Machines et personnalités : 1977, Ramsès II, chef d'état, prête son corps à la science (8/10 - année 2019)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 15 octobre 2019   4.1k

(ou l'histoire du laboratoire ARC-Nucléart)

par Xavier Hiron, ACONIT, chargé de mission PATSTEC*

(Photo d'en-tête : la momie de Ramsès II désinfectée et restaurée )


La date de 1977 est une date clé dans la science de la conservation des matériaux organiques. Cette année-là, la momie d'un pharaon vieux de plus de 3 000 ans se déplace, avec tous les honneurs dus à son rang, vers la France pour y subir un traitement révolutionnaire. La momie est gravement attaquée par des souches de champignons de type cryptogames et par des larves d'insectes. Au Caire, les conditions de chaleur et d'humidité importantes favorisent ces développements et font craindre aux autorités égyptiennes une disparition rapide de la momie. Il faut agir : mais encore faut-il savoir comment.

Cette problématique interpelle la communauté internationale. C'est ainsi que vont se rencontrer, par l'intermédiaire de Magdeleine Hours, alors directrice du Laboratoire de recherche des Musées de France (LRMF), l'égyptologie et le programme Nucléart, lancé quelques années auparavant par un jeune ingénieur enthousiaste de la section d'application des radioéléments de Grenoble, nommé Louis de Nadaillac.

Plus de 50 ans plus tard, le laboratoire ARC-Nucléart est devenu l'un des plus réputés au monde et des mieux lotis en équipements pour faire face à grande échelle aux traitements des matériaux organiques d'origine archéologique, ainsi qu'aux sculptures, objets et meubles patrimoniaux. ACONIT, qui gère la délégation de la mission nationale PATSTEC (Patrimoine scientifique et technique contemporain**) sur le territoire de l'académie de Grenoble, a récemment entrepris l'inventaire de la partie historique de son parc d'équipement scientifique et technique. L'occasion de faire le point sur l'avancée que ces méthodes ont imprimée durablement dans le paysage de la conservation-restauration du patrimoine mondial.


Tout débute avec l'irradiation gamma

La technique phare sur laquelle s'appuie Louis de Nadaillac est l'irradiation gamma. Celle-ci est obtenue dans un irradiateur constitué d'une cellule aux murs en béton épais (1,5 mètre) permettant d'y introduire à la demande une source de rayons gamma à fort pouvoir pénétrant, diffusés par du cobalt 60 (isotope instable à fort pouvoir de rayonnement). Lorsque la source de rayonnement à très faible longueur d'onde doit être rendue inactive pour pouvoir accéder aux objets, elle est plongée dans une piscine de 4,25 mètres de profondeur, car la présence de l'eau absorbe le rayonnement et le rend inopérant en surface. Toute la problématique de ce jeune ingénieur et de son équipe est de maîtriser ce qu'on appelle le débit de dose, et par voie de conséquence de calibrer la dose reçue par les objets à traiter en fonction du mal dont ils doivent être curés.


(Schéma de principe de fonctionnement de l'irradiateur d'ARC-Nucléart : les sources radioactives de 60Co sous double-enveloppe inox correspondent au standard industriel ; elles sont réparties sur un panneau porte-sources mobile passant de la piscine à l’intérieur de la cellule selon les besoins)


Les cibles à détruire sont les microorganismes vivants (larves, champignons, algues, insectes) qui ont infesté les objets patrimoniaux à préserver, eux-mêmes constitués de matières organiques qui, du fait de leur transformation par l'homme, sont devenues inertes (mais pas amorphes). Aussi s'aperçoit-il très vite que pour maîtriser avec précision de tels paramètres, il doit réunir deux conditions : s'entourer d'une équipe de scientifique pour prendre en charge les aspects de recherche et développement nécessaires aux traitements de conservation appliqués aux matériaux organiques, et d'une équipe de spécialistes de la culture, conservateurs et restaurateurs réunis, afin de satisfaire aux meilleures conditions de la préservation des œuvres d'art. Le concept d'un laboratoire dédié à la conservation du patrimoine est né.

Dans ce contexte initié dès le début des années 1970, l'arrivée d'un cas de figure réputé insoluble est une aubaine pour démontrer la validité des techniques développées par l'équipe de Louis de Nadaillac. Mais il a aussi exploré d'autres voies : pour les bois secs pulvérulents comme pour les sculptures en pierres poreuses ou pour les plâtres, s'inspirant d'une méthode de consolidation américaine, il a entrepris des essais pour imprégner au cœur des objets de la résine styrène-polyester liquide (non sans avoir testé au préalable plusieurs autres polymères, dont le méthacrylate de méthyle), qu'il fait ensuite durcir par l'action du même rayonnement, plutôt que par l'ajout d'un durcisseur chimique, afin d'assurer une consolidation homogène dans tout le volume des objets.

Ce fut d'ailleurs à cette méthode que fut confiée la première réalisation grandeur nature d'un traitement de mobilier patrimonial : dès 1970 en effet, les 155 mètres carrés du parquet historique de la salle de réception de l'Hôtel de Lesdigières, alors Hôtel de Ville de Grenoble, furent ainsi imprégnés et sauvegardés.


La problématique particulière des bois gorgés d'eau

(Les deux grands lyophilisateurs d'ARC-Nucléart)


Mais la polymérisation de la résine polyester est irréversible. Cette méthode convient donc aux pièces les plus gravement atteintes comme solution de la dernière chance. Cependant, la déontologie de la restauration-conservation préconise d'avoir recours en priorité à des méthodes qui préservent la faculté d'un retraitement ultérieur. Or à partir des années 1972, le lac de Paladru, à Charavines, commence à livrer en quantité des objets de fouille en bois gorgés d'eau. Michel Colardelle, alors conservateur à la sous-direction de l'archéologie, souhaite confier le traitement de ce matériel au laboratoire grenoblois. Pour satisfaire aux critères de réversibilité, l'équipe Nucléart s'intéresse bientôt à une nouvelle technique, la lyophilisation. Mais là encore se pose un problème de consolidation préalable des bois qui ont perdu toute résistance mécanique du fait de l'action prolongée de l'eau sur les parois des cellules.

C'est le polyéthylène-glycol, un dérivé de la chimie du pétrole, qui est utilisé pour jouer ce rôle de consolidant de la microstructure fragilisée des bois archéologiques. Soluble dans l'eau, il peut être imprégné jusqu'à concurrence de 40% massique avant que les objets, consistant parfois en des pirogues de plusieurs mètres de long, soient déposés dans un lyophilisateur. Cette machine sert à éliminer l'eau contenue dans les bois par sublimation de la glace. Ce phénomène naturel est reproduit ici artificiellement, après avoir congelé les bois à moins de -20°C, puis en créant un vide primaire dans l'enceinte de traitement.

Un appareil prototype a été développé dès 1980 avec l'aide de la société Sérail, mais son enceinte de traitement cylindrique ne faisait qu'un mètre cube. En 1988, il lui a été adjoint une virole de 4 mètres supplémentaires pour traiter la pirogue de Charavines-Colletière, première embarcation à être asséchée par l'organisme double qui intégrait alors le CETBGE (Centre d'étude et de traitement des bois gorgés d'eau) cogéré par la ville de Grenoble. Ensuite, ARC-Nucléart (nom donné en 1989 en préfiguration de la constitution du GIPC – Groupement d'intérêt public à vocation culturelle co-créé en 1997 par le Ministère de la Culture, la Ville de Grenoble, la Région Rhône-Alpes et le CEA-Grenoble) s'équipera d'un lyophilisateur d'appoint consacré aux cuirs et aux vanneries, puis d'un deuxième gros lyophilisateur destiné à traiter de très grandes pièces de navigation, comme les chalands découverts à Lyon et à Arles au début des années 2000. Ceux-ci, d'ailleurs, faisant parfois plusieurs dizaines de mètres de long, sont souvent tronçonnés par les archéologues pour pouvoir être traités par sections.


(La pirogue de Charavines-Colletière, datée du XIVè siècle, après séchage par lyophilisation)


Conclusions

C'est donc tout ce parc technologique et la mémoire des études et recherches entreprises par ARC-Nucléart au cours de ces 50 dernières années que met en valeur l'inventaire actuel mené par l'ACONIT. Cette opération permet de rendre compte d'un domaine pionnier dans lequel Grenoble a œuvré avec succès. En ce qui concerne la momie de Ramsès II, le traitement particulièrement adapté, réalisé dans un équipement homologue du centre du CEA-Saclay - pour ne pas risquer d'endommager la pièce par un transport supplémentaire - à partir des calculs de dose effectués à Grenoble, fut efficace et le chef d'état tri-millénaire, en visite officielle en France, s'en est retourné au Caire. Il y a retrouvé un caisson hermétique de présentation, car le traitement appliqué est réputé curatif (il élimine les sources de contamination actives) mais pas préventif (il ne les empêche pas de se réinstaller sur la matière traitée si les conditions climatiques leur sont favorables). Quant à Louis de Nadaillac, il n'aura malheureusement pas eu la joie de participer à cette première mondiale validant ses méthodes, puisqu'il décède à 37 ans, soit 4 ans avant la venue en France de cet hôte de marque.


* Xavier Hiron a par ailleurs été conservateur-restaurateur à ARC-Nucléart durant 20 ans, et à ce titre a activement contribué à son rayonnement international ;

** mission nationale émanant du Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et gérée par le Musée des Arts et métiers


Pour aller plus loin :

le site d'ARC-Nucléart :

http://www.arc-nucleart.fr/

source du texte : plaquette d'information de l'association ProNucléart, direction Philippe Cœuré, novembre 2011

correspondants techniques CEA :

Gilles Chaumat (lyophilisation) https://db.aconit.org/dbaconit/consulter.php?idcollection=795&db=1

Laurent Cortella (irradiation gamma) https://db.aconit.org/dbaconit/consulter.php?idcollection=810&db=1

Remerciements à Anne-Karine Froment, directrice du GIP, mise à disposition par le CEA