Destin d’objets scientifiques et techniques : Le Silver de Grafe, palette graphique conservée par ACONIT (3/10-année 2018)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 12 mars 2018   3.2k

Par Alain Guyot, historien du calcul et de l’informatique

en collaboration avec Cyrielle Ruffo, ACONIT

Le cinéma, et plus tard la télévision, ont suscité l’émergence de différentes innovations visant à améliorer les vidéos, comme le montre ce troisième article de notre série concernant des objets remarquables du patrimoine scientifique et technique. Cet article est dédié au micro-ordinateur Silver de Grafe, machine ayant permis de développer de nouveaux moyens de création des effets spéciaux. 


Figure 1 : configuration du Silver de Grafe (photo Edwin Lees) 

Des origines à la mise en fonctionnement

La création du Silver de Grafe intervient dans un contexte de recherche de performances technologiques lié à l'essor du marché de la télévision. En 1980, les frères Cotte fondent la société Multisoft pour distribuer en France un micro-ordinateur fabriqué en Belgique par la société Indata (le « DAI Imagination Machine »). Le DAI (Data Application International), qui a attiré dès sa sortie l’intérêt des artistes infographistes, avait des possibilités graphiques très supérieures à celle de l’Apple II, son contemporain, pourtant plus cher. Ironiquement, Jean-Louis Gassée proposa à Multisoft de traduire les notices de l’Apple pour le marché français. C’est à partir de la carte mère du DAI que la palette graphique De Grafe a été extrapolée. Ainsi, la marque De Grafe et son logo ont été déposés le 20 mars 1985 et la société fut créée.

En 1982, pour contrer la concurrence des États-Unis dans le domaine des effets spéciaux et trucages numériques pour le cinéma, le Premier ministre Pierre Mauroy lance le "Plan Recherche Image". Dans ce cadre, le projet des frères Cotte a été subventionné, avec une avance de 3 millions de francs en 1985.

Entre 1985 et 1988, environ 250 appareils ont été fabriqués, tous modèles confondus, dans l’usine Alcatel à Saintes (Charente-Maritime). Une partie de l’équipe se déplaça aux États-Unis pour développer une version adaptée à ce marché. Le 30 juin 1987, la marque De Grafe est enregistrée aux États-Unis dans la catégorie « Computer & Software Products, video and graphics computer-related equipment ».

Un appareil pensé pour des artistes

Le Silver de Grafe est une palette graphique dont la finalité est la diffusion d'œuvres créées par des dessinateurs ou des peintres par le biais de vidéos.

Significatif des avancées en matière d’informatique au début des années 1980, ce système reprend la configuration typique d’un ordinateur : une unité centrale avec un microprocesseur Zilog Z80 et des cartouches amovibles de mémoire morte où sont implantés le système d’exploitation et certains dessins prédéfinis, comme les polices de caractères (dédiées notamment au titrage de films). Équipée de 256 Ko de mémoire RAM pour les images et 32 Ko de mémoire de travail, l'unité centrale est agrémentée d’un écran et d’un clavier, lequel n'est d'ailleurs utilisé que pour nommer des objets graphiques ou pour la création de texte en surimpression. Deux boîtiers d'extension de mémoire d'un mégaoctet (1Mo) de capacité permettent de stocker jusqu’à 4 plans d’images ; l'un dispose de 8 cartouches amovibles et d'un lecteur de disquette 3½", et l'autre de 16 cartouches, le tout caché derrière des trappes (voir figure 1). A cet ensemble est toujours connecté un écran de contrôle, ainsi qu’une tablette graphique « summagraphics » dotée de son stylet.

Au démarrage, les logiciels installés dans les cartouches sont scannés par le Silver De Grafe qui construit un menu principal sur l'écran. Les commandes se font toutes par sélection des icônes avec le pointeur de la tablette graphique. Dans les huit copies d'écran de la figure 2, la ligne d'icônes oranges sélectionne un des programmes installés et les icônes bleues représentent les commandes elles-mêmes. 

Figure 2 : écrans de commande du Silver de Grafe (photo  Edwin Blees) 

La mémoire  d'images du Silver, qui  stocke avec une résolution maximale de 528x488 pixels (ce qui correspondait à la résolution d’un téléviseur couleur haut de gamme de l’époque) est accédée simultanément par 7 processeurs. Ces processeurs se répartissent les tâches permettant d’aboutir à la création des effets spéciaux : de la numérisation des vidéos et leur conversion en analogique jusqu'à la mise en forme du produit final et sa duplication. Dans cette mémoire, l’information couleur était codée sur 8 bits. Avec une palette, on obtient un panel de couleurs sur 16 bits, soit plus de 65 000 couleurs. Les entrées/sorties du Siver de Grafe pouvaient se connecter à des caméras vidéo, des téléviseurs (Secam, Pal ou Ntsc) et jusqu'à trois magnétoscopes pour le trucage et le montage vidéo. On pouvait bien sûr l'utiliser aussi pour des émissions en direct.

Unique en son genre, le Silver De Grafe conservé dans les collections de l’ACONIT est rarissime, car il semble que seul le Centre for Computing History de Cambrigde en Angleterre en expose un autre exemplaire, dans une configuration d'ailleurs moins complète que celle de l'ACONIT. Sa robe laquée gris perle, de 50 cm de haut et 11 cm de large, posée sur une base en granit veiné noir, en fait une machine élégante et esthétique, à l’image de sa fonction de création. Les nombreux champs d’action du Silver de Grafe ont introduit de nouvelles pratiques télévisuelles, comme la production de titrage de films, sous-titrage, de fondu-enchaîné d’effets vidéos, de graphismes et d’animations. Toutes ces configurations, au service des artistes et de l’industrie du septième art, ont permis de générer des images abstraites, colorées et animées. Ces innovations, incorporées aux vidéos, avaient pour objectif de produire des effets spéciaux spectaculaires, décoratifs et artistiques.

Les créations émanant du Silver de Grafe

L’arrivée sur le marché télévisuel du Silver de Grafe a permis la réalisation de nombreuses œuvres vidéos, dont certaines furent plus tard mises en ligne sur YouTube. Par exemple, des vidéos ont pu être réalisées pour la télévision de Zagreb dès 1988 par Tomislav Mikulić, artiste croato-australien, pionnier des animations par ordinateur (voir le premier lien ci-dessous dans la rubrique "pour en savoir plus"). En 1989, Jean-Luc Lenoble et Carole Delaye ont créé Attako avec cette machine. Les qualités graphiques de cette œuvre ont été appréciées puisque les auteurs ont obtenu le prix FNAC du festival des arts vidéo Videoform-1989. Non seulement le Silver s’est illustré dans des œuvres à destination du grand public, mais la machine a également été utilisée à des fins d'enseignement artistique : Pierre Hénon, professeur à l’ENSAD (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs) a encadré la conception par ses étudiants de quelques vidéos avec, pour support technique, la palette graphique De Grafe.

Comme de nombreuses innovations technologiques majeures, la palette De Grafe a été précédée par d’autres procédés, comme le pionnier anglais Quantel créé en 1981. Sa Paintbox était connectée à un gros ordinateur inabordable pour les particuliers, seules les grandes chaînes de télévision pouvaient se l’offrir. Il faut signaler aussi la Graph 8, une palette d’entrée de gamme 8-couleurs, créée pour la société X COM en 1981 par des ingénieurs de l’INPG sur la ZIRST de Meylan, qui permettait de restituer le dessin en temps réel, ou encore la société Gétris Images qui créa en 1985, toujours à Meylan, la palette Venice, spécialisée dans les systèmes vidéographiques pour chaînes de télévision et les sociétés de postproduction.

Conclusion :

Par sa forme novatrice, son apparence soignée et ses nombreuses possibilités, le Silver de Graph a su conquérir les artistes et montrer que les micro-ordinateurs pouvaient s'adapter à des domaines variés.


Pour en savoir plus :  

  • Vidéo réalisée pour la télévision de Zagreb en 1988 par Tomislav Mikulić (ici)
  • Fiches d'inventaire de la BdD ACONIT concernant le Silver de Grafe (ici et ici)

Nous remercions Mme Martine Rondet-Mignotte, artiste plasticienne dans le domaine du diaporama, spectacle multi-média, vidéo-film, image et sculpture informatique, pour le don d’une configuration extrêmement rare, car complète et fonctionnelle, du Silver De Grafe.

Les rédacteurs de cet article tiennent aussi à remercier Monsieur Edwin Blees, ingénieur collectionneur, qui a donné à l'Aconit les copies de manuels d’utilisation et des photos, dont celles présentées dans cet article ; Messieurs Cotte, promoteurs, pour nous avoir accordé un entretien sur l’histoire du Silver De Grafe ; Monsieur Pierre Mounier-Kuhn, historien, pour avoir mené cet entretien ; et enfin les professeurs Pierre Hénon et Gilbert Louet pour leurs aides et conseils.

Nos remerciements vont aussi à Xavier Hiron pour ses conseils avisés dans la mise en forme de cet article.