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Le dilemme EXPLOITER/EXPLORER et le cerveau curieux

Publié par Laurent Vercueil, le 19 octobre 2019   3.6k

L'accumulation de l'expérience, au cours de la vie, permet d'identifier les "filons": Des sources de satisfactions, de plaisirs, en somme, de récompenses, qu'elles soient pécuniaires, émotionnelles ou intellectuelles. Et comme l'orientation de nos comportements est fortement soumise à la perspective de ces récompenses, immédiates ou différées, nous aimons les filons, et cherchons à les exploiter, comme on dit : "on ne change pas une équipe qui gagne".

Chacun ses filons. C'est une affaire de goût, de sensibilité personnelle, de vécu, etc... On peut exploiter un filon professionnel, un hobby favori, une activité sportive très investie, ou l'écriture d'articles pour un blog. Une fois découvert, un filon peut rester productif une vie entière, et donner jusqu'à plus soif. 

Exploiter un filon est profitable. Le répétition permet une certaine expertise, et le gain est (à peu près) assuré. Le retour est garanti et le temps investi à bon escient. 

Dès lors, il est aventureux d'aller voir ailleurs. 

Aventureux, parce que consommateur d'un temps que l'on sait pouvoir consacrer à une activité plus sûre. Aventureux, parce que sans aucune promesse de résultat. 

Mais parfois tentant : explorer l'environnement, tenter de nouvelles stratégies, s'essayer à de nouvelles activités..., c'est excitant. 

La curiosité représente une modalité de cette exploration au petit bonheur la chance. 

Le dilemme EXPLOITER/EXPLORER (1) représente ce choix : rester sur le chemin sûr, bien balisé, qui mène à un résultat connu à l'avance (- EXPLOITER), ou se risquer dans la forêt broussailleuse, sur le sentier inconnu, et, le cas échéant, faire une découverte qui éclaire notre existence d'un jour nouveau (- EXPLORER).

L'enfant, lui, va de découverte en découverte, le chaton explore son environnement, et la curiosité est le moteur essentiel de l'exploration gratuite du monde. Avec le temps, et alors que les stratégies s'affinent, la connaissance de ses propres performances, des secteurs où nous attend la réussite et de ceux qui nous mène à l'échec, se transforme peu à peu en confiance.  Je sais où je mets les pieds. On dérive vers l'exploitation. 

En 2006, cette alternative avait été testée au cours d'une expérience en IRM fonctionnelle (2), à l'aide d'un paradigme de jeu de mise (gambling) : une stratégie de jeu qui peut s'avérer payante va être favorisée par le joueur (Exploitation) au détriment de la recherche d'une nouvelle option (Explorer). Mais certains joueurs peuvent avoir toujours envie d'aller chercher ailleurs, différemment, et peut-être, mieux. 

L'équipe de Raymond Dolan avait montré alors, sans surprise, qu'alors que le choix mobilisait les régions impliquées dans le système d'évaluation (Brain Value System, BVS : cortex orbitofrontal et striatum), en classant des comportements adoptés au terme de cette décision entre les modalités respectives "exploitation" (cette machine à sou me fait gagner raisonnablement) et "exploration" (Et si je tentais avec celle-là ?), il apparaissait qu'un réseau plus étendu était impliqué dans les comportements d'exploration, incluant le cortex préfrontal et les sillons intrapariétaux. Cela peut s'expliquer par le fait que l'exploration mobilise un contrôle cognitif qui vient inhiber le choix plus facile, plus tentant, de l'exploitation (la "pente naturelle"). 

La disponibilité des ressources peut contribuer à éclairer ce choix. Si les ressources sont rares, mais suffisantes en regard des besoins, le comportement d'exploitation sera favorisé au détriment de la prise de risque que constitue le comportement d'exploration. Mais si les ressources deviennent insuffisantes, le comportement d'exploration sera nécessairement mis en oeuvre. En revanche, si les ressources sont surabondantes, la sécurité qui en découle autorise des prises de risque exploratoire,  du fait que la crainte de se trouver à cours de ressources est absente. Toutefois, cette prise de risque est un luxe, que rien ne nécessite vraiment (en vert sur le graphique ci-dessous). Alors, il ne dépend que de chacun de s'intéresser à ce qui existe, au delà de son champ d'exploitation. C'est l'effet de la curiosité. 

De nos jours, nous vivons sous un régime pléthorique d'informations. Pour ceux d'entre nous qui ne sont plus des enfants (4), l'exploration est devenue facultative. Les réseaux sociaux, qui favorisent l'entre-soi, s'inscrivent dans une logique d'exploitation : nous allons vers le connu, le familier et, au final, ce qui va dans notre sens (valeurs, connaissances, confort mental).  Explorer, c'est renouveler son expérience du monde, c'est bouger sur ses lignes et surtout, c'est apprendre. 

Il est tentant de voir dans le comportement d'exploration, une forme de curiosité (3). Dans un petit livre aussi passionnant qu'érudit, le philosophe Jean Pierre Martin nous rappelle que la curiosité, c'est "un désir d'apprendre plus que de savoir". 

Le plaisir gratuit d'apprendre ! Soyons curieux de tout ! (5)



NOTES

(1) Dilemme qui vient de l'économie, avec le théoricien Joseph Alois Schumpeter (1883-1950) qui, dans les années 30, opposa les agents économiques qui exploitent une activité  connue et ceux qui innovent, qu'il appelle les entrepreneurs. Une énorme littérature a été produite, notamment à partir des années 90 autour de ce dilemme, dans le champ du management et de l'organisation au sein de l'entreprise.

(2) Daw, N. D. et al. Nature 441, 876–879 (2006).

(3) une forme seulement. Le comportement d'exploration, comme on l'a pressenti en observant le rôle des ressources sur le dilemme, peut aussi relever de besoins fondamentaux. 

(4) Comme le signale l'image en tête de cet article, l'exploration est inhérente à la découverte du monde et aux apprentissages. Elle est inhérente au comportement de l'enfant, et décline au fur et à mesure de la vie et de la découverte des "filons". Mais ce déclin n'est pas ineluctable. 

(5) Cet article est tiré de la préparation d'une conférence donné au NEUROCERCLE le 16 octobre dernier, qui était consacré au sujet de "Parler du cerveau à des enfants".  Les diapositives qui ont été présentées sont visibles en ligne en suivant ce lien : https://drive.google.com/file/...

Elles sont également disponibles sur le site du Neurocercle.



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