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Le jeu vidéo comme outil de recherche en histoire

Publié par Simon Chupin, le 8 mars 2020   3.4k

 Le 17 février 2020, dans le cadre des séminaires du LARHRA, le laboratoire où je fais ma thèse, j'ai eu la chance de pouvoir intervenir sur un sujet qui me tient à cœur et que j'étudie à côté de mon travail de doctorat : le jeu vidéo.

Depuis quelques années, les chercheurs en sciences humaines commencent à considérer le jeu vidéo comme un média, un objet à étudier et un élément d'explication de phénomènes sociaux. Longtemps mis de côté par les historiens, il devient aujourd'hui une source légitime. Nous pouvons citer les travaux de Julien Lalu, récent docteur en histoire politique qui a soutenu une thése sur le sujet de "l'évolution de la pratique discursive du milieu politique et médiatique en France de 1972 à 2012".

Cette conférence fût l'occasion de mon côté de revenir sur une historiographie sommaire de la notion de game studies et de parler des perspectives du jeu vidéo dans la recherche en histoire. Benjamin Coulomb,  également doctorant au LARHRA, a de son côté parlé de son expérience sur le jeu Swagram, développé lors de la Scientific Game Jam 2019.

Retrouvez ici le texte de mon intervention (disponible également en version PDF)


Le jeu vidéo comme objet de recherche en histoire

Définitions

 Dans cette première partie nous allons tenter d’expliquer quelles sont les caractéristiques qui font le jeu vidéo. Il est important d’avoir un socle de définition commune.
Je ne chercherai pas à retracer l’origine du jeu vidéo, mais sachez que parmi les précurseurs nous pouvons citer « Tennis for Two » conçu en 1958 par William Higinbotham, alors physicien américain, qui cherchait à proposer des activités lors de l’exposition annuelle de son laboratoire (Laboratoire national de Brookhaven).
Vidéo –
Alors certes, nos jeux actuels se sont complexifiés, mais l’essentiel était déjà existant : le Gameplay (ou l’ensemble des règles).

 Avant d’arriver à clairement définir ce qu’est le Gameplay, il faut définir ce qui le compose, de manière directe ou indirecte.
• La programmation, qui est la traduction en code informatique des concepts narratifs, graphiques et logiques conçus dans le gameplay. Evidemment, si le jeu n’est pas vidéo, la programmation n’est pas informatique, mais elle prend la forme de la conception du plateau de jeu ou du feuillet de règle, une fois qu’il a été désigné.
• La narration, qui est la manière dont l’histoire est racontée. Elle prendra soit la forme textuelle, audiovisuelle ou par l’exécution de tâches à accomplir
• A la narration et à la programmation, il faut rajouter le game design et le level design. Le Game design est le cœur du gameplay, car il représente l’ensemble des règles et des logiques, qui constituent la cohérence interne du jeu. C’est lors du travail de game design que les concepteurs réfléchissent aux objectifs que le joueur va devoir atteindre, aux défis qu’ils vont lui imposer etc.
• Enfin, le Level Design, est la conceptualisation des différents itinéraires que le joueur doit emprunter. Il faut que le joueur suive un ou des chemins qui ont été réfléchis et où la difficulté du parcours soit cohérente.

 Avec ces quatre définitions nous comprenons donc un peu mieux ce que contient l’essence même du jeu vidéo. Lorsque ces éléments sont réunis, ils forment donc le Gameplay, dont je propose une définition aujourd’hui.
« Le Gameplay est l’ensemble des procédés à acquérir partiellement ou totalement pour atteindre les objectifs fixés et programmés par les concepteurs en fonction de règles pouvant être respectées ou contournées. »
Ce qu’il faut retenir, c’est que cette notion de « jouabilité » est au cœur même de l’expérience du joueur et si l’équilibre de cette jouabilité n’est pas respecté, vous pouvez avoir le jeu le plus joli graphiquement, où le mieux écrit, il n’aura pas d’impact et ne sera pas joué.

 Cette expérience de jeu se créé dans la phase de conception du gameplay et de la narration tout particulièrement. C’est en fonction des choix qui vont être pris que le jeu va proposer une diversité d’expériences. Pour caricaturer nous avons d’un côté les jeux comme Mario, conçu par Shigeru Miyamoto, qui créé l’expérience par la compréhension des procédés de game design et de level design. L’histoire n’a que peu d’importance et se retrouve quasi inexistante dans les premiers.
Lorsque l’expérience de jeu se fait par la narration nous allons sur des jeux où les enjeux seront d’apprendre par l’histoire, les indices textuels ou visuels les objectifs à réaliser. Nous pouvons citer la grande majorité des jeux « Point&Click » ou plus récemment des jeux comme « Heavy Rain » ou « Detroit », conçu par David Cage, qui ne demande quasiment aucune maîtrise des concepts de la manette. Bien évidemment la grande majorité des jeux ne sont pas aussi radical dans leur choix d’intention et réunissent expérience par la narration et expérience par le gameplay. D’ailleurs, pour finir sur ces aspects théoriques, l’appréciation d’un titre pour son expérience de jeu n’est pas forcément un indicateur de qualité. Aimer des jeux se concentrant sur la narration plus que sur le gameplay, ou inversement, est un plaisir de jeu subjectif.

 Les enjeux pour la recherche


J'ai pu identifier trois utilités aux jeux vidéo dans le cadre de la recherche en histoire.


1/ Médiation

J’ai pu identifier 3 objectifs :
• Le jeu permet d’atteindre des publics sensibles aux pratiques du jeu, mais qui peuvent avoir des difficultés à retenir et recevoir les informations dans un contexte plus classique, académique.
• Logiquement, le jeu a donc un potentiel important dans la transmission du savoir. Le joueur doit apprendre les règles, acquérir des connaissances qui sont distillées tout au long de l’expérience de jeu.
• Il peut également devenir un atout pédagogique lorsqu’il est conçu par les étudiants qui vont devoir apprendre des connaissances pour ensuite les restituer d’une manière à être accessible à un public ciblé.
o Par exemple, nous pouvons citer le jeu « Alea Jacta Est » développé par un professeur de latin, Chloé le Bret, avec ses classes de 4eme et 3eme.  Les élèves doivent acquérir le savoir nécessaire pour ensuite proposer un scénario logique. Le jeu sera à vocation des élèves de 6eme pour leur donner envie de faire du latin.

2/ Expérimentation

Moins évident que sur son aspect médiation et valorisation de la recherche, le jeu peut être un outil d’expérimentation. Voici quelques pistes de réflexions que je me permets de vous donner.
• Le jeu peut devenir une forme originale d’enquête. Confronté à un questionnaire classique, la personne interrogée est dans un référentiel bien connu, où il répond à l’enquêteur en face. Cette méthode a fait ses preuves et les atouts comme les points faibles sont identifiés. Prendre le jeu comme support permettrait de décaler les biais et limites de l’enquête. Cela peut donc être pensé comme un atout dans l’arsenal de méthode du chercheur.
• Le joueur se retrouve confronté à un objectif qui va le mener du point de départ jusqu’à un point d’arrivée. Le chercheur, par le potentiel de l’écriture du jeu, peut émettre ses hypothèses et voir comment le joueur va résoudre les problèmes qui lui sont posés.

3/ Le jeu : objet de recherche

• Le jeu est une source comme les autres. A l’instar de la série, du cinéma, ce média raconte un point de vue sur le monde. Pour les sciences humaines il y a des phénomènes à interroger et à étudier : L’histoire de ces entreprises et de ce marché (qui a commencé à être étudié et qui représente plus du double du revenu que le cinéma engendre chaque année), l’histoire des joueurs, des pratiques qui se diversifient. Le jeu vidéo et cette industrie sont porteuses d’histoires. De la fabrication du produit par les concepteurs, jusqu’à la réception du jeu chez le joueur, de nombreux moments clefs peuvent être étudiés. Cette nouvelle pratique du jeu interroge sur nos sociétés, nos habitudes ; qu’est ce que le jeu modifie dans nos sociétés ? Notre rapport à l’écran etc..
• Le jeu est un excellent objet pour travailler en interdisciplinarité :
o Déjà travaillé en psychologie, par exemple, où nous pouvons trouver le Centre Ludique de Boulogne-Billancourt qui travaille sur le comportement du joueur
o Plus près de chez nous, à Grenoble, Sylviane Valdois, directrice de recherche au Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition de Grenoble présentait déjà en 2017 lors de la semaine du cerveau ses travaux autour du « potentiel dans l’apprentissage et l’amélioration des performances cognitives par le jeu vidéo ».
o Pour un versant plus sciences humaines et recherche en audiovisuel, nous pouvons citer « Des pixels à Hollywood » d’Alexis Blanchet, qui travaille sur l’influence et les synergies de ces deux géants de l’industrie culturelle. J’en citerai encore 2 à la suite, le livre « Histoire du Gameplay » ainsi que les travaux de Mathieu Triclot, épistémologue qui travaille sur la philosophie du jeu vidéo. Et je finirai par les travaux sur la représentation de l’histoire par le jeu. Nous pouvons citer Julien Lalu ou Romain Vincent. Le travail de la représentation de l’histoire dans l’industrie culturelle est crucial pour comprendre comment se font et défont certaines idées, préjugés.
• Car à titre personnel, il est vrai que l’étude de la représentation me semble un sujet qui touche tous les historiens. Il est important de comprendre que des enjeux se jouent avec ces nouvelles écritures. Par exemple, « Call of Duty WWII » qui se vend à plus de 20 millions d’exemplaires à travers le monde, qui a été joué et vu par des centaines de millions de personnes, crée sa propre vision de la seconde guerre mondiale.

Et pour conclure je finirai sur une phrase de Romain Vincent, écrite sur son blog après un travail de décryptage du récit historique sur le jeu « Call of Duty WWII » :
« Tout ça me pousse encore une fois à dire qu’un jeu vidéo ne peut être un livre d’histoire, et que si on persiste à se tromper dans l’étude de ce médium, on ne sera qu’irrémédiablement déçu, il me semble bien plus intéressant de se demander pourquoi les développeurs font ou tel choix, plutôt que de leur taper sur les doigts, et de juger leur jeu à l’aune de leur utilisation du passé, en mettant de côté l’aspect ludique. »



Je vous remercie de m'avoir lu !

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