Patrimonialisation scientifique et technique : L’ordinateur Gamma 60 de Bull a 60 ans (2/10 - année 2020)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 14 février 2020   4.1k

Photos d'en-tête : installation en 1962 du Gamma 60 dans les locaux de la Banca del Lavoro à Rome (in José Bourboulon, L’aventure Gamma 60, ed. Lavoisier, 2005)


par Maurice Geynet et Xavier Hiron (ACONIT)

à partir de recherches documentaires de Jean Ricodeau


Contexte d'émergence

Il y a 60 ans, c'est-à-dire en 1960, les premiers ordinateurs de type Gamma 60, conçus et fabriqués par la Compagnie des Machines Bull, une société française d'informatique, étaient vendus au fournisseur d'électricité EDF et à la compagnie d’assurance AGVie.

Jusqu'à cette époque, la société Bull, entreprise fondée en 1931 à Paris à l'aide de fonds suisses et à partir des brevets développés par le norvégien Fredrik Rosing Bull, prospérait dans le domaine des machines électromécaniques à cartes perforées destinées à la comptabilité. L'ingénieur norvégien s'était inspiré des machines inventées à la fin du XIX° siècle par l’ingénieur américain Herman Hollerith, qui avait donné naissance à la société IBM (International Business Machines). Mais Fredrik Bull n’avait pas eu à payer de droits pour utiliser ces brevets car Hollerith, pour faire des économies, ne les avait pas enregistrés pour tous les pays d’Europe.

Au milieu des années 1950, l'entreprise Bull avait commencé à avancer dans le domaine nouveau des calculateurs électroniques (technologie à lampes) et, grâce à sa tabulatrice BS-120 et son premier calculateur appelé Gamma-3 notamment, la société avait vite acquis une position remarquée dans ce domaine en plein développement. Mais les technologies évoluant rapidement à cette époque, une forte demande clients se fit jour pour une machine plus performante.

Cette nouvelle machine est le Gamma 60. Sa caractéristique est que cette machine, elle aussi électronique, offre la possibilité d’effectuer des travaux simultanés à la fois en calcul et en entrées/sorties, grâce à un fonctionnement multi-tâches. Ce fonctionnement était rendu possible par l’utilisation d’une mémoire rapide centrale, basée sur le magnétisme de tores de ferrite et sur des transistors. Ces derniers avaient été inventés en 1947 et leur fabrication était progressivement passée au stade industriel, du fait de l’utilisation qu’en faisaient les nombreux récepteurs de radio portatifs. Ces postes autonomes, car alimentés sur piles, ne tardèrent d'ailleurs pas à porter le nom courant de « transistors ». Or, alors qu’ils étaient particulièrement bien adaptés pour la radio, ces composants appelés transistors allaient se révéler plus ardus à inclure dans des circuits électroniques pour ordinateurs, et l'entreprise Bull allait en faire l’amère expérience.


Photo 3 et 4 : mémoire à tores et vue agrandie montrant les anneaux au niveau des croisements de fils (in José Bourboulon, L’aventure Gamma 60, ed. Lavoisier, 2005)


Technologie d'une nouvelle machine électronique

Du point de vue technique, le multi-tâches, sur le Gamma 60, était traité comme une succession de travaux simultanés, grâce à une mémoire rapide commune aux divers éléments de traitement et aux entrées-sorties, et grâce à une distribution des programmes à effectuer pilotée par un logiciel de Gestion Générale, ce qui constitue un embryon de système d'exploitation.


                                                       Schéma 5 : organisation de la distribution des instructions                                                       (in José Bourboulon, L’aventure Gamma 60, ed. Lavoisier, 2005)


En ce qui concerne les cycles d’écriture et de lecture de la "mémoire rapide" à tores de ferrite, une technologie à transistors au germanium fut choisie dès le départ du projet. A l'époque, ceux-ci ne fonctionnaient qu’à des tensions électriques relativement basses. Tensions qui se révélèrent incompatibles avec celles relativement élevées requises pour l'utilisation des tores et les communications avec les unités de traitement. Cela conduisit à la nécessité d’utiliser en parallèle d’encombrants tubes électroniques à vide.

Comme les éléments de traitement et d’entrées-sorties étaient volumineux, ils étaient situés physiquement loin de la mémoire rapide commune. De longs faisceaux de câbles (ressemblant à de gros serpents, d’où le nom de « boas » que l'on n'hésitait pas à utiliser au sein de l'entreprise Bull) reliaient les divers éléments à la mémoire commune, et leurs fortes impédances vis-à-vis des signaux électroniques à transmettre imposa que les circuits électroniques, pour qu'ils puissent être commandés, soient eux aussi réalisés à l'aide de tubes électroniques, et non par le biais de transistors.

Le très grand nombre de ces tubes électroniques à vide (des pentodes), composants encombrants et gourmands en énergie à consommer et à dissiper, conduisit à des machines complexes d’un énorme volume, nécessitant de grandes infrastructures pour leur implantation. La société Bull était loin de la situation qu’elle avait connue avec ses « relativement petits » Gamma-3, dont elle avait vendu 1200 exemplaires en 10 ans. Avec l'arrivée du Gamma 60, l'entreprise Bull était rentrée de plain-pied dans le marché restreint des très grands ordinateurs avec son « monument d'innovation » (voir L'aventure du Gamma 60), ce qui généra la méfiance de la concurrence (IBM commanda même une étude interne sur le « danger » que représentait le Gamma 60).

Cependant, les opérations de tris restaient un problème et devaient se faire en utilisant plusieurs bandes magnétiques. La programmation était ardue, mais dans les entreprises de « grands comptes » qui avaient acheté le Gamma 60, il y avait des services techniques et d’informatique suffisamment étoffés et compétents pour y faire face. Cette contrainte généra cependant un frein réel à sa diffusion commerciale dans des environnements plus modestes.

Cette approche mettait aussi en évidence un grand manque dans le secteur du logiciel, l'ensemble des programmes locaux se traitant par codages, défaut apparu a posteriori de cette conception technologiquement audacieuse. En effet, avec le Gamma 60, l'ancien calculateur électronique cessait d'être conçu comme une annexe, mais devenait l'organisateur central de la machine, donnant tout son sens au concept d'ordinateur.


Exemples de clientèle

Ces clients furent la compagnie d’Assurance AGVie, l’électricien EDF, le CEA (Commissariat à l’énergie atomique), les transports ferroviaires de la SNCF, les Houillères du Nord, la Caisse d'Epargne (CNEP), l'Union (un assureur), la RTT Belge (Régie des Téléphones et Télégraphes) avec deux machines, l'Urbaine et La Seine, puis GMF, tous les trois assureurs. Deux de ces machines fonctionnèrent jusqu'en 1974, dont l'une aura supporté 13 années de bons et loyaux services.

Il n'y eut jamais de Gamma 60 à Grenoble, ni à la Sogreah ni à l'Université. Des cours ont cependant été réalisés à l’IMAG (l’Institut des Mathématiques Appliquées de Grenoble) pour apprendre aux étudiants les particularités de la programmation sur le Gamma 60. L’IMAG fit aussi des travaux en programmation pour le compte de Bull. Cette collaboration contribuera, après 1966, à la création près de Grenoble du Centre Scientifique de la CII. Sur ce centre implanté à Échirolles et qui avait accueilli la production de la gamme Solar dès 1975, Bull créera son propre centre de recherche et de diffusion logiciels, qui subira plusieurs réorganisations structurelles pour devenir en 1989 Bull SAS. On observa donc un vrai retour d'expérience qui profita à la dynamique de la recherche en informatique régionale.


                 Schéma 6 : calendrier de l'installation et du fonctionnement des 16 Gamma 60 répertoriés                         (in José Bourboulon, L’aventure Gamma 60, ed. Lavoisier, 2005)


Du point de vue industriel, la mise en route d’une machine Gamma 60 avait été prévue sur la base de 5,5 personnes, mais la réalité a été plus proche de 25 personnes en moyenne. Pour sa maintenance, le nombre de postes prévus était de 12, et là encore la réalité fut plus proche de 27.

Les approvisionnements en pièces détachées étaient devenus complexes et le nombre très élevé de composants demandait des listes d’achats lourdes à gérer (Bull utilisait alors le mot anglais BOM – Bill of Materials). La société fut obligée d'embaucher de très nombreux personnels, et c’est alors qu’arrivèrent au sein du groupe des femmes ingénieurs, ce qui fut perçu comme une vraie nouveauté, d'autant que certaines d'entre elles sortaient de "l'Ecole Polytechnique féminine" à une époque où l'organisation des études des hommes et des femmes était parfois séparée.


Postérité commerciale

L'ordinateur Gamma 60 ne fut pas un succès commercial. Bien que Bull ait réussi à mener le projet à son terme, le système proposé était très lourd. Jusqu’en 1974, ces machines rendirent de bons services au sein de grandes entreprises bien structurées, au nombre d'une vingtaine seulement. Ainsi, le nombre de machines vendues fut très inférieur à ce que l'entreprise Bull avait projeté et très insuffisant au vu de la mobilisation des ressources que le Gamma 60 avaient nécessitées. De nombreuses difficultés non prévues à l'origine du projet avaient généré une inflation très conséquente de la masse salariale de l'entreprise.

Le Gamma 60 n'eut pas réellement de suite, car Bull préféra fabriquer sous licence des équipements étrangers, afin de tenter de combler le fossé existant entre ses matériels mécanographiques, pourtant bien implantés sur le marché, mais vieillissants, et les nouveaux ordinateurs que réclamait la clientèle. C'est ainsi que Bull acheta à l'entreprise américaine RCA la fabrication sous licence du RCA 301, un ordinateur qui prit chez Bull le nom de Gamma 30. Ce pur produit de négoce fut accueilli avec satisfaction par les clients de Bull, mais cette machine ne généra que de faibles profits, ce qui fut insuffisant pour compenser les pertes dues au développement du Gamma 60. Les difficultés financières qui en naquirent poussèrent en 1964 la compagnie Bull dans les bras de l’Américain General Electric. Les GE 400 produits par ce géant américain prirent alors la place des Gamma 30, au sein de l'offre commerciale de la nouvelle société Bull-General Electric. Ce GE-400 rencontra même davantage de succès auprès des clients de Bull en Europe qu'aux Etats-Unis. Aussi, dès 1970, Bull-General Electric fut rachetée par un spécialiste de l'informatique, l'entreprise de matériel militaire américain Honeywell. Ces deux rachats successifs par des Américains entre 1964 et 1970 constituent ce qu'on appela « l’Affaire Bull », avec un grand retentissement médiatique auprès de l’opinion publique française qui voyait son pays être, pour la première fois, dépossédé de l’un de ses fleurons industriels, qui plus est dans un domaine technologique sensible.


                                               Photo 7 : vue du pupitre opérateur en mode de fonctionnement                                                (in José Bourboulon, L’aventure Gamma 60, ed. Lavoisier, 2005)


Parmi la vingtaine d'exemplaires de Gamma 60 ayant existé, seule l'une des deux machines du client belge RTT (Régie des Téléphones et Télégraphes) a été patrimonialisée par le Computer Museum de Namur.


Conclusion

L’étude de l’ordinateur Bull Gamma 60 permet de comprendre à la fois le prestige technique acquis par la Compagnie des Machines Bull à l’aube des années 1960 et l’échec commercial de cette machine. Cette aventure industrielle est marquée par l'apparition d'un contexte de mondialisation de l'industrie, révélateur des tensions politiques de l'époque. Outre l'étude des éléments qui ont conduit aux deux "Affaires Bull" de 1964 et 1970, le rôle des médias et de l’opinion publique française en fait une particularité novatrice et sensible. En effet, suite à son deuxième rachat laborieusement finalisé en 1975, après moult tergiversations gouvernementales, le groupe Honeywell-Bull deviendra le deuxième constructeur mondial d'informatique derrière l'intouchable IBM.

L’histoire de cette machine illustre aussi de manière magistrale les mutations auxquelles ont eu à faire face, à partir des années 1960, les entreprises de haute technologie. De nouveaux défis émergent, un nouveau stade dans la mise en œuvre de la rationalité scientifique est atteint, alliant l’apprentissage des méthodes de « gestion de projet », la maîtrise de la complexification des fonctions d'approvisionnement et de logistique. Un lointain descendant de Bull est aujourd’hui la société Atos.


          Photo 8 : vue générale en fonctionnement de la salle du Gamma 60 installé à la gare d'Auteuil          (in José Bourboulon, L’aventure Gamma 60, ed. Lavoisier, 2005)



Remerciements :

à Gérard Chouteau pour avoir suggéré de commémorer par un article Echosciences l'anniversaire du Gamma 60 ; à Jean Ricodeau, qui a identifié dans l’inventaire des collections de l’Aconit des informations sur le Gamma 60, pour les avoir rendues accessibles et lisibles ; ainsi qu'à Philippe Denoyelle pour sa relecture avisée.

Les illustrations sont tirées de l'ouvrage de José Bourboulon, L’aventure Gamma 60, ed. Lavoisier, Paris, 2005.

Pour aller plus loin :

vous trouverez sur la Base de données Informatique du site Aconit.org de nombreux documents concernant les machines Bull et le Gamma 60 (voir notamment les fiches d’inventaire Documents n° 12705, 18156, 19167-04/05, 20538, 20598, 21128-01/02, 23983, 24954, 26927 - liste non exhaustive).

Lien vers l'article Echosciences sur le Gamma 3 : https://www.echosciences-grenoble.fr/recherche?utf8=%E2%9C%93&q=gamma+3

Voir aussi le site de la Fédération des équipes Bull http://www.feb-patrimoine.com/

ou celui du Computer Museum de Namur : http://www.nam-ip.be/