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Atout Cerveau

La Mort et les Signes

Publié par Laurent Vercueil, le 19 août 2017   2.7k

Dans le numéro du New England Journal of Medicine du 17 août 2017, le texte de Caroline E Wellbery, de l'Université de Georgetown (EU), docteur en médecine et en littérature comparée, est intitulé "Signs" (il est lisible ici). Ce n'est pas un article scientifique et médical, comme on pourrait s'attendre de la lecture de cette prestigieuse revue, classée au top des IF (Impact Factor, le classement des revues en fonction des citations que suscitent les articles qui y sont publiés*). Pas une étude contrôlée, multicentrique internationale, en double aveugle, à la méthodologie irréprochable, comme nous sommes habitués à en lire dans ces pages. 

Non, Caroline Wellbery publie un récit personnel. L'histoire de la mort de son père. A plus de quatre-vingt dix ans, et alors qu'il était ingambe, il présente un AVC brutal, se paralyse et perd la parole. Puis il meurt.

Et la quête de signes débute. 

Quels signes ? C. Wellbery examine les circonstances, les faits, les coïncidences, et elle tente d'y voir un sens. Elle se souvient de la réaction de son père, après le décès de sa première femme, attendant d'elle un signe, une manifestation, un message. Allongé sur son lit dans la chambre d’hôtel, le plafonnier s’éteint sans raison. Serait-ce le signal ? Il conclut que non, que sa femme était autrement délicate et attentionnée. Une douce pluie de pétales de roses eut été plus fidèle à ce qu'elle était... Le coup de l'interrupteur, bof.

Wellbery interroge le passé, et cherche à y lire quoi ? Quelque chose de significatif. Au sens propre. 

Dans "L'année de la pensée magique", l'écrivaine américaine Joan Didion fait le récit de ses multiples façons de composer avec la disparition de son mari, emporté brutalement par une crise cardiaque. Ses chaussures qu'elle ne peut se résoudre à débarrasser, afin qu'il puisse en disposer, "s'il revenait". La pensée magique s'infiltre à la faveur de l'absence, comme dans un vide à combler. Des relations qui s'établissent entre évènements distincts, lecture de messages, influences... Comme lorsqu'on était enfant et que l'on ne devait pas poser le pied sur les rainures des trottoirs sous peine qu'un malheur n'arrive. 

Il y a deux soirs, nous regardions le film "Wild" (2014) de Jean-Marc Vallée avec Reese Witherspoon. L'histoire de Cheryl Strayed que la mort de sa mère, fauchée par la maladie alors qu'elle est encore jeune, jette dans la détresse et l'autodestruction. Dans une quête de rédemption, elle entreprend une longue marche sur le PCT (Pacific Crest Trail). La randonnée est l'occasion d'une furieuse confrontation avec la nature et avec ses propres démons. Elle en sort reconstruite, réconciliée avec elle-même. La marche lui donne un sens. 

C'est précisément ce que Caroline Wellbery raconte. Elle marche, elle aussi, et elle perd son chemin, elle se blesse. Elle retrouve sa route, elle récupère et rejoint le monde, réparée. Elle comprend alors qu'elle peut vivre avec cet être qui lui manque. Elle peut vivre avec sa blessure. 

Notre cerveau a besoin de nous raconter des histoires qui nous plaisent. Surtout à propos de nous mêmes et de ce qui nous arrive. Il lui arrive alors de composer avec la vérité, avec le vraisemblable, avec la rationalité, même. Michael Gazzaniga appelle l'hémisphère gauche, celui qui compose ces récits, le cerveau "interprétateur", c'est-à-dire, le cerveau qui produit le récit du monde qui nous convienne. C'est du "storytelling", il s'agit d'édifier quelque chose qui tienne la route, qui permette de continuer à vivre avec un nouveau récit de notre vie, du pourquoi nous continuons. Peu importe s'il se situe à distance de la réalité. Le cerveau peut composer avec une certaine extravagance.  Donner de la place au magique, au religieux, à un monde caché derrière le monde, pour peu que ça comble un besoin. Un vide, une absence, une disparition. L'intolérable. 

Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, c'est le cerveau.


Note

* Il s'agit d'un classement réputé produire un cercle vertueux, les chercheurs ayant intérêt à soumettre leurs meilleurs travaux dans les revues à haut IF, les revues ayant intérêt à sélectionner les meilleurs travaux de façon à améliorer leur IF, les lecteurs ayant intérêt à lire les revues qui publient les meilleurs travaux, c'est-à-dire, celles qui ont les plus haut IF, et donc à citer ceux-ci dans leurs propres travaux et la boucle est bouclée. Pratiquement, ce n'est pas aussi performant que ça en a l'air, et les moyens d'augmenter artificiellement l'IF d'une revue existent. L'IF étant calculé en rapportant le nombre total de citations au nombre d'articles publiés par la revue, une simple réduction de la pagination augmente l'IF. Les articles de revue générale sont susceptibles d'être plus cités que les articles originaux et les lettres à l'éditeur ne comptent pas dans le dénominateur mais participent au calcul des citations.