Suite de l'analyse d'une série de poèmes de Michel-Ange

Publié par Xavier Hiron, le 12 janvier 2021   1.4k

Photo d'en-tête : copie du David de Michel-Ange, vu de dos, sur la piazza della Signoria, à Florence (firenzeviva.com)

Préambule

Faisant suite à ma Note à propos d’un poème de Michel-Ange, laquelle concerne une hypothèse sur le destinataire escamoté par Michel-Ange d’un sonnet – deux en réalité - écrits supposément vers 1520 (article Echosciences du 04/01/2021), je tente ici d’éclaircir un peu plus ce rapport intuité entre les deux plus grands esprits créateurs du début du XVIè siècle. Ce fil mérite en effet d'être débobiné, car si cette hypothèse d’une dédicace à Léonard de Vinci paraît vraisemblable sur le papier, même en tant que non spécialiste de cette période, je ne peux que constater l’existence d’un registre de vocabulaire propre aux néoplatoniciens, que je ne maîtrise pas. De plus, je m’aperçus très vite, en allant plus avant dans mes recherches, que l'histoire même de ces poèmes (en réalité environ 300 textes présumés, mais abondamment repris, déformés et réordonnés par la suite), rend leur interprétation périlleuse. Cependant, les données changent vite dans ce domaine de l’interprétation des arts, et maintenant que la communauté scientifique a la certitude de la main de Léonard dans la conception du château de Chambord, pensé par son génial architecte sous la forme d’un phalanstère royal (éléments qui datent de moins de dix ans, voir à ce sujet le très intéressant documentaire historique Chambord, le château, le roi et l’architecte, par Marc Jampolsky, 2015), on s'aperçoit combien celui-ci aimait à jouer le rôle de mentor.

 Il n'est donc pas du tout impossible, à mes yeux, qu'il ait aussi joué ce rôle auprès de Michel-Ange, comme dans une moindre mesure auprès de Raphaël, au moins durant un temps, leur insufflant l'esprit et les préceptes de son propre humanisme scientifique. En effet, la représentation divine dans La création d’Adam (voir l’article précédent) peut s’apparenter à la transposition de l’idéal humaniste de Léonard plus qu’à la vision produite en propre par Michel-Ange, qui n’était pas médecin. Nous revient ici en écho cet hémistiche en manière d’aveu : « c’est autrui qui le mène. » - en parlant du marteau du sculpteur.

 

Remarque intéressante à noter à propos de Léonard, car elle indiquerait qu’il possède cette intelligence d'apporter une contribution initiale, l'étincelle des projets, si je puis dire leur base méthodologique, tout en laissant « autrui » libre de développer sa propre créativité. Ceci a pu produire un effet de trouble profond sur une personnalité telle que celle de Michel-Ange. Mais il est aussi possible d’imaginer que Léonard fut consulté, ou en tout cas approché, lors de l’établissement du programme de l’École d’Athènes, si l’on se réfère à la ressemblance générale (même front haut, mêmes sourcils broussailleux, même bouche pincée, profil et regard légèrement adaptés à la scène en cours de déroulement) entre l’autoportrait à la sanguine présumé de Léonard et la représentation de Platon dans la fresque de Raphaël, produite dans une autre technique et pour une finalité environnementale très différente. Si cela est bien le cas – mais les chronologies respectives, en ce domaine, restent flottantes - qui aurait interprété qui, et selon quel mécanisme ?

En tout état de cause, la symbolique du Ciel, présente autant dans les poèmes de Michel-Ange que dans le geste imprimé par Raphaël pour synthétiser la pensée platonicien, est source de questionnement, tout comme la réintroduction tardive (dans le carton préparatoire de cette vaste fresque, la figure de Michel-Ange est absente) du génie pensif et isolé de la chapelle Sixtine dans le panthéon à double lecture de la bibliothèque privée du pape - réintégration dont on peut se demander si elle est due à des échanges de vue entre les trois intervenants principaux ? Si ces éléments ne constituent pas en eux-mêmes une preuve décisive, ils sont, a minima, la marque d’une communauté de pensée créative et thématique.

Autoportrait supposé  de Léonard,  à gauche,  vers 1515,  et représentation de Platon dans la fresque de l’École d'Athènes,  par Raphaël,  datée de 1510-1511,  à droite.

 

Ces constats m’ont décidé à reprendre l’ensemble des textes poétiques écrits par Michel-Ange avant 1530, telle une enquête pour tenter de déchiffrer, s’ils existent, des éléments de compréhension supplémentaires.

 

 Données générales préalables

Pour les néoplatoniciens de Florence (c’est-à-dire avant 1500), la beauté est, par le mouvement de l’amour - on dirait de nos jours « le désir » -, le ressort créateur par excellence. Pour André Chastel, Michel-Ange est le premier artiste à s’être attaché à exprimer la difficulté d’opérer cette sublimation : « la beauté est pour Raphaël promesse du bonheur, pour Léonard instance du mystère, pour Michel-Ange principe de tourment et de souffrance morale. » (cité dans la préface de Pierre Leyris, p22 – NRF / Gallimard, 1983).

 

D’après son biographe Ascanio Condivi, témoin oculaire de la vie de Michel-Ange, ce dernier commence à écrire des poésies en 1504, soit au moment où il entame ses études pour la fresque La bataille de Cascina pour le Palazzo Vecchio, à Florence. Léonard y travaille lui-même de 1503 à 1505 et Michel-Ange, par intermittence de 1504 à 1506. Première conclusion : les désirs d’écriture de Michel-Ange sont concomitants à la fréquentation de Léonard.

Pour préciser la chronologie des 20 premières pièces actuellement datées entre 1507 et 1530, si le poème n° XX est au plus postérieur à 1520, la pièce IX, qui est déclarée de 5 ans antérieure, daterait donc de 1515 environ. Ceci confirmerait la datation des pièces majeures de cette série avant et autour de la mort de Léonard. Mais cela présupposerait finalement l’absence de pièces reproduites datant de 1520 à 1530. Dans le même temps, cela donnerait 20 pièces seulement écrites en 13 ans, soit moins de 2 pièces par an pour cette chronologie déjà resserrée. Mais Pierre Leyris ne précise pas, dans son opuscule, comment s’est opérée la « sélection » de 89 pièces sur 300, ni comment sont connues les dates mentionnées.

 

 L’analyse pièce à pièce

- Le fragment n° I est une pièce mineure, peut-être seulement une esquisse, simple strophe de réflexion sur la solitude douloureuse qui affecte Michel-Ange.

- Le sonnet n° II fut anciennement placé par M. A. Varcollier - Paris, 1826 - au n° XVII, en clôture des poésies consacrées à Vittoria Colonna, poétesse reconnue, compagne de plume de Michel-Ange après 1530. Cependant, sa fraîcheur dénote plutôt une poésie de jeunesse, prouvant l’absence d’un ordonnancement d’origine conservé. Michel-Ange y constate l’inopérance de son sentiment amoureux vis-à-vis de la femme, prise au sens général, qu’il perçoit figée comme une statue.

- Le poème n° III, adressé à son ami Giovanni da Pistoïa, est doté d’un titre explicite : Sonnet caudé (de l’adjectif caudal, c’est-à-dire lié tel un appendice) sur le plafond de la Sixtine. Il exprime le désagrément de peindre quotidiennement dans des positions inconfortables imposées par un exercice (la peinture, en l’occurrence d’un plafond) qu’il n’apprécie guère, comparé à la sculpture. Son mérite est de fournir un terminus post quem de 1508. 

- Le poème n° IV est adressé nommément au pape Jules II. Il exprime, de la part d’un artiste se déclarant croyant, la désillusion de Michel-Ange de ne pas se sentir payé de considération en retour de son labeur ingrat. On le voit ici, comme dans la pièce prochaine n° VI, Michel-Ange prend le risque de critiquer ouvertement, dans son dialogue intérieur, l’autorité qui l’emploi. Parallèlement, durant dix à quinze ans, il s’adressera à distance à une entité diffuse dont il s’évertuera à ne jamais dévoiler le nom…

- La pièce n° V, dans ce contexte, est un madrigal important qui exprime pour la première fois la forte ascendance qu’opère sur Michel-Ange un être « aimé », qui possède la faculté de le dérober à lui-même (c’est-à-dire de le faire agir, penser ou ressentir au-delà de sa propre volonté). Cependant, ce sentiment est virtuel et l’auteur, prenant Dieu à témoin, semble devoir lutter pour le réprimer.

- Le poème n° VI date de 1512. Il s’agit d’un autre poème de désillusion sur les finalités de la politique vaticane, car il dénonce les dérives guerrières de la politique de la cité, au détriment du prêche de bien. Cette trahison de l’image du Christ engendre une nouvelle déception de Michel-Ange vis-à-vis de son engagement artistique.

- La chanson n° VII, plus généraliste, est une réflexion métaphysique sur le temps qui passe et la condition humaine.

- Le sonnet n° VIII, resté inachevé, était pourtant anciennement considéré comme un sonnet parfait, dans sa structure comme dans son expression. C’est le poème d’un être submergé par un sentiment d’amour irrépressible. L’élément intriguant de cette pièce est l’affirmation que rien n’y fait, « ni force ni raison ni changement de lieu. » Les pièces de Michel-Ange étant toutes à forte teneur autobiographique, doit-on y lire : « malgré le fait de s’être déplacé de Florence vers Rome ? »

- Le poème n° IX n’est qu’un fragment de sonnet (?) qui daterait de 1515 environ, si la pièce n° XX est, pour sa part, bien datée de 1520. Dans ce mélange d’énergie et d’élégance, Michel-Ange se plaint à nouveau d’une dérobade de sa volonté (« ma vie n’est plus à moi »), associée à la notion de péché. Cependant, dans les pièces produites par Michel-Ange, il n’est jamais clairement explicite s’il fait référence à un être de chair ou s’il s’adresse à une allégorie divine de la création. Possiblement aux deux, si le doute profite à l’ambiguïté ?

- Le sonnet n° X prolonge de manière intrigante l’ambiguïté détectée dans la pièce précédente. Michel-Ange y fait part de son trouble amoureux, même s’il précise d’emblée que cet amour n’est ni terrestre ni même sensuel (c’est-à-dire charnel). Pour la première fois, annonçant la pièce n° XVI, il assimile cet amour à l’idée de Dieu – suggérant une identification de l’être aimé, manifestement touché par la grâce divine, à l’idée d’un père divin. La chute « tu me vois accourir, ardent, sous tes sourcils. » est-elle à rapprocher du fait que Léonard, à l’époque supposée de l’écriture de ce sonnet, commence à avoir le sourcil broussailleux (voir les deux portraits référencés ci-dessus) ?

- Les deux quatrains donnés pour pièce n° XI expriment la déception produite par l’amour cité dans la pièce précédente : « Ici, de ses beaux yeux, il m’a promis son aide / puis, de ses mêmes yeux, il me l’a retirée. » Il y a donc eu, au sein de cette relation supposée, un désaccord initial. Or la nature de cette relation est explicitée par Michel-Ange : « Je l’ai vu s’éloigner de ce marbre, celui / qui m’a pris à moi-même et puis m’a rejeté. » Cette distanciation est donc consécutive à une ou plusieurs discussion(s) d’atelier concernant la réalisation d’une statuaire. La plus proche, chronologiquement parlant, serait la réalisation du programme pour le tombeau de Jules II. Même si l’on retient l’ordonnancement proposé par Pierre Leyris (mais les précautions à prendre à ce sujet ont déjà été soulignées), il s’agit donc de l’évocation d’un souvenir antérieur à la conception du sonnet. Or si l'on tient compte de l'unicité du bloc ("CE marbre"), cette évocation résonne étrangement avec un autre fait, plus ancien de quelques années, dont l’histoire de Florence a gardé la mémoire. « Le David de Michel-Ange – 1501-1503 - mesure 4,34 mètres de haut. Il est tiré d’un bloc de marbre blanc de Carrare laissé à l’abandon après l’échec d’autres sculpteurs. Michel-Ange a su tirer parti de l’étroitesse du bloc de marbre et contourner l’un de ses défauts : une brèche dans laquelle il a creusé l’espace entre le bras droit et le torse. », lit-on dans la notice wikipédia. Pour résoudre cette difficulté et donner à voir le chef-d’œuvre plastique que chacun reconnaît en lui, est-il plausible d’imaginer que Michel-Ange se soit entouré de l’avis de Léonard ? Ce qui est sûr c’est qu’à l’époque de son élaboration, le devenir de cette sculpture est une question publique de première importance pour la nouvelle république florentine, et que Léonard de Vinci fait partie de la commission d’artistes qui suivent le chantier et débattent du futur emplacement de l’œuvre. Quand on mesure son implication dans les projets dont il s’investit, il est peu concevable qu’il ne se soit pas lui-même passionné pour la réalisation d’une sculpture dont l’originalité de traitement et les qualités de rendu surprendront jusqu’aux florentins eux-mêmes.  

 

Détail du David de Michel-Ange, sculpté à Florence avant 1504 (Crédit : Jörg Bittner Unna/CC BY/WikiCommons)

  

- Le sonnet n° XII reste lui aussi inachevé. Il formule une réponse de l’Amour divin au malheureux créateur. À la suite de l’évocation d’un suicide envisagé (« le remède serait de me trancher le cœur, » dans l’entame), le message que reçoit le sculpteur est qu’il fut désigné par son Seigneur (le maître de sa vie) pour accomplir cette tâche (la création), qui finalement l’élèvera de la terre jusqu’au Ciel. Il s’agit déjà de la mise en place de la thématique générale de la pièce n° XVI.

- La pièce n° XIII est aussi un sonnet. Il déclame l’espérance de rendre immortelle la beauté, chérie tel un être de chair et parée de dons moraux qui se retrouvent rassemblées dans l’âme de l’être aimé, visibles sur son visage. Cependant, « (s)es beaux membres » sont aussi qualifiés de « chastes ».

- Le sonnet suivant, portant le n° XIV, prolonge ce dialogue imaginaire avec l’Amour, en mettant en scène un transfert de l’amour pour l’être aimé (dont la rhétorique néoplatonicienne n’arrive pas à faire exclure la possibilité qu’il qualifie Léonard en personne) en un amour sublimé pour la création. Non sans que ce phénomène de fusion vaille « déplaisir » et « brûlures ardentes » à Michel-Ange…

- La pièce n° XV propose, elle aussi, un sonnet formellement accompli. S’il navigue entre « mort physique et perdition de l’âme » (note de Pierre Leyris), il semble confirmer que, dans le même temps, l’amour éprouvé par Michel-Ange n’a pas été consommé (ce qui ne sera plus le cas ultérieurement, avec Tommaso Cavalieri) mais qu’il s’est mué en souffrance, au fur et à mesure qu’a cru la difficulté de créer en dehors du soutien d’une entité supérieure, mi-terrestre mi-divine.

La conclusion de cet ensemble très cohérent est que nous avons assisté à une lente gradation (toute ces pièces étant indépendantes dans leur rédaction, qui s’est manifestement étalée dans la durée) d’un sentiment intellectualisé, exprimé par l’artiste Michel-Ange, débouchant sur le transfert plus ou moins maîtrisé d’un sentiment ressenti pour un être de chair et d’esprit vers une entité divine supérieure, laquelle contient en elle l’amour et la beauté. Si ces concepts de base sont le propre du néoplatonisme de l’école de Florence, impulsé sous la houlette des Médicis, leur expression tardive dans les poèmes de Michel-Ange leur confère une profondeur, une richesse et une noblesse proche d’une certaine corporalité, ces sentiments étant intimement vécus dans l’âme du créateur aux prises avec la puissance même de son art.

Tout cela nous mène naturellement jusqu’aux poèmes fusionnels n° XVI et XVII, précédemment commentés et que l’on peut considérer comme des pièces majeures de la poésie renaissante, autant que comme des témoignages supplémentaires sur la personnalité artistique de Léonard de Vinci, et le vide laissé in fine après l’annonce de sa disparition.

A l’issue de cette révélation suggérée, points d’orgue d’une section que l’on pourrait donc qualifier de léonardienne plutôt que vaticane, les fragments n° XVIII et XIX étant de peu d’intérêt, reste la chanson inachevée n° XX, dans laquelle s’exprime, en bouquet final, toute la désillusion et la désespérance ressenties face à la perdition d’âme dont s’accuse Michel-Ange, car il estime en être le seul responsable face à Dieu, au temps et à la mort.

  

                                                                                                                 Xavier Hiron, janvier 2021

  

Note complémentaire :

Il est désormais de notoriété publique que Léonard de Vinci était, lui aussi, de nature homosexuelle (même si, pour Sigmund Freud,  cette tendance était chez lui refoulée). Ce fait était courant chez les nobles, artistes et intellectuels de la Renaissance, comme ce fut le cas aussi et pour d’autres raisons dans les armées de l’antiquité. La place sociale de la femme, au sortir du Moyen-âge, explique en grande partie ce phénomène de dévalorisation, et il est curieux de constater que Léonard fit partie de ceux qui contribuèrent à lui conférer une meilleure image, au-delà même de sa démarche esthétique. Quant à savoir, dans le cadre de l’hypothèse que je défends et qui mériterait d’être confrontée aux documents d’époque qui subsistent et auxquels je n’ai pas eu accès, si l’attirance supposée de Michel-Ange a été, même fugacement, partagée par Léonard, il est probable que la réponse, elle, restera à jamais un mystère.