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Les athées sont-ils des mutants ?

Publié par Laurent Vercueil, le 17 avril 2019   4.2k

La littérature scientifique issue des rangs de la psychologie évolutionniste produit parfois des articles étonnants. En voilà un qui ne se mouche pas du coude

Il faut rappeler les postulats de la psychologie évolutionniste : les représentations mentales, les productions de la culture, les attitudes et postures individuelles sont les effets de la pression sélective, qui a conduit à favoriser certains modèles au détriment d'autres, et ce, parce qu'ils constituaient des avantages en terme de reproduction. La reproduction est entendue non seulement en tant que diffusion du patrimoine génétique de l'individu, mais aussi, et de façon moins prosaïque, par la répétition des "mèmes" au sein des groupes sociaux, comme l'avait montré Richard Dawkins. 

Ainsi, tout ce que nous pensons peut avoir fait l'objet - aussi bien que nos traits physiques ou nos compétences cérébrales - d'un processus de sélection, favorisant tel ou tel particularisme en fonction des contextes environnementaux. 

Ainsi de la religion, vue comme l'expression dans le cerveau de certaines contraintes environnementales, qui a conduit à l'élaboration et le partage (et la diffusion) de concepts élémentaires (présence d'un être surnaturel à l'origine de l'existence du monde et des êtres, théories des influences cachées, caractères du bien et du mal, etc...). Le succès cognitif de ce réseau logique (s'il existe un être surnaturel invisible, les influences cachées peuvent s'expliquer, etc...) peut reposer notamment sur des propriétés cérébrales spécifiques de l'être humain, comme l'avait déjà formulé d'une façon audacieuse (et pas très rigoureuse, il est vrai) le psychologue Julian Jaynes (1920-1997) dans "The Emergence of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind" (1976). 

Et donc, en suivant cette ligne d'arguments, on peut accepter l'idée que l'être humain, dès qu'il fut capable de produire du langage, a inventé les dieux (formidable bouquin de l'anthropologue Pascal Boyer).

Bref, dans ce cas, l'anomalie n'est pas que l'homme croit en l'existence d'un être surnaturel expliquant tout, mais que certains n'y croient pas. 

C'est bien la question que ce sont posés les auteurs d'un article étrange, paru fin 2018 dans une revue spécialisée, article dont le titre est tout un programme : 

"The Mutant Says in His Heart, "There Is No God": the Rejection of Collective Religiosity Centred Around the Worship of Moral Gods Is Associated with High Mutational Load" (1) 

On peut tenter une traduction : "En son coeur, le mutant murmure: "Il n'y a aucun Dieu". Le rejet d'une religion collective centrée sur le culte de dieux moraux est associé à une charge mutationnelle élevée". 

Les auteurs font l'hypothèse que l'athéisme, entendu comme le fait de penser qu'il n'existe aucune entité surnaturelle expliquant le monde, a émergé de façon récente au cours de l'évolution humaine, parce que le monde moderne ne laisse plus s'exercer la pression de sélection. Le développement des ressources économiques a permis d'améliorer la tolérance des variations génétiques, et pas uniquement de celles qui se rendent responsables de troubles sévères. Le raisonnement des auteurs est  donc qu'il est possible de corréler l'athéisme avec les marqueurs d'une plus grande variabilité génétique (ce qu'ils appellent "developmental instability"). Dès lors, plus grande est le taux de mutation génétique retrouvé au sein d'une population, plus forte sera l'adhésion au rejet des idées religieuses. 

C'est sur cette base pour le moins spéculative que les auteurs entreprennent leurs recherches. Cependant, ne disposant, eux-mêmes, d'aucunes données originales collectées par leurs soins (notamment génétique), ils vont opérer par croisement spéculatif de données publiées par d'autres équipes, recueillies dans d'autres contextes. Autant dire que nous ne sommes pas devant de la science de haut niveau. Toutefois, l'audace et l'originalité de la démarche mérite qu'on s'arrête sur leurs résultats. 

Dutton, Madison et Dunkel choisissent d'étudier plusieurs marqueurs qui leur parait refléter la charge en mutation (le taux de variants présents dans le génome). Le terme de variant est d'ailleurs préférable à celui de mutation (utilisé par les auteurs) car il ne préjuge pas des effets sur le phénotype. En l'occurrence, ces marqueurs sont 1) la santé générale, 2) l'autisme, 3) l'asymétrie, 4) la gaucherie manuelle (left-handedness). Chacun de ces marqueurs seraient liés, selon les auteurs, à une charge mutationnelle plus élevée, rendant compte d'une moins bonne santé générale, de troubles du développement comme l'autisme, d'une moindre attractivité et d'une prévalence plus élevée de la gaucherie manuelle. C'est tortueux mais ça se tient à peu près comme raisonnement.  

Les réserves méthodologiques sont cependant évidentes. Les auteurs effectuent plusieurs sauts conceptuels, et bien qu'ils argumentent sur la base de publications solides, celles-ci sont toujours versées à l'appui de leurs spéculations, tandis que les précautions d'usage ne sont pas toujours respectées (2). 

Quoiqu'il en soit, les résultats confirment leurs hypothèses : 1) les athées sont en moins bonne santé générale que les personnes religieuses, 2) l'autisme est positivement corrélé avec l'athéisme, 3) il y a une faible corrélation entre l'asymétrie et la croyance dans le paranormal (3), 4) il y a une faible mais négative corrélation entre la gaucherie manuelle et la religiosité. 

En somme, les indicateurs d'une plus grande variance génétique sont corrélés avec l'athéisme, confirmant l'hypothèse de départ: Les athées sont des mutants. 

Cet article a suscité une volée de critiques, comme on pouvait s'y attendre. Les critiques les plus sévères concernent la méthodologie, approximative, sur des données recueillies avec d'autres objectifs, par d'autres équipes, etc...

Une critique, émanant pourtant d'un commentateur averti, un neuroscientifique anonyme, identifié par son pseudonyme "neuroskeptic" qui publie sur le site de Discover, m'a paru surprenante. Dans son article, intitulé de façon provocatrice "Are Atheist Genetically Damaged ?" (4), neuroskeptic mentionne le fait que, pour plusieurs études, la mesure du QI donne des chiffres moyens plus élevés chez les athées que chez les religieux. Dans ce cas, argumente-t-il, comment imaginer que l'athéisme soit le reflet d'une charge élevée en mutations, si les effets en sont bénéfiques sur l'intelligence ? La réponse de Dutton et ses collègues, est que l'athée pourrait être "trop" intelligent, donc, inadapté. 

De fait, la mesure de l'intelligence par le QI (et non "l'intelligence") est une évaluation quantifiée de compétences spécifiques. Elle ne témoigne d'aucune autre caractéristique fantasmatique (voir sur le sujet : ici). Ainsi, la variabilité génétique peut permettre de développer des compétences particulières, contribuant au score global du QI, sans qu'elles ne soient, par elles-même, adaptatives ou contre-adaptatives. C'est cette instabilité dans le génome qui a autorisé la dérive évolutive, le bouleversement des formes du vivant au cours du temps. Que cette instabilité puisse permettre l'émergence de l'athéisme, c'est une possibilité, mais ce n'est pas cette étude qui pourra l'affirmer..


NOTES

(1) Dutton E, Madison G, Dunkel C. Evolutionary Psychological Science  September 2018, Volume 4, Issue 3pp 233–244 https://doi.org/10/1007/s40806...

(2) bien que les auteurs recourent à des phrases circonstanciées "we may cautiously conclude.."

(3) les auteurs séparent la "croyance dans le paranormal" de la religiosité. C'est la raison du titre un peu alambiqué, portant notamment sur le caractère collectif d'une religion, basée sur le culte d'un être divin moral. 

(4) l'article est en ligne ici : http://blogs.discovermagazine....