Les performances de Marina Abramovic et Ulay : Interactions physiques de deux corps en mouvement

Publié par Joel Chevrier, le 29 avril 2024   310

Alors que le numérique désincarné annonce son arrivée en masse, ces deux artistes produisent des performances d’un engagement  physique inouï ! 

En douze années de création, de 1976 à 1988, le couple d’artistes performeurs Marina Abramovic et Ulay (Uwe Laysiepen) vont explorer une fusion personnelle et artistique. Leurs performances sont époustouflantes, à la fois spectaculaires et physiquement très complexes. Elles les ont engagés aux limites du corps, de sa force, de sa résistance et de son épuisement. Quelquefois elles auront même été réellement dangereuses et très souvent extrêmement douloureuses. A partir de 1976, ils seront donc ce couple qui, à travers ses performances, cherche à devenir « a two headed body ». Deux individus distincts en interaction tendent vers une seule entité, « un corps à deux têtes » dit-elle !

Relation in Time. Marina Abramović and Ulay

Vers 1970, Alan Kay lui anticipe dans un dessin célèbre les nouvelles interactions humaines induites par le monde numérique à venir. Il sera désincarné, avec des corps devenus inutiles. Ce dessin est pratiquement une prophétie, infiniment en avance sur la réalité des ordinateurs de l’époque !

Un ordinateur personnel pour les enfants de tous âges"

(d'après un dessin d'Alan Kay de 1968)

Un physicien regarde ces artistes explorant les interactions physiques entre les corps

En physicien, je voudrais ici partager mon étonnement devant ces performances. Dans cette période clairement s'invente et se prépare l'ère du numérique. Le mot « ordinateur » est choisi par IBM avec l'aide du latiniste philologue et théologien français Jacques Perret. À rebours, et indépendamment, Marina Abramovic et Ulay reviennent à l'élémentaire de l'interaction physique entre deux corps en mouvement.

Le physicien est un spécialiste de la description des systèmes en interaction. Le cas le plus simple est le problème dit à deux corps : deux planètes pour la mécanique classique, un proton et un électron pour faire un atome d'hydrogène en physique quantique. On peut étendre : deux systèmes, chacun avec ses propriétés de système isolé, et des interactions (gravitationnelle, par le contact, par le frottement, thermique par échange de chaleur, ou de lumière, électrique, magnétique, par échange de particules, de molécules…) qui surviennent souvent lorsqu'ils se rapprochent. Considérer les œuvres de Marina Abramovic et Ulay sur cette base peut sembler bien étrange. Je l’ai pourtant fait. Systématiquement et j’ai alors été surpris, en fait sidéré.

Silence ! Personne ne parle ! Performance en cours.

Marina Abramovic et Ulay se voient comme deux systèmes en interaction, mais uniquement par leurs deux corps en mouvement. Ils ont délibérément supprimé une interaction essentielle entre eux, le langage ! Rien de moins. Lors de ces performances, ils ne parlent pas, ils n’écrivent pas. Ils éliminent cette interaction qui est pourtant l'essentiel de nos échanges dans la vie réelle et évidemment dans le monde des échanges par Smartphones interposés. Ils éliminent aussi toute forme de représentation sur un support. Pas de peinture, pas de tableau et bien entendu aucun écran. Marina Abramovic cesse rapidement de peindre quand elle découvre la puissance de la performance « ici et maintenant » devant un public. A propos de la performance Rhythm 10 en 1973, qui la fait planter des couteaux entre ses doigts frénétiquement et donc en se coupant brutalement, elle écrit dans son autobiographie Walk through the walls en 2016 :

J'avais fait l'expérience d'une liberté absolue - j'avais senti que mon corps était sans frontières, sans limites ; que la douleur n'avait pas d'importance, que rien n'avait d'importance du tout - et cela m'a enivrée. J'étais ivre de l'énergie irrésistible que j'avais reçue. C'est à ce moment-là que j'ai su que j'avais trouvé mon médium. Aucune peinture, aucun objet que je pourrais fabriquer ne pourrait jamais me donner ce genre de sensation, et c'était une sensation que je savais devoir rechercher, encore et encore et encore.

Alors que reste-il ? Les interactions physiques entre ces deux corps !

Je te regarde, tu me regardes, nous nous touchons, nous nous heurtons, nous nous frappons, nous nous lions en nous attachant, nous échangeons notre air dans un baiser jusqu’à nous évanouir, nous nous faisons de l'ombre… ou nous ne faisons rien sinon nous regarder sans bouger. Souvent la performance dure de longues heures pour aller chercher dans la douleur et la fatigue, une intensité à la limite du supportable. C'est très impressionnant !

La lecture de l'autobiographie laisse penser à des créations sans plan d’ensemble. Et pourtant, avec cette vidéo

https://youtu.be/_dCIa8n0HZQ?si=KJWr4eXZvIbHZxAR ,

Marina Abramovic and Ulay - Relation Work 1979

on pourrait croire qu'ils ont dressé la liste des interactions possibles entre deux corps, ont créé une performance par ligne de la liste, et ont pratiquement épuisé la liste. Cette idée m’était d’abord venue lors de la visite de l'exposition Marina Abramovic à la Royal Academy de Londres en 2023. Une rétrospective à la fois remarquable et difficile à suivre. Un condensé de leur collaboration, présenté en un seul lieu, et auquel on est confronté en l'espace de deux heures. Une réelle épreuve !

En 1976, Ulay découvre le pendule de Newton, ils créent la performance Relation in space 

Relation in space (performance 58 minutes) XXXVIII Biennale, Venise, 1976

Ils courent l'un vers l'autre, nus, et à chaque fois, ils rentrent en collision. Pour de vrai, et bien sûr ils se font mal. Et comme toujours avec ces 2 artistes, visiblement beaucoup par la volonté de Marina Abramovic, ça dure. Ils répètent ces courses et ces collisions pendant une heure. Marina Abramovic a écrit la genèse de cette performance qu'ils ont produite en 1976 : le pendule de Newton a été leur inspiration.

Le pendule de Newton est une star de la physique. Deux lois de conservation essentielles en physique sont mobilisées pour décrire le mouvement des boules qui entrent en collision, celle de l'énergie et celle de la quantité de mouvement. Marina Abramovic décrit comment Ulay trouve un pendule de Newton avec lequel ils jouent, et comment cela les conduit à cette performance. Ces explorateurs des interactions physiques entre les corps enchaineront alors les performances.

Le Mac Intosh et la Grande Muraille de Chine

En 1984, Apple dévoile le Mac Intosh. Avec son interface graphique et sa souris, il amplifie la transformation de nos interactions avec et par le numérique. Pendant ces années 80, Marina Abramovic et Ulay luttent pour convaincre les autorités chinoises de les laisser parcourir La Grande Muraille de Chine. En 1988, ils partent chacun d’un côté, marchent environ 2500km et se rencontrent au milieu. Pendant les semaines que durent cette marche, aucun contact entre les deux, mais ils savent qu’ils vont se croiser. Une autre forme d’interaction est ici explorée. Sur la Grande Muraille de Chine, on est sûr de se croiser. Un seul chemin possible. Il suffit de fixer à l’avance les conditions de départ : d’où part chacun, dans quel sens et quand. Alors existe un lien étroit entre les deux, et ils marchent avec la certitude de la rencontre. Depuis longtemps déjà, les ondes électromagnétiques permettent un transfert d’information, lien instantané et permanent entre deux personnes. Marina Abramovic et Ulay se passent de ces ondes. C’est un lien entre deux humains, intemporel, universel qu’ils retrouvent dans cette marche. Délibérément sans aucune technologie. L’arrivée sera aussi la fin programmée de leur couple et de leur collaboration artistique.

L'incroyable histoire de la rupture entre Marina Abramović et Ulay sur la Grande Muraille de Chine

The artist is present : deux personnes les yeux dans les yeux

En 2007 sort le premier Smartphone, l’iPhone d’Apple. Il va envahir le monde et être un véhicule majeur de la transformation de l’humanité au XXIème siècle par le numérique. Le programme d’Alan Kay se réalise, et le corps disparaît. En 2010, au MOMA à New York, Marina Abramovic propose cette performance : The artist is present. Impossible de faire plus simple. Une table, deux chaises. Elle reste assise immobile des heures, et qui le veut s’assoit en face. Pas de geste, pas de parole, simplement les yeux dans les yeux. Tout a été photographié. Les images des visages parlent d’elles-mêmes : intense interaction humaine véhiculée par le regard seul, sans contact, sans aucun son, sans aucun mouvement.

Cette performance « The artist is present » fut aussi un moment de retrouvailles entre Marina Abramovic et Ulay deux décennies après leur séparation.

Avec cette exposition d’une relation à l’autre dépouillée de tout, Marina Abramovic nous remet au cœur de notre humanité. Interaction « ici et maintenant », silencieuse, patiente, entre corps immobiles… interaction physique intemporelle, universelle, d’avant les technologies qui ont construit le monde présent et transformé nos vies.

Cet article a été initialement publié dans TheConversation.

L’image en tête présente : Performance « Relation in time » 1976. Durée : 16 heures.