Le scénario de science-fiction d'une planète artificielle est déjà là.

Publié par Joel Chevrier, le 26 janvier 2021   2.3k

Sur Terre, la masse de l’artificiel égale désormais la masse du vivant : un signal d’alarme.

Image: Dessin issu de la BD Carbone et Silicium (avec l’autorisation de l’auteur Mathieu Bablet)

Le 9 décembre 2020, dans la revue Nature, les chercheurs Emily Elhacham, Liad Ben-Uri, Jonathan Grozovski, Yinon M. Bar-On & Ron Milo du Weizmann Institute à Jerusalem ont publié un article intitulé : « La masse mondiale produite par l'homme dépasse toute la biomasse vivante », et dès le résumé, une phrase situe clairement le propos : 

Nous constatons que la Terre se trouve exactement à un point de croisement ; en 2020, la masse anthropogénique, qui a récemment doublé tous les 20 ans environ, dépassera toute la biomasse vivante mondiale.

Le lien vers l’article de Nature original complet.

La masse anthropogénique est la masse fabriquée par l'homme, celle de l’ensemble des objets solides inanimés fabriqués par l'homme. L’article de The Conversation écrit par Jan Zalasiewicz et Mark Williams, intitulé « Anthropocène : les matériaux fabriqués par l'homme pèsent désormais autant que toute la biomasse vivante, selon les scientifiques » reprend les conclusions de cette étude scientifique.

Ce résultat, comme une caractérisation quantitative et symbolique de l’Anthropocène.

Deux remarques arrivent immédiatement à la lecture. D’abord, pour beaucoup d’entre nous, sur une bonne partie de la planète, en regardant l’environnement proche, on se dit que la surprise n’est pas totale. Il y a, sur Terre, plus de 1 milliards de véhicules, plusieurs milliards de Smartphones/PC/Tablettes, des constructions et des routes partout littéralement, évidemment une masse colossale de vêtements... C’est à la mesure d’une humanité massivement équipée matériellement, de 7 milliards de personnes qu’il faut comparer aux 3000 milliards d’arbres sur la planète, et qui ne sont eux qu’eux-mêmes, sans autre possession. Pas une surprise donc, mais avoir le résultat scientifique est essentiel. Et il constitue un violent signal d’alarme. D’autre part, les auteurs, dans Nature, le soulignent : 

Cette quantification à partir de sa masse, de l'entreprise humaine donne une caractérisation quantitative et symbolique de l'époque de l'Anthropocène induite par l’homme. 

 Quantitative : la communauté scientifique ne semble pas heurtée par ce résultat en fait plutôt raisonnable.  Mais pour autant, il a été difficile à établir et à rendre robuste, et les auteurs ont réussi ce tour de force après des années de recherche sur des questions reliées, en fait préparatoires. 

Symbolique : peser la présence de l’homme sur la planète à travers ses traces : productions et déchets, doit avoir des effets comparables à la pesée de son propre corps. Se peser, mesurer ainsi sa masse, c’est faire face à un chiffre précis et incontournable, sans négociation possible, quel qu’il soit, trop haut ou trop bas. L’éducation scientifique consiste pour partie à apprendre à gérer collectivement ces déceptions induites par des réalités incontournables construites sur des faits établis. Le biologiste Thomas Huxley au XIXéme siècle l’a écrit pour toujours : « La grande tragédie de la science : le massacre d’une magnifique hypothèse par un fait minable. »  Un fait toujours premier.

Certes la masse n’est pas tout : celle d’un virus est négligeable.

On se doute bien que la comparaison de ces deux masses signale quelque chose d’important quant à l’acteur en passe de devenir dominant suivant ce critère, c’est-à-dire nous. Mais analyser l’importance de la masse dans cette comparaison « artificiel inerte » et vivant, n’est peut-être pas si simple. Par exemple, au poids, l’ensemble de tous les virus de la Covid dans tous les corps humains de la planète, clairement du côté du vivant, reste quantité négligeable. Un virus ne se caractérise ni par sa masse, ni d’ailleurs, par son énergie. Les deux sont ridicules. Il est essentiellement une information à l’état pur qui se substitue à celle des cellules et prolifère en parasite. Masse très faible, énergie insignifiante, mais des conséquences majeures. 

Le scénario de science-fiction d'une planète artificielle est déjà là

Mais il reste que cette étude de la masse vient nous mettre sous le nez un basculement. Des livres, des ouvrages ont, depuis des décennies, fait émerger cette représentation : la fin de notre vision d’une planète Terre aux ressources infinies, aux espaces maritimes et terrestres immenses permettant d’accueillir sans dommage toutes les pollutions, par dilution infinie. Cette idée de la dilution infinie, de la pollution sans conséquence majeure, a dû connaitre son apogée avec l’explosion atmosphérique des méga-bombes nucléaires au milieu du XXème siècle.  Il n’y a que quelques décennies, à l’époque de ma naissance en fait. L’évolution décrite par cette étude vient s’ajouter à la liste des changements majeurs qui commence par réchauffement climatique et effondrement de la biodiversité : nous sommes radicalement entrés dans un autre monde, celui de l’Anthropocène. Ce sera sans retour. Comme le soulignent les auteurs de l’article de The Conversation, Jan Zalasiewicz et Mark Williams, « Le scénario de science-fiction d'une planète artificielle est déjà là ». Effectivement, cette vision courante dans le cinéma et la littérature de science-fiction sous-tend des chefs d’œuvres. Elle s’appelle Trantor dans le Fondation de Isaac Asimov, l’Etoile de la mort dans Star Wars, Alpha dans l’Empire des Mille Planètes chez Luc Besson. La liste est infinie. Dans une vidéo, analyse terrible du film Soleil Vert de Richard Fleischer pour Arte en 2015, l’artiste Dominique Gonzales-Foerster nous disait sa souffrance devant cette idée. 


« Soleil vert » par Dominique Gonzalez-Foerster - Blow up - Arte.

L’humanité ne peut pas s’extraire de la biosphère.

Une évidence ? Il me semble. Le monde de nos constructions et de nos productions est hors de la biosphère. Il ne génère pas de vie, et ne la nourrit pas non plus : les arbres se nourrissent d’énergie lumineuse, d’eau et de minéraux, et produisent du vivant à partir de l’inerte. Pas nous. A ce jour, nous mangeons du vivant pour rester vivants, et avoir des enfants. Et donc nous plantons dans le sol et nous élevons du bétail. Nos productions artificielles nourrissent pour beaucoup notre désir infini comme l’écrit Daniel Cohen dans « Le monde est clos et le désir infini », mais elles ne nous émancipent pas du reste du vivant. Baptiste Morizot dans « Manières d'être vivant », écrit que, parmi les 10 millions d’espèces vivantes, la nôtre a fait sécession et s’est prise à considérer les autres comme une ressource. Mais nous appartiendrons toujours à la biosphère qui s’invitera, sans notre permission, partout dans notre monde artificiel, notamment par ses micro-organismes innombrables et à évolution rapide. La preuve par la Covid. 

Prendre le contrôle du vivant ? Vous êtes sérieux ?

Les bactéries et les virus à l’origine des pandémies évoluent rapidement au niveau moléculaire. On scrute impuissant leurs mutations. Le constat est là, à partir de l’exemple de la Covid qui nous frappe de plein fouet : nous ne contrôlons pas l’immense complexité du vivant. Nous nous efforçons de contrôler, et même à grande échelle, le vivant dans des situations simplifiées. Cela s’appelle l’agriculture et l’élevage intensifs et industriels, construits sur la chimie et la technologie. Mais la science et la technologie ne nous permettent pas de vivre dans le seul monde de nos productions en contrôlant la complexité du vivant : on ne peut simplement pas se passer des pollinisateurs qui sont détruits par notre activité même. Il n’est pourtant pas douteux que certains considèrent cette voie comme le futur de l’humanité : manipuler le vivant à grande échelle, et dans tous ces détails, donc jusqu’à l’échelle moléculaire, pour en faire véritablement une ressource et achever ainsi la sécession soulignée par Baptiste Morizot, ce qui rendrait de facto la biosphère décorative, le lieu des loisirs et des visites touristiques. Quelque chose définitivement pour les enfants, et ce probablement d’abord sur des écrans. 

S’il y a une leçon à retenir de la pandémie en cours... 

Le retour au réel forcé par le vivant, fut probablement la plus grande surprise de Donald Trump. C’est peut être une des raisons importantes de son échec.  Il n’avait probablement jamais vécu une opposition d‘une telle violence à sa volonté. Bien sûr, il n’y a aucune opposition, ni d’ailleurs aucune intention chez un virus. Il n’y a eu que des réactions chimiques, certes extrêmement complexes, entre le virus de la Covid et le corps de Donald Trump. Celui-ci a fait partie des hommes qui ont eu l’accès le plus facile à la puissance humaine matérielle, caractérisée par une consommation mondiale d’énergies essentiellement fossiles inouïe, de plus de 150 000 TW.h par an. Il est même probablement celui qui a disposé de la part d’énergie la plus grande jamais accordée à un être humain. Cela n’a pas suffi, et de loin, face à ce virus. Au contraire, comme il n’a pas cru les scientifiques qui étaient sa seule chance pour construire une politique de santé efficace, l’épidémie l’a laissé désemparé. L’attitude imperturbable de Anthony Fauci en scientifique impeccable, l’a souligné : les jeux de pouvoir et d’influence dans le monde humain n’en ont pu mais, car la partie, bien trop réelle, se jouait dans la biosphère, et pire, dans sa partie invisible. 

Les temps changent vite. Certes mais seulement depuis mes parents !

Mais nous jouons aussi avec le réel à grande échelle, massivement, et les conséquences viennent inéluctablement. En fait, nous disposons dès à présent, dans tous les domaines importants, de l’essentiel de la connaissance établie et nécessaire pour envisager l’avenir. L’article de The Conversation reprenant l’étude israélienne précise :

 Au cours des vingt dernières années, la masse anthropogénique a encore doublé, pour être équivalente, cette année, à la masse de tous les êtres vivants. Dans les années à venir, le monde vivant sera largement dépassé – cette masse sera multiplié par trois d'ici 2040, selon eux, si les tendances actuelles se maintiennent .

Comme le souligne donc cet article de Nature, mais aussi toutes les études sur le climat et l’évolution de la biosphère, ça va probablement aller assez vite à l’échelle des générations humaines*. Et malheureusement, il n’y aura pas de grande surprise, en tous cas du côté des bonnes nouvelles. Les travaux scientifiques vont certainement s’intensifier encore sous la pression croissante des conséquences (canicules devenant insupportables, tempêtes toujours plus violentes, pandémies tueuses, méga-feux dévastateurs, pénuries d’eau, appauvrissement dramatique du vivant…).  Voir le Rapport du Sénat français en 2019 “Adapter la France aux changements climatiques à l’horizon 2050“. On pourra toujours apprécier a posteriori la précision des prévisions actuelles... 

La Covid nous a confronté à la brutalité des croissances exponentielles. En voici une autre avec la croissance de la masse anthropogénique, mais là, il ne suffira pas d’un confinement pour la stopper. L’énergie consommée, les matériels produits en masse, ont cru violemment seulement depuis l’après deuxième guerre mondiale, i.e. la génération des premiers boomers toujours présents aujourd’hui. Mes parents en fait. Voitures, avions, numériques ont envahi le monde à une vitesse incroyable. Ca ne dit pas que la situation actuelle est établie et stable pour les générations à venir. 

De 1970 à 2016, l'indice Planète Vivante (cf Living Planet Index sur le site de The Institute of Zoology London )a diminué en moyenne de 68 %. En d'autres termes, l'abondance des populations de mammifères, oiseaux, reptiles, amphibiens et poissons surveillés a, en moyenne, diminué de plus de deux tiers en un peu plus de 45 ans. C’est simplement insoutenable et à brève échéance !  

*La nécessité d'agir maintenant souligné par le rapport du Sénat : un enfant né en 2010 sera un étudiant dans 10 ans et aura 40 ans en 2050. Ses propres enfants auront 40 ans en 2080. Ils vivront un monde profondément modifié par ces bouleversements en cours. 

Une version plus courte de cet article est publiée dans TheConversation