Héraclite, une pensée humaine en construction

Publié par Xavier Hiron, le 1 mai 2023   1.1k

par Xavier Hiron


La destinée de la pensée d’Héraclite (1) est étonnante. Elle mérite cependant attention. Elle s’élabore en -500 avant Jésus-Christ, soit il y a plus de 2 500 ans (2). Elle a immédiatement joui d’une importante réputation, car elle fut honorée de son vivant, puis citée par la majorité des penseurs et philosophes de l’antiquité. Cependant, elle apparut obscure et lacunaire même à la plupart de ses contemporains, vis-à-vis desquels ses propos ne furent pas des plus tendres.

C’est sur cette notoriété initiale que se fonda la renommée d’Héraclite. Car il écrit un livre unique sur lequel nous reviendrons et qui, finalement, se perdit. Ce qui subsiste de lui : environ 130 fragments et citations qui, mis bout à bout, retracent une certaine cohérence d’esprit, qui semble cependant en parfait décalage avec le reste de la pensée antique.

Au niveau de l’histoire de ce texte dispersé, il faut noter la démarche particulière de son auteur. En effet, rédacteur d’un livre synthétique dont on peut retracer les parties par des descriptions d’époque (dont l’appréhension de la Nature prise dans sa globalité semble être l’objet), il le destine clairement non pas à ses contemporains (Héraclite était plutôt du genre misanthrope et taciturne) mais à la postérité. Ainsi, sa démarche est-elle révélatrice : alors qu’il n’existe pas encore de bibliothèque pour sauvegarder les supports de la pensée humaine, matière en cours d’élaboration (la bibliothèque d’Alexandrie n’est fondée qu’en -288 avant J-C.), il confie son manuscrit au saint des saints d’un temple, dont cependant il fustige les pratiques. Puis joue volontiers avec les enfants qu’il rencontre au-dehors (il faut préciser ici qu’Héraclite est d’essence princière ou royale, mais qu’il semble avoir volontairement abdiqué au profit de son frère).

Son geste est porteur d’une signification : c’est par l’enseignement, croit-il, et à proprement parler par l’éducation des plus jeunes enfants que s’opérera la lente modification de comportements frustres et irréfléchis affichés par ses semblables. De fait, on viendra de loin pour accéder librement au manuscrit d’Héraclite seulement posé sur l’autel du temple d’Artémis, à Ephèse (déesse, entre autres, de la Nature et sœur jumelle d’Appolon). Ceci pour exprimer le contexte ; soit l’écorce des choses.

Il n’en reste pas moins vrai que la teneur de la pensée d’Héraclite est à la fois féconde et surprenante. Ce qu’il faut en retenir, c’est sa manière particulière d’appréhender l’univers. Et cette manière aura un effet durable sur les plus grands esprits, notamment lors de sa redécouverte à la Renaissance.

Que dit cette pensée : qu’elle ne s’arrête nullement aux choses fixes et qui paraissent évidentes que nous propose le monde, mais qu’au contraire il faut glorifier l’esprit critique et relativiste. Que les notions de contraires et d’harmonie sont fécondes, et qu’il vaut mieux chercher à s’enrichir de ces confrontations, de la labilité des choses qui s’écoulent, plutôt que de tenter de retenir le concret, qui en soi n’est jamais définitif ni porteur de vérité. De là la notion de cycles des vivants, tels que le feu (principe premier de l’univers) et l’eau. On pourrait appeler cela un esprit anticonformiste.

Mais cet anticonformisme est bien plus qu’une posture ; il ambitionne de percevoir différemment le monde et ses phénomènes, qu’ils soient naturels ou humains. Ainsi, la pensée d’Héraclite impacte-t-elle la manière d’appréhender la science elle-même. Elle désigne les domaines où cette dernière sera utile à l’homme, car bien « sentie » et correctement vécue. A cette époque, l’homme est encore perçu telle une globalité, mais sa nature véritable reste à saisir. D’où le retentissement des fragments d’Héraclite, particulièrement auprès des penseurs qui l’auront suivi. Ceci représente un point crucial qui aura fondé une certaine posture intellectuelle, brillamment reprise à partir de la Renaissance, face notamment aux dogmatismes.

Car Héraclite semble vouloir s’opposer en même temps à une pensée par trop rationaliste. En effet, il tient les penseurs mathématiciens, comme ce fut le cas pour Pythagore avant lui, responsables de la conceptualisation d’une raison matérialiste et monolithique ; alors que pour lui, tout être n’est que mouvance et passage, toute chose au monde étant relative (voir notamment sa "parabole" du fleuve où l'on ne peut se baigner deux fois de manière identique, puisque l'eau qui le constitue, tout comme nous-mêmes, sommes des entités mouvantes).

Ces fragments démontrent la force de la philosophie en tant qu’amour naissant du savoir. Mais à une époque si reculée, cette philosophie en devenir (et se définissant a contrario de la mythologie) se nimbe des perceptions nébuleuses du langage et évoque en même temps une approche décalée, c’est-à-dire « poétique » du monde. Raison et perceptions mêlées en une égale quantité ?

Je fais suivre cette courte présentation de gloses personnelles de quelques fragments d’Héraclite pris parmi les 40 premiers comme révélateurs de la globalité de sa pensée, pour que, par ces commentaires, chacun puisse se faire une idée du contenu réel de certains de ses textes conservés et de leur portée véritable. Tous pourront juger si, au regard de notre évolution civilisationnelle, il est possible (et souhaitable ?) d’en retirer un quelconque enseignement fondateur. Ce qui ne ferait alors que s’associer aux ambitions initiales de leur auteur.


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Le fragment 1 établit la supériorité de la parole (« le verbe ») sur la pensée (« incompris(e) des hommes »). De fait, l’homme est un être dormant – c’est-à-dire intellectuellement léthargique – s’il ne s’attache pas à comprendre les faits suivant l’expression que pourrait en faire, pour son bénéfice propre, la parole. Ce qu’il faut en retenir est que la pensée de l’homme ne se cristallise qu’à travers sa faculté de langage et qu’elle ne s’accomplit pleinement qu’à partir du moment où l'homme en prend conscience.

Le fragment 2 établit la nécessité du sens commun (« logos », ou esprit de raison) qui prime sur l’individu. Or l’homme ayant conscience de lui-même se prête plus volontiers à l’individualisme, voire à l’individualisation, plutôt qu’à recourir à sa conscience d’appartenance au bien universel.

Par le fragment 3, Héraclite établit une image de proportionnalité (« la largeur du soleil est d’un pouce » - ou d'un pied, suivant les traductions), - sous-entendant a contrario que fou est celui qui se fie à ce qu’il voit ou croit voir - un soleil, dans le ciel, ne nous apparaissant pas plus large que la longueur d’un pouce -, pour définir les choses du monde ; ce qui porterait peut-être en soi l’une des premières expressions connues (vers -500 avant J-C.) du relativisme ?

Par le fragment 4, le narrateur exprime que le contentement physique est porteur, pour l’homme, d’un sentiment trompeur, car l’âme ne se contente pas, physiologiquement parlant, tel qu’un estomac se remplit.

Avec le fragment 4a, Héraclite se défie de la croyance des hommes en leurs cultes païens, qui ne les absolvent pas d’être faillibles devant autrui (ce qui reviendrait à tenter de « laver une tache de boue avec de la boue »). En cela il esquisse le principe de la responsabilité individuelle.

Sentiment renforcé par le fragment 5, par lequel la croyance envers les cercles divins, qui s’exprime généralement par le biais de la prière, s’apparente à l’acte stérile, et donc en soi absurde, de s’adresser à une chose concrète, telle une maison par exemple – probablement en référence à la notion de temples abritant, à l’époque, les divinités. Il faut en déduire que l’expression de la parole doit être manipulée par l’homme à bon escient, c’est-à-dire qu’il doit réserver cet outil, par lui-même façonné, pour l’expression relative entre individus.

Le fragment 6 est une entité énigmatique ; il proclame qu’il (« le soleil ») est nouveau chaque jour. Cette nouveauté, partant du principe que chaque jour il est identique à lui-même, indiquerait-elle que c’est le jour éclairé du même soleil qui chaque fois est nouveau ? Nouveau sens de la relativité, ou implication du recentrage nécessaire sur l’humain, qui juge toujours son environnement à partir de ce qu’il ressent ? Sentence trop elliptique en soi pour être lisible à coup sûr.

Le fragment 7 poursuit volontairement dans le sens énigmatique. Il affirme que si toute chose était commuée en fumée, nous connaitrions (soit le monde et ses événements) par les narines. Sans soucis d’inutile provocation, il nous fait percevoir combien être humain est dépendant de notre environnement, autant que de ce que nous sommes réellement – ou croyons être…

Le fragment 8 exprime une nouvelle ambiguïté fondamentale sur la notion des contraires, qui loin d’entretenir une contrariété, s’avèrent être un phénomène nécessaire. Dans la lutte des contraires réside en effet l’harmonie latente du monde. Ce qui d’ordinaire est ressentie comme une discorde en puissance devient en substance, sous la plume d’Héraclite, une potentielle plénitude. En cette sorte d’acceptation, la sagesse s’acquerrait-elle pour l’homme ?

Le fragment 10 évoque l’unicité nécessaire du monde par l’accord des contraires. La complétude et l’incomplétude ne font qu’un. Pour le plus grand bien de l’harmonie, qui n’est donc pas univoque, mais plurielle.

Le fragment 12 introduit l’image du fleuve comme cours commun de la vie, celle-ci étant alimentée en permanence de sources adjacentes. Ce qui pourrait signifier : si la finalité est prévisible, les événements qui la composent ne le sont pas.

Le fragment 17 fustige une différence entre apprendre et savoir, de telle sorte qu’il faut comprendre que l’homme sage doit toujours être porté à apprendre, mais que celui qui croit savoir s’enferme dans un système de pensée stérile et sclérosant. Pour Héraclite, la pensée même est évolutive.

Le fragment 18 parle des ambitions humaines, mais dans un sens hautement positif ; à savoir que sans volonté d’espérance, l’homme ne pourrait atteindre à des buts dont il ne peut mesurer ce qu’ils sont, puisque ne les ayant jamais atteints. Autrement dit, l’on ne peut pas connaître ce que l’on cherche avant de l’avoir trouvé.

Le fragment 23 va plus loin encore dans l’analyse du fonctionnement de l’âme humaine, en prétendant que c’est à contrario de l’expérience de la fourberie (supposément d’autrui ?) que se construit le désir de justice. L’un des deux est donc nécessaire à l’autre (à nouveau le concept de la nécessité de coexistence des contraires).  

Le fragment 26 exprime une gradation des états de conscience entre la mort (absence de perception de la non-vie), le sommeil (absence de perception de la raison) et l’état éveillé (ou pleine possession de la conscience). L’esprit étant évoqué par l’image d’une lumière s’allumant progressivement en l’homme pour l’éclairer lui-même. Ce qui permet d’exprimer ici le scepticisme structurel d’Héraclite sur la conception commune de la mort, considérée comme une « vie » évoluant dans un ordre différent. La gradation des états de conscience suggère au contraire que la non-vie se caractérise par l’absence de toute forme de conscience (nuit).

Le fragment 30 aborde une notion fondamentale de la création de l’univers (appelé monde) et de sa destinée, qui n’est l’œuvre d’aucun dieu ni de la main de l’homme, mais procède de l’œuvre unique du feu, énoncé en tant que principe premier et comme finalité. Le feu est ici perçu en tant que quantité croissante et décroissante, éternelle et vivante.

Notion étrangement renforcée par le fragment 31, qui énonce que l’eau (toute matière labile) et la terre (toute matière concrète) émanent en soi d’une modification d’état de l’élément feu. Héraclite, dans une presciences étonnante des mouvements du cosmos, va jusqu’à prétendre que l’eau présente sur la terre existe en égale quantité de ce qu’elle existait avant que la terre ne soit formée. Cela pourrait s’apparenter au principe physique de Lavoisier énoncé au 18è siècle seulement : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Nous sommes, rappelons-le, en -500 avant J-C., et la pensée sociale est alors totalement empreinte de mythologie (ou Théogonie).

Le fragment 34 parle de la perception humaine en tant qu’intelligence des choses ; ceux qui ne la possèdent pas (le commun des mortels, pour Héraclite) s’apparentent à des sourds aux perceptions de l’univers. Il existerait donc (à l’époque tout au moins) deux ordres de connaissance qui tendent à s’exclure : la vérité perçue des hommes et celle produite par l’univers. De ce décalage naîtrait, se plairait-on à imaginer, la notion même de science en tant que recherche des clés de la vérité ?

Le fragment 36 envisage clairement la notion de cycles (de la matière), par des passages envisagés entre l’âme, l’eau, la terre. Mais ces passages, conceptualisés dans un sens mortifères, sont énoncés comme réversibles, puisque s’engendrant eux-mêmes. Il faut, bien sûr, en retenir le principe mobile (la "philosophie" générale d'Héraclite a été qualifiée de mobilisme), et non pas l’exactitude factuelle.

Avec le fragment 40, Héraclite perçoit que l’instruction humaine la plus large et la plus poussée (polymathie) ne suffit pas à apporter le savoir vrai (ou intelligence), compte-tenu, certainement, de l’état des connaissances proposé par son époque.


En résumé, Héraclite se situe bien, et en pleine connaissance de cause, à l'orée de la pensée humaine.