Leonardo da Vinci, fondateur de l’innovation ?
Publié par Xavier Hiron, le 26 décembre 2022 1.5k
en-tête : l'état de l'art (confondu avec celui de la science) avant la Renaissance - notez le cloisonnement géométriquement hiérarchisé de l'espace -.
par Xavier Hiron
Suite à un premier article consacré à Leonardo da Vinci et l’art-sciences (voir le lien), je propose ici une mise en confrontation de deux extraits de textes, qui chacun considère la place qu’occupe ce scientifique humaniste, non seulement dans les arts, mais aussi dans la pensée humaine et scientifique.
Le premier provient de mon essai romancé, intitulé Les tribulations de la Signora Gioconda, non encore publié ; il sera confronté à l’avis d’un éminent historien de l’art, René Huyghe, ancien titulaire de l’Académie française, tiré de son ouvrage Léonard de Vinci, la Joconde (Office du Livre de Fribourg, 1974). À l’époque où tend à se développer simultanément un nouvel obscurantisme des fake news, une très (trop ?) grande facilité matérielle et une certaine montée des intransigeances, ces deux approches auront-elles le mérite de nous faire réfléchir ? Car en effet, ce moment revisite, à sa manière, l’histoire de l’innovation.
« Un point illustre parfaitement la manière infondée par laquelle se construit une légende. Il est souvent évoqué, en effet, afin de décrire le personnage complexe que fut Leonardo da Vinci, un penchant pour la procrastination. De nos jours, « procrastiner » est entendu comme une tendance systématique à remettre au lendemain, puis au surlendemain, des tâches qui nous incombent, mais nous procurent en même temps plus de sentiment d’effort à surmonter que de sensation de plaisir ou d’utilité à les terminer. Il est acquis, cependant, que le phénomène de la procrastination n’exclut ni une forte activité du sujet (mais dont la frénésie serait contredite par un manque de confiance en soi et d’efficacité) ni une cause essentielle d’impulsivité mal contrôlée. Voilà pour ce qui est du tableau clinique couramment admis. Examinons maintenant, chez Leonardo da Vinci, les éléments qui ont pu faire penser à une possible interprétation « procrastinatoire » de son activité.
Leonardo est un être éminemment doué, intellectuellement parlant. En conséquence de quoi, il est d’un naturel extrêmement actif et se montre particulièrement curieux de tout. Il n’exclut jamais aucun sujet d’intérêt, ce qui fait que son activité est réellement sans limite. Comparativement à son époque, son apport aux différents aspects de la pensée humaine est sans égal : une sorte de Victor Hugo des sciences, avec tout ce que cela comporte de démesure. Ses écrits, avant dispersion, comptaient, dit-on, plus de treize mille pages manuscrites. Ce qui ne représente que la substance émergente de son immense activité quotidienne de recherche fondamentale. Qui, de nos jours, pour simple comparaison, pourrait s’enorgueillir d’un tel volume d’études restituées ? Bien peu, en vérité, et ce malgré notre confort et les outils modernes dont nous disposons, lesquels démultiplient d’autant nos potentiels créatifs et nos capacités de réflexion intellectuelle !
En marge de ses écrits, qui représentent à eux seuls des heures et des jours d’expériences et d’observations en continu, il atteste d’une activité concrète tous azimuts, notamment en ingénierie et en architecture, domaines qui ne sont pas des moindres en termes d’exigences matérielles. Ses réalisations ont touché aussi bien les mathématiques, l’hydraulique, la géomorphologie, la mécanique, la chimie des matériaux, la physiologie, entre autres. Quand on se penche un tant soit peu sur le contexte dans lequel Leonardo a travaillé (surtout lorsqu’on mesure la connaissance du monde et l’appréhension des environnements qui étaient celles de son époque), afin de répondre aux nombreuses sollicitations dont il était l’objet, dans le but d’assurer la mise en œuvre de travaux parfois colossaux qu’on venait l’implorer de prendre en charge, il serait plutôt légitime de se demander comment son génie a été capable de mener de front un nombre si conséquent de réalisations personnelles avec la compilation d’une telle somme de savoirs ?
Car il faut considérer en premier lieu ses réussites : en astronomie, par exemple, il compte deux cents ans d’avance sur la mise en évidence du système copernicien (« Il ne tourne pas. » note-t-il de manière elliptique -, eut égard à l’émergence de l’inquisition ?), en soi une véritable révolution. En obstétrique, il compte trois cent ans d’avance sur les premiers travaux de compréhension physiologique, et donc sur la prophylaxie de l’accouchement. En thermodynamique, il compte quatre cents ans d’avance sur les travaux de conceptualisation des turbulences et les premières tentatives de leur modélisation. En mécanique et en architecture, il compte quatre cents cinquante ans d’avance sur des réalisations dont il fut, durant tout ce laps de temps, quasiment le seul visionnaire. Sa démarche intellectuelle fait penser autant à un Dominique Villars naturaliste qu’à un Victor Hugo socialement authentique et insoumis.
S’il ne fallait qu’un seul exemple pour démontrer cette précocité, citons le projet d’un ouvrage d’art monumental devant relier à pieds secs, sur plus de deux cent quarante mètres de distance, les deux rives du Bosphore, développé pour le compte du sultan Bayezid II. Or l'idée de réaliser ce lien conceptuel devant réunir la Corne d'Or à l’Europe ne fut symboliquement reprise à son compte par l’État turc qu’en… 2006 seulement, sur les bases de la solution technique (une unique courbe parabolique) que notre ingénieur renaissant avait élaborée dès à l’origine !
Comment concevoir une telle activité intellectuellement linéaire, dans le contexte des connaissances scientifiques de l’époque et sous les multiples pressions socioculturelles - dont le conflit incessant des guerres d’Italie et la montée en puissance du pouvoir papal romain -, qui en formaient le corollaire inévitable ? Or ce reproche de procrastination ne se trouve finalement évoqué que pour un seul domaine : son activité artistique. Un peu comme si l’on cherchait à reprocher à l’artiste d’avoir si peu produit d’œuvres d’art.
D’abord, est-ce vraiment le cas ? Non, au regard de la production connue de la plupart des autres maîtres de l’époque, auxquels Leonardo fut directement confronté. Non, encore, au regard de la faible disponibilité que ses autres activités lui laissaient pour se consacrer à ce domaine particulier. Non, enfin, si l’on examine sa méthode de travail d’atelier – c’est-à-dire sans compter ses fresques monumentales perdues ou inachevées, sans parler de ses sculptures -, faite de la lente apposition de fines couches de glacis colorés qu’il accumulait parfois directement avec les doigts et qui, avec les matériaux connus de l’époque, ne pouvaient sécher complètement qu’en terme de semaines ou de mois. Ses réalisations ne sont donc pas si isolées en nombre, et encore moins de si peu d’importance ! Ce serait aussi méconnaître que l’œuvre de Leonardo da Vinci est le produit d’une lente maturation intellectuelle qui se développe dans la durée.
Alors, d’où provient le reproche fait si injustement à Leonardo ? Il est fort à parier qu’il prit naissance dans la comparaison un peu hâtive de l’œuvre produite par Leonardo d’avec celle de son grand rival, Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni qui, pour l’essentiel, ne se consacra qu’à une œuvre artistique (poésie comprise) et architecturale. Pour autant, on oublie un peu trop vite que Leonardo da Vinci se lança, lui aussi, dans des projets de sculptures monumentales, dans des œuvres architecturales d’envergure, dans la réalisation d’au moins une fresque d’approximativement dix-sept mètres de long sur sept mètres de haut, dont le puissant motif central, même abîmé, fut connu et admiré de ses contemporains du monde entier. »
A droite, Léonard tel qu'il se voyait, vieillard ; à gauche, l'interprétation qu'en a fait Raphaël Sanzio dans la chambre de la Signature, au Vatican, sous les traits de Platon (philosophie en laquelle, cependant, Léonard ne se reconnaissait pas en priorité)
Ce à quoi René Huyghe surajoute (les citations sont tirées des carnets intimes de Léonard) :
« Léonard de Vinci a pressenti (…) que l’homme, en mettant en jeu presque exclusivement ses facultés rationnelles, (…) laisse en friche des territoires immenses de sa vie intérieure : en fait, tout ce qui relève de la vie sensible (« Toutes nos connaissances découlent de notre sensibilité. » Cod. Trivulziano, 41 a). Peut-être fut-ce la grande tentation et la tare majeure de l’Occident d’avoir voulu assurer la prééminence, trop souvent exclusive, de ce qui se définit et de ce qui se mesure, sur ce qui se sent et se devine. (L’homme) est ainsi condamné à n’admettre et à n’utiliser que le discontinu, oubliant qu’une part essentielle de la réalité est faite de continu. Et c’est pourquoi, d’une manière générale, il s’est voué surtout à l’espace, qui assure le règne du [géométriquement] divisible et du discontinu, et est resté étranger à la curiosité du temps, qui, en sa durée insécable, seulement nuancée, assure au contraire le règne du continu. Par une phrase divinatrice et fulgurante, Léonard a prouvé que, bien en avance sur son époque, il avait eu conscience de cette dualité et du problème qu’elle pose. « J’ai écrit que la qualité du temps est séparée de la géométrie. » (Man. 263, British Museum, 176 r).
Chaque mot, dans cette phrase, pèse son juste poids et marque une étonnante prescience, qui annonce déjà les révélations bergsonniennes. La notion de « qualité », liée à celle du « temps », l’irréductible fossé qui sépare ce dernier des concepts appropriés à l’espace, toujours exprimé par une « géométrie », la nécessité, pour parvenir à une vision totale du réel, de ne jamais isoler le point de vue spatial du point de vue temporel, tout cela anticipe sur la révélation que notre siècle [lire ici "le XXè"] aura enfin connue, et d’abord par les voies de la science, de « l’espace-temps ».
Bien loin qu’il convienne de rattacher Léonard de Vinci à Platon, à son rêve d’immobiliser l’Être dans la perfection immuable des Idées, il faut reconnaître son étrange accord avec les présocratiques, dont la tradition, injustement éliminée, n’a été redécouverte que dans les temps modernes. La pensée de Léonard évoque irrésistiblement celle d’Héraclite, qui proclamait que tout s’écoule et que les contraires s’unissent. Et en effet, c’est dans la voie qui mène du liquide au psychique, qui, tous deux, s’écoulent, que (Léonard) cherche à appréhender le temps dans sa durée. « L’eau que tu touches dans le fleuve, dit-il, est la dernière de la vague qui s’en va, la première de celle qui vient. Ainsi le temps présent ! » (Cod. Trivulziano, 63 a). Ce qui est vrai de l’eau l’est aussi de chaque moment de notre existence, telle que nous la vivons au cœur de nous-mêmes, car il est simultanément et sans coupure la fin de ce qui va déjà passer, et le début de ce qui va être. Qu’est d’autre le présent, comme n’importe quel point d’un fleuve, que le passage continu et indéfini entre passé et avenir ? Léonard, en une page qui semble préfacer de loin l’impressionnisme, ne l’a-t-il pas dit : « Regarde la lumière, admire sa beauté, ferme les yeux – puis regarde-la encore ; et ce que tu vois alors n’était pas auparavant, et ce que tu voyais avant n’est plus… » (Man. F, Institut, 49 v) [tout en restant conceptuellement identique à elle-même, pourrait-on ajouter ici, si l'on voulait parfaire l'idée exprimée par Léonard].
En envisageant désormais le réel sous l’angle du continu et du temps, Léonard ouvrait une dimension nouvelle à la pensée, à la sensibilité, à l’art. Il se faisait l’introducteur des siècles modernes qui, par une marche irrésistible, sont passées de la recherche d’un ordre éminemment spatial, fondé sur les figures fixes comme sur les idées clairement définies [que l'on songe à la représentation cloisonnée du porche médiéval de l'abbaye de Sainte-Foy de Conques illustrant cet article], à la découverte du temporel. Celle-ci n’a été [définitivement] accomplie qu’au XXè siècle par l’apparition, en philosophie, de la durée et du courant vital bergsonniens ; en littérature, de la psychologie proustienne ; en physique, de l’espace-temps einsteinien ; en (psychanalyse), de l’inconscient. On ne saurait oublier que c’est Léonard qui se dresse sur le seuil de cette ère nouvelle et qui y introduit. Un instinct sûr l’oriente vers tout ce qui, par la mouvance ou la nuance, s’assure l’accès au continu. (…)
Sans doute est-ce l’explication de la fascination que l’eau a exercée sur Léonard. Dans un dessin révélateur de 1513, qui est à Windsor, Léonard s’est plus ou moins représenté lui-même, vieillard à (la) barbe fluviale, semblable à quelque sage oriental [on aurait prétendu que la mère de Léonard descendait d’esclaves ramenés d’Orient], à quelque mage ; il se tient de profil, et en face de lui le flux de l’eau découvre ses sinuosités, ses enlacements, ses passages onduleux. Léonard, qui a écrit un Trattato dell’acqua, cherchait à y capter le secret des formes fluides, du liquide qui se module, ininterrompu ; il sentait combien il contrastait avec les solides, sécables et géométriques, dont le cristal est le modèle ; ce cristal qui, inversement, obsède, par sa perfection immobile, les rationnels penchés sur ce qui se découpe et s’assemble, sans se lier ni se fondre.
Par la même inspiration, dans la démarche de sa pensée, (Léonard) a fait la plus large place à l’analogie, que saint Thomas d’Aquin, lui aussi féru d’Aristote, plaçait si haut : aux assemblages d’idées permis par la logique, avec la rigueur des engrenages d’une mécanique [dont Léonard, cependant, par curiosité intellectuelle et nécessité pratique, était aussi expert !], l’analogie substitue la liaison irraisonnée, qui s’impose entre ce que l’on ressent comme semblable ; elle permet, elle aussi, un « passage » : le passage entre des éléments auparavant logiquement distincts.
Ainsi Léonard, devant les mouvements de l’eau, pense aussitôt à ceux de la chevelure. En marge du croquis d’une coiffure de femme et de ses tresses, il a noté lui-même : « Étudier le mouvement de l’eau qui ressemble. » Son imagination procède bien par « passages » [et plus exactement par analogies]. (…) (Par ces) passage(s) indistinct(s) éliminant la découpe arbitraire, à quoi l’intellect se complaît, (en) permettant à l’inverse la fusion sensible qui relie (l’impalpable), c’est dans la technique même de la peinture [et le génie de Léonard aura consisté à être en capacité de mettre sa pensée en pratique] que Léonard va en porter l’exigence. (Par quoi) il (…) renonce radicalement à la tradition classique, favorisée par la fresque [après l’avoir lui-même intensément pratiquée !], des étendues colorées nettement déterminées. Il y substitue une leçon nouvelle, celle des Flamands et leur pratique de l’huile ; il l’adopte pour sa fluidité, pour sa transition en surface des modelés impalpables, (et) en profondeur des glacis transparents. »
Ainsi naquît sous ses pinceaux la Joconde. Peut-on rêver plus étincelante démonstration ?
(le 16-08-2024 : pour illustration, j'agrémente cet article des PDF de la version relue et cette fois-ci complète - c-à-d achevée - du roman cité en référence, en lien avec la page Ressource que j'ai créée dans le but de centraliser à terme l'essentiel de ma production).