Machines & personnalités : Piéger les neutrons libres ? ou comment Grenoble intervient pour caractériser l'univers (3/10 année 2019)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 18 mars 2019   2.3k

Photo d'en-tête : Le piège à neutrons Mambo I, avec Peter Geltenbort, l'un des physiciens impliqués dans son développement (document ILL)


par Gérard Chouteau et Xavier Hiron, ACONIT, chargés de mission PATSTEC (Patrimoine scientifique et technique contemporain)


« La cosmologie est la branche de l'astrophysique qui étudie l'origine, la nature, la structure et l'évolution de l'Univers » nous dit Wikipédia.

Depuis un siècle environ, cette science, à l'image de l'univers lui-même, est en pleine expansion. Son sujet principal est de savoir comment décrire l'univers primordial, qui est celui de la formation de notre système astrophysique, juste après le Big bang.

Tout simplement – et aussi étrange que cela puisse paraître – par la mesure de la durée de vie d'un neutron. Tout simplement… ? En vérité, nous allons voir que même cette étape n'est pas de tout repos. Et qu'aujourd'hui encore, cette mesure, qui est de l'ordre du quart d'heure environ, reste une estimation entachée d'incertitude. L'Institut Laue-Langevin de Grenoble a beaucoup contribué à établir ce résultat. Reprenons les éléments de cette mise en évidence.

Pourquoi mesurer la durée de vie du neutron libre ?

Le neutron est responsable de plus de la moitié de la masse visible de la matière dans son état actuel. Cette particule est stable lorsqu'elle est liée à d'autres nucléons au sein du noyau atomique, mais lorsque le neutron est libre (c'est-à-dire arraché à ce même noyau), il se désintègre spontanément en un proton, un électron et un antineutrino, par le biais d'un mécanisme qu'on appelle désintégration bêta. Ce phénomène est l'une des manifestations de l'interaction faible de la matière. Par comparaison, le proton peut, pour sa part, être considérer comme stable, puisque sa durée de vie estimée (vous comprendrez vite qu'elle n'a pas pu être concrètement mesurée !) est de l'ordre de 1031 années (c'est-à-dire 100 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 ans).

La durée de vie du neutron libre est l'une des grandes données de la cosmologie et sa première mesure date de 1950. Depuis, beaucoup d'efforts sont consentis par les scientifiques du monde entier, car une incertitude demeure sur la précision de cette valeur. Or, elle est la clé de la compréhension de la création de la matière à la suite du Big Bang. Elle intervient en outre dans la théorie de grande unification des quatre interactions fondamentales de la matière : électromagnétique, faible, forte et gravitationnelle.

Il existe deux façons de mesurer la durée de vie moyenne du neutron libre :  - soit mesurer la radioactivité spontanée d'un faisceau très fin de neutrons, c'est à dire compter les protons résultant de la désintégration des neutrons qui le compose,  - soit mesurer la décroissance dans le temps d'une population de neutrons confinés dans un piège matériel ou, plus récemment, magnétique.

Cette deuxième approche constitua l'une des expériences fondamentales majeures des débuts de l'Institut Laue-Langevin de Grenoble (ILL). Grâce à l'utilisation d'un procédé novateur pour l'époque, consistant en une source de neutrons dits ultra-froids, il était devenu possible de les confiner dans une « bouteille », dans le but de déterminer leur durée de vie avec précision. La première valeur mesurée par cet instrument en 1989 était de 887.6+_3 secondes (aujourd'hui corrigée en 881+_3 secondes environs, soit six secondes de moins).


Le matériel et les manips entreprises :

Un premier piège à neutrons de nouvelle génération a été conçu et réalisé par J.C. Bates, de l'université de Risley, Angleterre, en 1986, en collaboration avec W. Mampe et P. Ageron, deux permanents de l'ILL. Mambo I (contraction de "Mampe's bottle") est une boîte de confinement à neutrons ultra-froids dont les parois sont faites d'un liquide sans hydrogène. Elle présente un habitacle rectangulaire en verre et aluminium, doté d'une entrée et d'une sortie disposées à chacune de ses extrémités. La première permet l'alimentation de la boîte en neutrons ultra-froids, la seconde s'ouvre à intervalle régulier vers un détecteur de neutrons à hélium -3, afin de compter le nombre de neutrons restant en vie. Une cloison mobile en verre permet de faire varier le volume de la boîte, paramètre important de la mesure.


Le dispositif Mambo II en cours d'installation dans son enceinte, en préparation d'une mesure (document ILL)


Grâce à une innovation due à J.C. Bates, cet instrument apporte deux améliorations substantielles à la technique initiale de confinement des neutrons ultra-froids par des parois matérielles. Lors des mesures, les parois étaient recouvertes de Fomblin® (un perfluoropolyéther, qui est une huile ne contenant pas d'atome hydrogène). L'absence d'hydrogène limite considérablement les pertes en neutrons par absorption et par diffusion inélastique, ce qui rend la barrière bien plus étanche aux neutrons libres qu'une paroi solide qui comporte de nombreux trous, à l'échelle infime du neutron. 

Dans ce dispositif, le confinement des neutrons est obtenu par leur rebond sur les parois du piège. Ceci n'est possible qu'avec des neutrons ultra-froids (neutrons de très faible énergie, très faible vitesse, très grande longueur d'onde). Or, il n'est pas possible de refroidir les neutrons par contact avec une source froide. Les scientifiques ont alors eu recours à un subterfuge pour palier cette difficulté : ralentir la vitesse de propagation des neutrons équivaut à les refroidir, car on observe une relation directe entre la vitesse d'une particule et sa température.

Pour ce faire, un dispositif intermédiaire a été conçu, capable de ralentir les neutrons générés par un réacteur à haut flux (RHF) par simple choc élastique sur les pales du rotor en rotation lente. Le processus mis en jeu est similaire à celui d'une amortie au tennis.  

Les neutrons ainsi ralentis jusqu'à une vitesse très faible, de l'ordre de 5 mètres par seconde, sont réfléchis par les parois du piège sur lesquelles ils rebondissent, comme des balles de ping-pong. Grâce à ces particularités, il est possible d'observer ces neutrons sur une longue période et de mesurer leur disparition progressive avec une grande précision. On effectue la même mesure pour des volumes différents de la « boîte », ce qui accroît la précision finale de l'estimation.


Schéma de principe du dispositif de mesure en situation de fonctionnement (les neutrons arrivent vers l'enceinte par l'entrée 8 et la décroissance de leur population est détectée par le moniteur 10) (document ILL)


En quoi la précision de cette valeur est-elle importante ?

L'objectif premier de ce dispositif est donc la mesure de la durée de vie du neutron libre. En effet, nous avons vu que la durée de vie du neutron au sein du noyau atomique est infinie, mais qu'elle est très limitée pour le neutron libre. Par ailleurs, les protons et les électrons équilibrant leurs charges électriques respectives, la matière étant neutre, cela signifie qu'ils sont d'un nombre contingenté. Le neutron, pour sa part, n'est pas contraint en nombre, puisque neutre par nature, et l'on observe en effet qu'ils sont bien plus nombreux dans l'univers que les protons.

Cette propriété particulière d'une des trois particules dites élémentaires de la matière pose une question fondamentale pour les théories de la cosmologie. On pourrait la formuler ainsi : au moment de la constitution de l'univers actuel, avant que les noyaux atomiques ne se forment, tous les neutrons étaient libres et se présentaient à l'état de plasma. Quelle proportion de ce plasma a été mise en jeu pour former les premiers noyaux de deutérium puis d'hélium, les premières éléments qui se sont constitués dans l'univers ? 

La connaissance précise de la durée de vie du neutron permettra de tester les différents modèles d'univers, notamment le « modèle standard », admis par la majorité des physiciens actuels, ainsi que les théories de la grande unification, qui visent à intégrer dans ce modèle les quatre interactions fondamentales précédemment citées.

Or six secondes d'écart, c'est largement plus que l'écart-type d'une imprécision expérimentale. À l'échelle de l'univers primordial, cela représente même une éternité, car pendant une telle durée, le nombre de neutrons primordiaux varie considérablement. Les résultats aujourd'hui disponibles présentent une assez grande dispersion, dont l'origine n'est pas comprise. En effet, des techniques nouvelles conduisent à des valeurs encore plus faibles.

 

Deux voies possibles s'offrent donc aux scientifiques pour résoudre un tel mystère :

- une voie que l'on qualifierait de modeste, selon laquelle les mesures ne sont pas encore assez précises et que, quelque part, se cacherait une erreur méthodologique qui pourra être un jour démasquée,

- une voie plus ambitieuse, mais lourde de conséquences, selon laquelle c'est la physique elle-même qui nous cache quelque chose ; il en découlerait que ce sont les différents modèles proposés à ce jour qui sont incomplets. Il en va de la compréhension de l’interaction faible, responsable de la désintégration bêta, et par voie de conséquence du modèle dit standard.


On le voit, il y a encore du pain sur la planche pour les expérimentateurs de l'ILL, et sans aucun doute pour les cosmologistes eux-mêmes.

 

Remerciement à Dr. Alain Filhol, Computer scientist, Institut Laue-Langevin, Grenoble

 

 

Pour aller plus loin :

site ILL : https://www.ill.eu/fr/

BdD ACONIT-PSTC : voir les fiches 7 et 738, et le RHF fiche 736