de côté.
Gunther Uecker n’est pas le seul à être parti d’un élément discret pour produire un ensemble. On pense à Elevage de poussières de Marcel Duchamp et Man Ray en 1920. L’amoncellement de grain de poussières sur le Grand Verre a été immortalisé par la photo de Man Ray exposée dans le monde entier. Avec Dépouille d’or sur épines d’acacia (bouche),Giuseppe Penone produit une œuvre dans laquelle des milliers d’épines viennent constituer cette peau piquante autour d’une bouche. Chez Penone, une sensation de contact piquant vient toucher la personne qui regarde cet immense tableau.
Les propos sont différents. Gunther Uecker n’est pas dans le même registre. Les émergences qu’il produit à partir de l’élémentaire, ces organisations à partir d’une brique de base sont à l’image de l’organisation du monde dans de multiples domaines en fait. C’est ce qui me frappe. Les assemblées de clous de Gunther Uecker comme celle-ci-dessus, offrent la vision d’un mouvement d’ensemble, un peu comme celui de vagues à la surface de l’eau, ou de plis de tissus savamment travaillés. Les molécules H2O, invisibles sont les éléments discrets en nombre inimaginable, qui constituent l’eau des vagues. Les mouvements du tissu peuvent laisser apparaître les fils tissés alors que les fibres au cœur des fils sont invisibles. Ces tableaux sont construits sur l’assemblage discret de clous pour former une structure que l’on perçoit continue au-delà des clous.
Gunther Uecker passe du discret au continu.
On parle communément en sciences d’un passage du discret au continu lors des changements d’échelle.
Wikipedia : En mathématiques et plus généralement dans le discours scientifique, une structure discrète est une structure formée de points épars, isolés les uns des autres. Le concept s'oppose à celui de structure continue dans laquelle les points ne sont pas individualisés. Le réseau formé des points du plan à coordonnées entières en est un exemple particulièrement typique.
Ce dialogue entre le discret et le continu est caractéristique de la science notamment depuis le début du XXème siècle, en mathématiques, physique, chimie, biologie et bien sûr en informatique. On le retrouve dans les 3 éléments clés qui sous entendent notre description du monde : la matière, l’énergie et l’information.
La matière, c’est des atomes
Gunther Uecker nait en 1930. Le livre du physicien Jean Perrin, Les Atomes a été publié en 1913. La théorie de la matière basée sur les atomes et le tableau de Mendeleïev se sont installés définitivement au terme de très dures controverses scientifiques. Toute la matière autour de nous, nous avec, est constituée d’atomes. A notre échelle, ils sont invisibles mais il n’en reste pas moins que, à neuf ou dix ordres de grandeur, la matière apparaît avec ses constituants atomiques. Le Microscope à Effet Tunnel a valu le prix Nobel à ses inventeurs Gerd Binnig et Heinrich Rohrer en 1986. En balayant une surface par exemple de graphite avec une simple pointe métallique, on observe les atomes un par un. « Observer les atomes » est devenu une séance de travaux pratiques pour les étudiants de nombreuses universités.
20 atomes de brome, en fausse couleur rouge, substitués à des atomes de chlore sur une surface de chlorure de sodium. La structure est stable à température ambiante. © Université de Bâle https://www.futura-sciences.co...
L’énergie et les quanta
Pour parvenir à une description de la stabilité et de la structure des atomes, et de la nature de la lumière, les physiciens ont quantifié l’énergie. L’énergie E d’un grain de lumière, un photon unique, est donnée par l’expression qui combine la constante de Planck h, la vitesse de la lumière c et la longueur d’onde du rayonnement l:
Non seulement le concept d’énergie n’échappe donc pas à cette dichotomie entre discret et continu, mais en fait, il n’est pas possible de comprendre autrement la stabilité de la matière constituée d’atomes. Rien que ça ! Cette physique se met en place au début du XXème siècle, dans les décennies qui précédent la naissance de Gunther Uecker. Elle va venir modifier en profondeur notre relation au monde tant en termes de connaissances que de développements technologiques jusqu’à aujourd’hui.
L’ADN, l’information du vivant avec 4 éléments de base
James Watson (à gauche) et Francis Crick (à droite), devant leur modèle de la molécule d’ADN, aux laboratoires Cavendish en 1953. Crédit : A. Barrington Brown / Science Photo Library
En février 1953, Crick et Watson entrent dans le Pub l’Eagle à Cambridge en criant : « Nous avons trouvé le secret de la vie ! » Épisode entré dans la légende. Gunther Uecker est un jeune homme, à peu près comme Watson, lorsque la science découvre que l’information génétique s’écrit à partir de 4 éléments clés seulement. Un alphabet de seulement 4 éléments permet d’écrire en séries quasi infinies dans la structure en double hélice de l’ADN, le code génétique à l’intérieur des chromosomes. Encore le passage du discret avec ces 4 molécules, au continu de l’être vivant.
La discrétisation de l’information qui circule dans l’humanité grâce à la technologie, se produit dans la même période. C’est l’avènement de l’ère numérique, Toute la musique, toutes les images, tous les textes sont codés à partir non pas de 4 mais de 2 éléments distincts. 0 et 1 circulent massivement, sans erreur et à grande vitesse dans des structures à base de silicium contrôlées depuis l’échelle du nanomètre par l’industrie des micro/nanotechnologies. Des bits et des atomes.
Le discret et le continu dans l’œuvre de Gunther Uecker. Sérieusement ?
Sa génération a vécu le temps de ces révolutions scientifiques et technologiques, non pas peut-être de leur naissance, mais en tous cas de leur montée en puissance et de leur impact croissant sur l’humanité. Ces révolutions contribuent à des changements profonds du monde présent et à venir. Je ne peux pas voir les œuvres de Gunther Uecker sans les situer dans ce contexte, et sans construire ainsi ma relation avec elles. Être scientifique modifie clairement en profondeur le regard sur le monde. Dans mon cas, cela va jusqu’à orienter mon regard sur ces œuvres. Ma vision de scientifique surdétermine mon approche de cet artiste. Avantage ou inconvénient ? C’est ainsi. Mais cela ne me permet en aucun cas de conclure que l’œuvre de Gunther Uecker est expliquée, voire déterminée par ce contexte. Quelques lectures à propos de cet artiste interrogent. Mon approche n’a peut-être rien à voir avec ses intentions, son inspiration, les sources de sa création. Qu’importe. C’est probablement la force des œuvres d’art. Elles ouvrent d’innombrables chemins à leurs regardeurs pour explorer notre façon d’être au monde.
Les arbres font des forêts
Après tout, les clous de Gunther Uecker évoquent aussi des forêts, ou les feuilles des arbres, ou des assemblées humaines, ou les centaines de gratte-ciel des grandes métropoles, ou... Cela pourrait même être un jeu : distinguer partout, les grands ensembles, les grandes dynamiques, les réseaux qui émergent des liaisons, c’est à dire des flux de matière, d’énergie et d’information, entre des individus clairement identifiables, et qui sont chacun, un autre pour tous.