Les Sonnets grenoblois 2016-2017 (définition et réflexions à suivre)

Publié par Xavier Hiron, le 26 janvier 2021   700

Illustration d'en-tête : HLC vu par Xavier Hiron n° 1, fichier numérique retouché © Xavier Hiron, 2019

 

 

La littérature est-elle une science ? Pourquoi, d’ailleurs, se poser la question, étant donné que, a minima, elle est la discipline fondatrice des sciences dites humaines ? Peut-être que le fondement de cette interrogation serait plutôt : « Comment notre société technologique perçoit-elle la préservation de l’entité humaine au sein de son hégémonie scientifique ? »

Il n’y a pas d’alternative pour répondre à cette question : la littérature continuera à jouer son rôle social et spirituel dans la mesure où elle continuera à exister. Or il y a ambiguïté à définir la littérature par sa pratique dès lors que la pratiquer ressort d’un acte de création. C’est donc de l’ordre de l’artistique, et ce qui est du domaine de l’art s’exclue de soi-même du domaine de la science... CQFD ?

Heureusement, il existe une échappatoire existentielle à ce raisonnement simplificateur. Notamment à considérer qu’en tant que science humaine, sa spécificité englobe l’étude même de sa production, du point de vue de sa perspective historique, d’abord ; du poids social qu’elle recouvre, ensuite ; et, in fine, en tant qu’analyse du sens que porte, à titre individuel (c’est-à-dire pour chaque créateur) comme au cœur de la société, l’acte même d’écrire. Car la littérature tend à générer une vision du monde au sein de laquelle la composante principale serait, s’il l’on s’en réfère à la démarche des néoplatoniciens de la Renaissance, de créer une harmonie. C’est donc un acte de réconciliation de l’homme avec le monde qui, par l'action d’écrire, est initié. Et cette sensibilité, qui touche aussi à l’image que l’on voudrait donner de la Culture scientifique à venir, semble encore trop absente de l’environnement universitaire grenoblois, dont la spécificité de recherche fondamentale et appliquée reste prépondérante, car prioritairement fixée sur la compréhension et la gestion du monde de demain.

Un exemple pratique de cette manière d’aborder la réflexion littéraire peut être initié par l’étude de la forme ancestrale du sonnet, et de sa réappropriation récurrente au fil des âges. 

 

Le sonnet est une émanation du tout début du XIIIè siècle. Elle est donc une forme charnière entre le Moyen-âge finissant et la future Renaissance. Sa racine, qui vient de l’italien « sonetto », indique une notion d’acoustique, car elle dérive du mot « son », pris dans son acceptation de « sonner », c’est-à-dire résonner (du fait de l’écho impulsé par la succession des rimes ABAB ABAB CDE CDE ou CDC CDC). Or cette nouvelle forme de pièces courtes et autonomes ne s’inscrit pas dans la tradition celtique de la chanson de geste,  et n’a donc pas la vocation d’être, en soi, une chanson. Si le sonnet résonne, c’est uniquement intérieurement : par sa forme condensée que met en valeur la rythmique de ses rimes. 

Ce qui est intéressant ici, c’est le contexte dans lequel est né le sonnet : à la confluence de deux cultures diamétralement opposées, mais qui ont tenté de fusionner ensemble dans une sorte de laboratoire expérimental à ciel ouvert. Il semble en effet qu’il soit apparu au sein d’une école sicilienne, à la cour de l’empereur Frédéric II, et l’on attribue même sa paternité à son notaire impérial, Giacomo da Lentini. Or Palerme, au XIIè siècle, est une ville franche ouverte sur le commerce avec le bassin méditerranéen, et notamment les arabes, sous la domination d’une dynastie anglo-normande. Mais plutôt que d’importer servilement la musicalité irlandaise (qui donnera la ballade), cette conjonction de traditions aura produit une forme nouvelle, à mi-chemin des deux cultures. C’est Pétrarque qui lui donnera, par la suite, ses lettres de noblesse, en intégrant sa structure dans ses « chansons » toutes littéraires, réunies dans son Canzionere, après 1350. Il y instaurera trois alternances différentes dans la disposition des rimes : classique (ou parallèle), retournée et inversée.

Cependant, il faut encore attendre presque deux siècles pour que le premier recueil français de sonnets voit le jour, sous la plume de Clément Marot et l’impulsion de son École lyonnaise. Nonobstant, Clément Marot, tenant peut-être compte des sonorités particulières de la langue française, adapte la forme du sonnet en ABBA ABBA CCD EED ou EDE.

 

On le voit, ces modifications de forme ne sont pas anodines, mais elles possèdent toutes une signification intrinsèque. Elles sont liées à des questions de modes, c’est-à-dire, à l’époque, d’identité de cour. Raison pour laquelle cette forme particulière d’écriture est porteuse d’une qualité fondamentale en poésie : la noblesse. Celle-ci sera définitivement établie par le poète Pierre de Ronsard qui, co-fondant le collège de la Pléiade, instaurera la métrique spécifiquement française, renforcée par l’emploi exclusif de l’alexandrin (vers de douze pieds), alors que la règle, jusqu’alors, lui préférait plutôt le décasyllabe (vers de dix pieds). Notons toutefois que cette nouvelle démarche poétique n’est pas uniquement contemplative, car Pierre de Ronsard fonde, dans le même temps, la poésie engagée (ou à vrai dire partisane), dans le contexte particulier des guerres de religion.

Enfin, après être tombé quelque peu en désuétude, le sonnet réapparaîtra au XIXè siècle sous l’impulsion des romantiques, puis du Parnasse. Cependant, cette époque, qui valorise le haut lieu de la création en se réappropriant le bon goût à la française, instituera deux élans opposés : d’une part, la glorification de la forme classique, soutenue par un Théophile Gautier ou un José-Maria de Hérédia ; et d’autre part, la désacralisation progressive de son carcan formel, entamée par Arthur Rimbaud lui-même (sous la caution de la recherche de l’expressivité et de la créativité maximales), en recourant notamment aux assonances et en battant en brèche la prééminence de l’alexandrin.   

Cet historique succinct pour en venir au fait que le sonnet est une forme vivante non dénuée de sens. Elle demande constamment à se réinventer, en s’adaptant aux temps dans lesquels elle s’intègre, dans le but de lui apporter un surplus de conscience. Ce que ne se priveront pas de provoquer les surréalistes, puis les membres de l’OuLiPo, avec leurs diverses expérimentations langagières, perçues comme le marqueur de périodes de désillusions et d’errances de l’histoire.

 

Et demain, de quoi le sonnet peut-il être fait ? Notre ère technologique actuelle peut-elle envisager de se réapproprier une forme ancestrale, dans le but de tenter de réintroniser l’humain au cœur de sa problématique historique ? De battre en brèche l’automatisation de la conscience, au moment où nos enjeux sociétaux fondamentaux deviennent cruciaux et planétaires ?

À titre de modèle d’exploration des possibles, c’est ce que j’ai essayé de mettre en œuvre dans une approche personnelle de la production d’une forme nouvelle d’expression (et il n’est pas banal d’observer qu’elle s’initie au cœur même de l’agglomération scientifique grenobloise), innovation dont voici la définition et que je fais suivre de deux exemples concrets :

  

Les sonnets grenoblois

- forme nouvelle de versification développée inopinément à Grenoble, en marge de l’opération culturelle Paysage>Paysages, dont voici les règles :

- structure innovante de sonnet exclusivement composée de strophes de 1, 2 ou 3 vers, dans l’ordre et la répartition qu’il plaira à l’auteur (60 structures possibles, avec variantes), pour peu que le total des vers du sonnet s’établisse exactement à 9 au final ;

- chacun de ces 9 vers est indifféremment construit en 10, 12 ou 14 pieds, pour peu que la somme globale de l’ensemble des pieds s’établisse strictement  à 108 (soit 9 x 12 pieds) ;

- les strophes ne sont en aucun cas rimées ; ce qui n’exclut pas le recours à des échos de rimes internes au poème ;

- les sonnets grenoblois, s’appuyant sur la tradition, ont pour thèmes exclusifs le temps et le paysage ;

- les sonnets grenoblois s’interdisant d’être isolés, ils s’inscrivent obligatoirement dans des recueils ou sections d’un multiple de 9, entier ou fractionné (9, 12, 15, 18, 21, 24 ou 27 pièces) ;

- tendant vers la plus haute expression de la pensée humaine, chaque auteur d’un sonnet grenoblois s’engage à ne lui faire supporter aucune exploitation commerciale.

   

*                             *                             *

 

I

 

 Les journées se répondent comme des chats de Champfleury

Entremêlées d’humeurs aux diaphanes nuées.

 

Majestés et senteurs ont presque disparu

Aux confins renouvelés des ornières

Qui ornent d’une vigne la symphonie des ombres.

 

Tout paysage meurt dans son intensité

En soi royale et extraordinaire.

 

À composter le temps comme des confettis

Les heures deviendront des ouvrages de dentellières.

 

                                                                1568- Les chats de Champfleury (9)

                                                               Paysage N° 1 diffusé

 

 II

  

Priant dans sa retraite de silence

Piégée, inévitablement soumise

Une roche gelée, trônant au trône des années

 

Et sa vie grave s’écoulant d’un sang gelé

 

Telle une dame de Solutré, un pic du Midi

Dans son sommeil incomparablement usé

 

Elle répand sa robe en noces de graviers

 

Tandis que, par trop saturée, la lumière

Fixe son Mont Aiguille à jamais fiancé.

  

                                                               1570- La dévouée du Mont Aiguille (9)                                                                                                          Paysage N° 2

 

Désormais, vous en connaissez les règles. À vous maintenant de vous les approprier, puis de jouer…

 

                                                                                                                                                        Xavier Hiron

  

Carte de vœux de l'auteur avec, en guise d'illustration, la couverture originale du livre de Champfleury, ornée d'une eaux-forte d'Eugène Delacroix