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Atout Cerveau

"Ceci est un tableau". L'escargot dessus le tableau.

Publié par Laurent Vercueil, le 20 octobre 2017   14k

Dans la description de l’Annonciation de Francesco Del Cossa (1470), Daniel Arasse, au deuxième chapitre du livre « On n’y voit rien » (1), s’arrête sur un détail du tableau, qui s’avère un détail énorme.

Hénaurme, comme l’aurait écrit Queneau, car il est disproportionné. Au pied de l’ange qui s’adresse à Marie, un escargot mène son train tranquille sur son chemin de bave, tout à son affaire, une affaire dont on se demande bien, hein, ce qu’elle vient faire ici.

Arasse évacue les différentes hypothèses dont les spécialistes, ici les iconographes, ont tenté l’élaboration : l’escargot, immaculée conception de la rosée, puisqu’il apparaît dans l’humidité du matin, figure donc de la vierge, ou alors, l’escargot, chargé d’illustrer la lenteur d’un dieu qui ne s’est pas pressé entre la chute du paradis d’Adam et Eve et l’incarnation divine sur terre, et dont on se demande bien, aussi, ce qu’il a bien pu faire dans l’intervalle, en dehors de tout inonder une bonne fois pour toute, croyait-il peut-être, avant de se manifester pour de bon. Bref, non. L'escargot ne représente ni Marie (car il serait plus souvent représenté sur les tableaux d’annonciation), ni la lenteur divine à commettre ses prouesses, selon Arasse. 

Arasse réalise alors que les dimensions de l’escargot ne s’accordent pas aux autres personnages du tableau. C’est encore plus vrai lorsqu’il se confronte au tableau véritable et non à une reproduction,  dans le musée de Dresde. Les personnages figurés (Marie, l’ange Gabriel) sont de petites tailles, alors que l’escargot est figuré en taille réelle. Et la perspective n’explique rien. L'escargot n'a pas les proportions adéquates, car il ne fait pas partie du tableau. Non. il est sur le tableau, dessus. 

Ainsi, l’escargot n’est pas dans le tableau, peint comme les autres personnages sont peints, mais taille sa route d'une exaspérante lenteur, directement, sur la toile du tableau, comme ignorant de la scène cruciale qui détermine les 2000 années d’histoire qui feront suite, ou plutôt, comme s’il n’était pas du tout dupe du caractère artificiel de cette scène.

Selon Arasse, « l’anomalie de l’escargot vous fait signe : elle vous appelle à une conversion du regard et vous laisse entendre : vous ne voyez rien dans ce que vous regardez. Ou, plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi, dans l’attente de quoi vous regardez : l’invisible venu dans la vision ».

C’est ici que le cerveau peut avoir un mot à dire. Arasse nous laisse entendre que l’escargot intervient comme un métadiscours : un discours sur le discours (qu’est la scène représentée sur le tableau). Ce n’est pas un escargot peint, c’est un méta-escargot.

Toutes les productions de notre esprit ne sont pas la scène elle-même. Nous avons besoin d’un méta-escargot pour détecter les scènes mentales qui ne relèvent que de notre fantaisie, notre imagination, nos désirs, nos craintes. Pour distinguer l’intérieur du tableau de l’extérieur : « ceci est un tableau » nous dit le méta-escargot qui traverse la toile.

Pour le neurologue genevois Armin Schnider, il s’agit d’une sorte de « filtre de réalité » (2). Un système cérébral qui tranche entre ce qui est vrai et ce qui est simple lubie. Et qui, pour Schnider est située au niveau du cortex orbito-frontal. C’est ce que tend à démontrer l’analyse qu’il fait des patients cérébro-lésés qui adhèrent sans réserves aux récits loufoques qu’ils inventent pour combler leur amnésie. Ces patients ne se résignent pas aux lacunes que l’amnésie fait apparaître dans leurs histoires de vie. Ils ont perdu leurs souvenirs personnels ? Qu’à cela ne tienne, ils vont s’en inventer une de bric et de broc. Et y croire mordicus. Cela s’appelle la confabulation (3). Pour une confabulation, il faut un syndrome amnésique sévère, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi des lésions des aires préfrontales, en particulier celles qui sont juste au dessus des orbites : les aires orbito-frontales. C’est là que se trouve l’escargot de Del Cossa. Le méta-escargot d’Arasse. Qui nous dit : « ceci est un tableau, pas la réalité vraie ». 

J'aurais aimé que le cortex orbito-frontal ait, peu ou prou, la forme d'un escargot. Mais ce n'est pas le cas. Dommage, le méta-escargot cérébral qui nous indique "ceci est" ou "ceci n'est pas", a la platitude d'une limace...

La babosa, "en su moroso edén de baba" (José Emilio Pacheco).


>> Références

  1. Daniel ARASSE  "On n'y voit rien. Descriptions". Denoël 2000. Disponible en collection FOLIO*
  2. Armin SCHNIDER "Orbitofrontal reality filtering" Front Behav Neurosci. 2013; 7: 67.
  3. Armin SCHNIDER "The Confabulating Mind: How the Brain Creates Reality". Oxford University Press 2008

* Un chaleureux MERCI à Miguel AUBOUY de m'avoir permis de découvrir ce livre